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Thé ou café ?

Cette année, Entre-Temps poursuit son partenariat avec « Faire l'histoire », le magazine d'Arte qui raconte l'histoire à partir des objets. L'historien·ne présent·e à l'écran exhume un article, des images, une vidéo pour prolonger l'épisode, plus loin, ou ailleurs. Aujourd'hui, Christian Grataloup prolonge son histoire du petit-déjeuner en nous offrant la lecture de deux petites chroniques rédigées il y a dix ans pour la revue La Géographie.

Dans l’un des derniers épisodes de Faire l’histoire, c’est à l’histoire du petit-déjeuner que se prête l’historien et géographe Christian Grataloup, auteur du Monde dans nos tasses – Trois siècles de petit déjeuner (Armand Colin, 2017).
« Frühstück », « breakfast » et petit déjeuner sont des inventions récentes, fruits de l’importation de boissons exotiques charriées de tous les continents dans l’Europe du XVIIIe siècle. Du café matinal aux récipients inventés pour le boire, c’est à l’échelle du monde que s’écrit l’histoire du petit déjeuner.
Pour prolonger cette histoire, Christian Grataloup propose sur Entre-Temps deux chroniques rédigées il y a dix ans pour la revue La Géographie, revue de la société de géographie. La première, « Prendez-vous du tchaï ou du thé » a été publiée dans le numéro 1543 en octobre-décembre 2011. La seconde, « Un demi-cercle banal et original: l’anse de tasse » est parue dans le numéro 1549, en avril-juin 2013.

Prendrez-vous du Tchaï ou du Tè ? (La Géographie, n° 1543, octobre-décembre 2011)

            En Europe occidentale, on boit du « tè » (thé en français, tea en anglais, en castillan, tee en allemand…), alors qu’en Europe orientale c’est du « tchaï » (ceai en roumain, čaj en slovène ou en slovaque, τσάι en grec…), plus loin à l’Est et au Sud, l’étymon « chaï » domine, en russe, en turc, en arabe, en persan… Mais comme la colonisation a surtout été le fait de puissances métropolitaines d’Europe de l’Ouest, par l’intermédiaire de l’espagnol, du français ou de l’anglais, l’autre racine, « tè », est encore plus diffusée dans le vaste monde. A l’exception des Polonais, qui ont l’originalité de boire de l’herbata, presque tous les peuples du monde, quand ils consomment de l’infusion de camelia sinensis (le nom savant du théier), parlent de tè ou de tchaï. Mais la géographie linguistique est nettement méridienne, selon une limite Est-Ouest, plus ancienne (et orientale) que feu le rideau de fer, qui sépare les buveurs de tè de ceux de tchaï. Dans cette carte des langues européennes, une exception frappe d’autant plus qu’elle est le fait du pays en position de finistère occidental : en portugais, on parle de cha.

La culture du camelia dont l’infusion des jeunes feuilles donne la boisson la plus consommée au Monde resta longtemps un monopole chinois. Elle se diffusa lentement dans les pays voisins ; la cérémonie japonaise du thé témoigne ainsi de ce qu’était la pratique de l’Empire du Milieu sous la dynastie Song, où la décoction mousseuse est abandonnée dès le XIVème siècle pour un mode d’infusion moins exotique pour nous. Dans la plupart des idiomes chinois, en particulier en mandarin ou en pékinois, le thé se dit tchaï. Mais dans le midi de l’empire, entre autre en cantonais, on utilise aussi des mots dérivés du malais tè. Voilà l’origine du couple d’étymons pour dire la même chose.

Tout dépend donc du foyer d’origine de la diffusion. Les sociétés qui ont connu le thé par les routes de la Soie, par les vieilles voies de la plus ancienne mondialisation, celles qui tissaient l’Ancien Monde, parlent de tchaï. En revanche, les Européens de l’ouest sont passés par Canton. Lorsque, à la fin du XVIIème siècle, le commerce des briques de thé a pris de l’ampleur à Amsterdam et Londres, les routes maritimes des compagnies des Indes orientales contournaient l’Afrique, traversaient l’océan Indien pour atteindre la Chine par le Sud, où l’on parle de tè… Deux routes, deux temps donc, pour donner deux espaces de vocabulaire différents. Sauf que des Portugais ont pénétré en Chine dès la seconde moitié du XVIème siècle. Ce furent en particulier des missionnaires jésuites dont l’ambition était de convertir le sommet de l’Etat. A la cour impériale de Pékin, ils apprirent à boire du tchaï, d’où le cha lusitanien actuel qui surprend plus d’un touriste le confondant parfois avec notre petit félin domestique.

