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Le Graal, objet de curiosité

Chaque semaine, Entre-Temps accompagne la diffusion du dernier numéro de « Faire l'histoire », le nouveau magazine d'Arte qui raconte l'histoire à partir des objets. L'historien·ne présent·e à l'écran exhume un article, des images, une vidéo pour prolonger l'épisode, plus loin, ou ailleurs. Cette semaine, Zrinka Stahuljak revient, pour Entre-Temps, sur la manière dont la signification du Graal a évolué au cours du Moyen-Âge.

Dans ce numéro : le Graal, ou comment, au milieu du Moyen Âge, la légende du roi Arthur a croisé le souvenir du Christ et de la Cène. Des chevaliers de la Table Ronde aux apôtres, Zrinka Stahuljak, spécialiste de littérature médiévale, nous entraîne sur les pistes d’une histoire à double fond, où l’imaginaire forge la croyance, et inversement.

Elle revient, pour Entre-Temps, sur la manière dont la signification du Graal a évolué au cours du Moyen-Âge.

Le Graal apparaît pour la première fois dans le dernier roman de Chrétien de Troyes, qui comme son nom l’indique écrivait à Troyes, en Champagne, dans la deuxième moitié du XIIe siècle. Chrétien compose ce roman en ancien français, en vers octosyllabiques et le nomme “le contes del Graal,” dit aussi Perceval, du nom de son personnage principal. Toute l’histoire de cet objet imaginaire va être posée et définie entre 1182-1190, dates approximatives de la composition du Conte du Graal, et 1225-1230, les dates de la Quête du Saint Graal, ouvrage anonyme et en prose.

Il y a plusieurs glissements de signification dans cette période d’une quarantaine d’années. Soulignons d’abord celui qui correspond à l’évolution de cet objet imaginaire: on passe du “graal” au “saint graal.” On passe aussi du personnage principal qui était Perceval à un autre héro, Galaad, fils du meilleur chevalier de la Table Ronde, Lancelot du Lac. Perceval n’est plus que le compagnon imparfait (avec Bohors) de Galaad, chevalier immaculé. La description même du Graal change: d’un objet mal défini, peut-être un plat ou un ciboire qui sert à porter la nourriture (et donc plus tard assimilé à une coupe qui aurait servi de plat lors de la Cène) au calice qui aurait recueilli le sang du Christ (et ainsi, plus tard, une relique). La modification de l’objet accompagne le passage de la nourriture (le Graal nourrisseur) au sang (le Graal vénéré).

Cette évolution signale un glissement conceptuel: du Graal comme objet de la curiosité (Perceval) au Graal comme objet de la connaissance (Galaad). La quête gît-elle dans la curiosité (une qualité) ou dans la saisie de la connaissance (un objet possédé)? Dans le Conte du Graal, le Graal est visible à découvert, mais dans la Quête du Saint Graal, il est voilé, couvert d’un tissu blanc. Que signifie donc une quête d’objet visible contrairement à une quête d’objet voilé? Perceval cherche à retrouver le Graal pour pouvoir poser une seule question, “Qui le Graal sert-il?” L’acte performatif que fait Perceval en formulant la question aurait l’effet de guérir la société déchirée par le conflit et la guerre, de réparer la communauté. En revanche, Galaad est dans la quête d’un objet qui, trouvé, dévoilera la connaissance du mystère chrétien à lui seul. Le dévoilement signifie pourtant la mort de Galaad, car le mystère dévoilé ne peut pas rester entre hommes. L’élu d’un savoir singulier est exclu de la communauté d’hommes.

Quand le Graal se donne en objet, c’est aussi une réponse à l’inachèvement du roman de Chrétien de Troyes qui s’est arrêté au milieu d’une phrase, justement sur une question: “et quand la reïne la voit / si li demande qu’ele avoit…”. La curiosité est une question (une quête) sans fin et elle est censée sauver le monde. Les suites donnent en revanche un objet à posséder, un ready-made à consommer, ce qui est meurtrier. Seule la curiosité est sans clôture – et c’est la puissance du Graal en tant qu’objet imaginaire que j’ai voulu explorer.

Pour en savoir davantage: Zrinka Stahuljak est l’auteur d’un ouvrage collectif paru en 2011, Thinking Through Chretien de Troyes (Boydell and Brewer).

Découvrir aussi « Pourquoi faire l’histoire du graal ? », l’entretien donné par Zrinka Stahuljak au magazine L’Histoire.

 

 

Publié le 12 avril 2022
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