Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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La parcelle : 2ème étage G - 1980

La revue Entre-Temps lance un nouveau jeu d'écriture collective de l’histoire. Comme point de départ, la photographie d'une parcelle nue, située dans une grande ville européenne. Le but du jeu : écrire l’histoire de l’habitat et des habitants qui auraient pu l’occuper depuis l’Antiquité. Cette semaine, le dossier se complète avec l'inventaire photographique de l'appartement du 2ème étage, porte gauche, en 1980.

Quand ils ont vidé l’appartement, juste avant de remettre les clés aux nouveaux propriétaires, ils ont fait un dernier tour. Le soir, en descendant mes ordures, j’ai trouvé un petit sac en papier ; dedans des ronds de serviettes en bois peints, un ouvre bouteille et une petite boîte plate en plastique jaune. Elle contenait 37 diapositives Kodachrome sans date mais numérotées de 01-38 [36 manquante]. Je les ai regardées sur une table lumineuse en tentant d’en faire une description sommaire.

Kodak
La petite boîte plate en plastique jaune. Photographie de l’auteur

 D1 lampe pied sculpté antiquité “asiatique” (?) abat-jour tissu plissé avec galon

D2 idem autre point de vue, sur petite commode avec marbre

D3/D4 deux fauteuils Louis XV (?) tapissés d’un tissu de soie jaune avec derrière petit secrétaire, même période ?

D5 petite étagère “asiatique” murale avec deux céramiques

D6 miroir orné d’un cadre doré avec aigle, entouré de deux appliques orientales “bougies”.

D7 haut meuble étroit à tiroir

D8 statuette en terre Vierge ?

D9 Applique orientale avec personnage entouré de deux bougies

D10 sculpture murale (chérubin ?) et crucifix composé de pierres

D11 secrétaire ouvert avec nombreux petits tiroirs XVIIIe siècle ?

D12 lampe porcelaine sur guéridon à proximité d’une cheminée de marbre blanc

D13/D14 petite dessert à tiroir XIXe (2nd Empire) avec lampe et petite pendule

D15 petite console 2nd empire avec téléphone à cadran année 80

D16 grande vitrine encastrée avec minéraux

D17 assiette peinte feuille et raisin

D18 autre assiette peinte fruits

D19/D20 Tableau peinture huile représentant maison devant pièce d’eau XIXe siècle ?

D21 grand tableau peinture naïve maison au milieu d’un paysage bucolique vallonné.

D22/dos de tableau signature ?

D23 vue cheminée avec miroir (D6) et lampe (D12) et statuette (D8)

D24/console (D15) avec au-dessus petite étagère (D5) et à gauche radiateur

D25 double de la D23

D26/ meuble (D8) entouré de deux fauteuils bleu XIXe et petit tableau urbain.

D28 petit bahut et tableau huile (D21)

D29 meuble vitré contenant porcelaine et cafetière en argenterie, surmonté d’une soupière et d’une sculpture avec au-dessus le tableau (D19)

D30 mûr avec grande tapisserie (?) deux assiettes de chaque côté et deux petits tableaux encadrés, au-dessus d’une console avec deux chandeliers en argent et une soupière

D31 assiette avec motif

D32 miniature ronde ?

D33 assiette avec motif sur fond bleu

D34 tableau huile ville italienne avec port ?

D35 petite console avec dessus lampe en porcelaine ?

D36 assiette (D33) et fragment tapisserie

D37 tableau huile marine

D38 vue petit sofa jaune paille avec coussins surmonté d’un grand tableau peinture huile avec port ?

Il manque des photos, des vues d’ensemble des pièces de cet appartement, mais il n’est pourtant pas compliqué de le qualifier immédiatement de bourgeois : il ressemble plus à celui des films de Chabrol qu’à celui de ceux de Pialat. Qu’il manque ces vues ne m’étonne pas ; d’abord, je retrouve là cette inquiétude bourgeoise face à ce qui dans les années 1970-1980 constituait une grande peur, le cambriolage. Les habitants craignaient en revenant de vacances estivales de rentrer dans un appartement pillé, éventré, souillé, comme il était arrivé à tellement d’amis d’amis et de relations. Qu’un 25 août, une fois ouverte la grosse porte blindée et sa serrure Fichet double points, ils trouvent leur appartement entièrement vide, et tous leurs biens comme siphonnés. Si aucune photo du salon n’avait été prise c’est qu’on ne voulait pas que l’endroit fût reconnaissable. Le bruit courait que ces bandes de cambrioleurs avaient des complices un peu partout et en particulier dans les magasins de photographies. De même qu’on ne faisait pas entrer un ouvrier ou un agent Edf dans le salon, on ne faisait pas publicité de ses meubles et autres objets. C’est peut-être d’ailleurs la raison pour laquelle la diapositive avait été préférée au tirage argentique ; il n’y avait pas de négatifs qui trainaient ; le jeu était unique.