A la mondialisation du thé, est associée celle d’une autre invention chinoise, la porcelaine. Les services à thé ne sont pas une invention britannique du début du XVIIIème siècle. Avec la boisson, la tasse et la théière se rencontrent en Perse ou en Inde du nord dès le VIIIème siècle de notre ère. Mais les Européens ont apporté une marque particulière aux tasses : ils les ont dotées d’anses. Les toutes premières vraies porcelaines d’Europe, celles de Meissen à partir de 1708, copient les formes orientales et n’ont pas d’anse. Mais dès les années 1730, peut-être par imitation des chopes à bière, les tasses occidentales acquièrent définitivement les petits anneaux latéraux que nous leur connaissons pour ne pas se brûler les doigts, ce qui reste incongru pour un thé chinois ou un thé à la menthe magrébin. L’unification mondiale des pratiques s’accompagne toujours simultanément de différenciations ; ne serait-ce que la curieuse idée britannique d’additionner le thé de lait et de sucre. Alors, que prendrez-vous ?

Un demi-cercle banal et original : l’anse de tasse (La Géographie, n°1549, avril-juin 2013)

            Ce n’est pas une faute d’orthographe. Nul, sans doute, n’aurait été surpris que cette petite chronique de géohistoire s’intéresse à la Hanse : ce réseau de villes marchandes fut incontestablement un acteur important et éminemment géographique de l’histoire européenne. Peut-être sera-t-elle un jour l’objet de cette chronique. Mais il s’agit bien des anses, ce petit crochet qui permet de saisir une tasse à thé, à café ou à chocolat. La tasse ainsi appareillée est née dans l’Europe du xviiie siècle au moment où les métropoles colonisatrices se convertissaient à la consommation de boissons chaudes d’origine exotique. Thé, café ou chocolat, issus de cultures tropicales, sont au début du siècle des produits encore rares, donc chers. Nourritures stimulantes, surtout que la pratique européenne les associe au sucre, voire au lait, à la différence de leurs sociétés d’origine, elles deviennent la boisson type du premier repas de la journée. Le petit déjeuner est inventé. Il se diffuse rapidement des classes aisées d’Europe occidentale à l’ensemble du continent, puis, au-delà, au vaste Monde.

À nouveau mode alimentaire, nouvelle vaisselle. C’est pour répondre à ce besoin qu’est mise au point la porcelaine européenne, à Meissen en particulier. Si le chocolat européen est profondément différent du cocoatl des Aztèques, ne serait-ce que par l’adjonction de sucre que les Mésoaméricains ne pouvaient pas connaître, le thé et le café étaient bus depuis des siècles. Mais les Européens en modifient la pratique, en les sucrant et en y ajoutant souvent du lait. Malgré ces changements alimentaires, les Européens utilisent d’abord la porcelaine chinoise importée par les compagnies des Indes qu’ils finissent par imiter, non sans difficulté. De fait, les premiers récipients à thé locaux, ceux de Meissen en particulier, sont sans anse, comme les coupes chinoises. Mais, dès les années 1730, les tasses prennent l’allure que nous leur connaissons toujours. En revanche, le thé à la menthe d’Afrique du Nord, rite né au xixe siècle, se boit dans des verres également sans anse.

Bien sûr, les anses en général, sont beaucoup plus anciennes. Nous en connaissons de nombreuses sur des vases et des pichets antiques. L’anse est en général l’appareil d’une pièce de vaisselle contenant un liquide et permettant de le verser ; elle fait souvent équipe avec un bec verseur. Son usage sur une pièce pour la consommation individuelle est plus rare. C’est pourtant le cas pour les pots à koumis, le lait de jument fermenté d’Asie centrale, l’anse servant alors à accrocher le pichet à la selle ; ils sont peut-être à l’origine de chopes à bière dotées d’une anse depuis au moins le xive siècle (il semblerait que l’usage des chopes dotées d’un couvercle remonte à des mesures d’hygiène prises durant la grande peste en Allemagne). Mais pour la consommation des boissons chaudes dans des récipients de petite taille, l’anse est incontestablement une innovation. Il faut peut-être y voir une adaptation aux manières de boire dans les salons aristocratiques de l’Europe de Lumières : le buveur (et plus encore la buveuse) devait rester droit et porter la tasse à ses lèvres, sans se baisser. D’où l’importance d’une nouvelle pièce de vaisselle, la sous-tasse, pour ne pas se tacher.

Il est amusant de remarquer qu’aujourd’hui, ce petit objet né dans un contexte bien précis et maintenant mondialisé, sert à désigner, dans le vocabulaire des traders, un type de variation des cours boursiers : l’anse de tasse est, dans un contexte de hausse de valeurs, une petite inflexion à la baisse qui suit, en la répétant en plus petit, une phase conjoncturelle de baisse. Le dessin de la courbe d’évolution évoque effectivement une tasse avec son anse.

 

Publié le 22 novembre 2022
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