Transmettre

La parcelle: le grand appartement presque vide - 1982

La revue Entre-Temps a lancé un nouveau jeu d'écriture collective de l’histoire. Comme point de départ, la photographie d'une parcelle nue, située dans une grande ville européenne. Le but du jeu : écrire l’histoire de l’habitat et des habitants qui auraient pu l’occuper depuis l’Antiquité. Cette semaine, on se rend dans le plus grand appartement de l'immeuble, presque vide mais fonctionnel, en 1982.

 

hopper
Edward Hopper, Room in Brooklyn, 1932. Crédits: Museum of Fine Arts, Boston.

Marisa habite le plus grand appartement de l’immeuble. C’est elle qui a le plus de surface, le plus beau balcon, la plus grande hauteur sous plafond. Cet appartement est tellement grand, en réalité, qu’elle s’y perd. Elle, c’est une petite chose, 1m52 d’incertitudes et de doutes. Parfois elle touche les murs pour mieux sentir qu’ils existent, que leur solidité arrête le vide, et qu’ils donnent des limites à cet appartement qu’elle habite, comme les limites de son corps arrêtent sa propre contenance. Quand elle touche le plâtre, comme ça, elle voudrait sentir la présence des anciens locataires, la rémanence de leurs vies. Elle se sentirait moins seule ainsi. Comme dans les films d’horreur ou dans ces photos spirites du XIXe siècle, elle voudrait voir leurs fantômes, mais elle n’y parvient jamais vraiment.

Dans cet appartement, il y a aussi la façade, cette grande façade vitrée, qui la rassure par sa laideur fonctionnelle mais l’effraie par sa transparence – et trop de lumière. Le vitrage, contrairement aux murs, contient mal, parfois elle sent que son corps s’échappe vers l’extérieur, qu’il s’éparpille au dehors. Alors elle va toucher le plâtre froid, et elle sent l’intégrité revenir.

C’est un appartement vide, aussi, ou presque. Ce n’est pas elle qui le veut, c’est son père. Il faut dire que c’est lui, le propriétaire, qui autorise Marisa, 22 ans, à y habiter parce qu’elle a besoin d’être en ville pour ses études. Il lui a expressément interdit d’y modifier quoi que ce soit ; or l’appartement est à l’image de la façade, fonctionnel. Il y a bien une table et un canapé dans le salon, des casseroles et des louches dans la cuisine, un lit dans la chambre, mais pas d’affiches, pas de plantes vertes, pas de plaids douillets, pas de bibelots absurdes pour égayer l’œil, pour huiler la mécanique quotidienne. Cet espace devrait être le sien, celui de son intimité à elle, mais en l’état, c’est un espace intermédiaire, un prêt temporaire. Étrangement, la cage d’escalier la rassure davantage : c’est un espace intermédiaire aussi, mais c’est dans l’ordre des choses. La cage d’escalier bruisse de la vie de ses voisins. Elle entend la concierge qui nettoie le tapis du palier, Madame C. qui frotte toujours ses pieds sur le paillasson avant d’entrer dans son appartement, Monsieur B. qui va promener son chien matin et soir. Chaque fois le chien jappe d’excitation à l’idée de sortir, parfois elle voudrait bien être le chien. Quand elle y réfléchit, elle trouve bizarre le paradoxe entre cette cage d’escalier défraîchie, manifestement ancienne, et la façade vitrée des années 1970. Comme si l’architecte n’avait voulu refaire que la peau de l’immeuble et ne rien changer de l’intérieur. Avait-il eu peur de regarder ce qu’il y avait dans la boîte ? Ou simplement peur d’en déranger l’ordre ?

 

Publié le 8 février 2022
Tous les contenus de la rubrique "Transmettre"