Il y a sans doute une autre raison “psychologique” à cette absence de vues de l’intérieur : une réserve, une pudeur disaient-ils … pour qui et pourquoi photographier l’appartement puisque c’était chez eux ? Bien sûr, il avait pris une ou deux photos lorsque les cousins qui vivaient à l’étranger étaient venus les visiter, ils leur en avaient envoyé une quelques semaines après ; mais prendre des photos de chez soi, c’était une pratique de “nouveaux riches”. On se mettait en scène dans les salons lorsqu’on recevait, on jouait le petit théâtre de la vie sociale bourgeoise, on invitait trois à quatre couples de relation, en n’oubliant pas d’inviter une sœur et son beau-frère ; elle tenait un petit carnet de la robe qu’elle portait ce soir-là et de ce qu’elle leur avait servi, mais on ne prenait pas de photos. Se recevoir était une pratique d’estime et de reconnaissance, un habitus. Il n’y avait, en revanche, aucune raison de prendre une photographie de l’appartement ces soirs-là, comme le lendemain matin quand tout était de nouveau en ordre. L’appareil était réservé aux événements, comme les fiançailles de leur fille avec sa belle-famille ou bien encore la profession de foi du benjamin. Ces clichés viendraient rejoindre ceux déjà collés dans l’album, et inscrire un nouvel épisode au récit familial.

C’est que la décoration de l’appartement n’était pas si impersonnelle. Elle témoignait d’une histoire, celle d’une famille, entendue comme la mise en commun de deux lignées, de deux capitaux aussi et surtout. L’intérieur, c’était la sédimentation des héritages de plusieurs générations. Les meubles n’étaient pas désignés simplement par leur qualité mais on y ajoutait un élément familial : c’était “la commode Louis XV de Grand-mère G”, c’était “le salon de Chêne-Arnoux, la propriété dans le Cher qui était “revenue” à la sœur de mon mari”, “le petit secrétaire de la tante Françoise, la sœur de l’arrière-grand père A.”. Il en allait de même pour les objets : on savait peu de choses sur leur histoire matérielle — c’était un vase chinois ancien — mais sa valeur venait de sa provenance : un cadeau de mariage, un partage. Ce qu’il racontait, c’était une appartenance à l’arbre généalogique qui était épinglé dans le couloir de la maison d’été.

En regardant les diapos, je comprends pourquoi il importait peu au photographe la manière dont les objets étaient disposés dans cet appartement. Cela ne l’intéressait pas de garder trace de cet intérieur car précisément l’objet de ses clichés était sans doute une mort. Si parfois un mur se dessinait, si parfois on devinait la manière dont a été organisée une partie de la pièce, il était difficile, sans la moindre indication, d’y voir clair. Qu’importait puisque c’était chez Maman et que chacun des enfants savait bien à côté de quoi était disposé les fauteuils bleus et la petite console Louis-Philippe. Ce qui importait c’était les meubles ; le photographe amateur avait fait des portraits d’objets car bientôt on allait se les répartir. Il n’était pas très utile que la photographie soit bonne, puisque tous les frères et sœurs connaissaient le bien. Ce jeu de diapo était comme ces documents manuscrits du XIXe et du premier XXe siècle que sont les inventaires après décès ; il ne formait plus un intérieur mais il allait bientôt venir en recomposer d’autres. Il allait bien falloir qu’on s’arrange. Chaque ménage ne pourrait pas avoir ce qu’il souhaitait, il allait falloir faire plusieurs vœux, et si la Marine du salon de La Bandonnière ne leur revenait pas, ils auraient la grande toile champêtre que leur père avait acheté dans une vente après-guerre, celle qui était dans la chambre des parents avant que maman devenue veuve ne choisisse de la mettre dans le salon. Il faudrait négocier car elle ne voyait vraiment pas où elle pourrait la mettre chez eux. Autant la Marine irait bien dans l’entrée à côté de la Bergère lorraine, autant la scène champêtre ferait tache. Et puis il y avait les deux fauteuils Louis XV, ils étaient beaux et, immédiatement, quand les enfants étaient venus dîner, quelques jours après la mort de la Maman de P., Sabine avait dit qu’elle les aimerait bien pour chez eux. Son mari avait fait la grimace, mais Sabine avait l’air de savoir où les mettre dans son intérieur.

La revue Entre-Temps publie une nouvelle pièce toutes les deux semaines. Toutes et tous sont invité•es à participer. Retrouvez ici les règles du jeu et envoyez vos propositions à la rédaction : entretemps.editorial@gmail.com.

Publié le 16 novembre 2021
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