Six pieds sous terre
Chaque semaine, Entre-Temps accompagne la diffusion du dernier numéro de « Faire l'histoire », le nouveau magazine d'Arte qui raconte l'histoire à partir des objets. L'historien·ne présent·e à l'écran exhume un article, des images, une vidéo pour prolonger l'épisode, plus loin, ou ailleurs. C'est avec un extrait de la série "Six Feet Under", créée par Alan Ball en 2002, que l'historienne Stéphanie Sauget prolonge aujourd'hui l'épisode sur le cercueil.
Si l’usage du cercueil dans les pratiques d’inhumation s’est généralisé au cours du XIXe siècle, notamment pour des questions sanitaires, il a aussi donné naissance à un véritable marché funéraire. La série Six Feet Under, créée par Alan Ball en 2002 en donne un exemple éclatant.
Six Feet Under raconte l’histoire de la famille Fisher, propriétaire de la firme familiale et privée de Pompes funèbres Fisher & sons dans l’Etat de Washington. Lors du premier épisode, le père de famille a un accident avec la nouvelle voiture limousine de deuil « Millenium » qu’il venait d’acheter pour son entreprise et décède sur le coup. Son corps est identifié à la morgue par le fils aîné, Nath, puis rapatrié par le fils cadet, David, au rez-de-chaussée de la maison familiale pour y être restauré. Le corps du père est alors mis en scène et exposé dans son cercueil de luxe. La scène choisie se produit au cimetière après le discours du pasteur au-dessus du cercueil.
Un dispositif électrique caché permet la descente du cercueil dans une fosse masquée par un faux gazon. Le prêtre fait circuler une sorte de salière qui contient un peu de terre à jeter sur le cercueil. Nath refuse ce rituel aseptisé et dévoile ce que la journaliste américaine Jessica Mitford avait appelé The American Way of Death dans un pamphlet retentissant, publié aux Etats-Unis en 1963, qui impressionna fortement Philippe Ariès.
Cet ouvrage fut traduit en français dès 1965 par Jacques Parsons, chez l’éditeur Plon, sous le titre La Mort à l’américaine. Jessica Mitford déplorait dès cette époque qu’aux États-Unis, la mort soit devenue un commerce entre les mains de tristes marchands qui vendent ce que la mort ne peut pas donner ou être : à savoir de la beauté, du confort, du luxe. Selon elle, l’industrie funéraire a inventé un pur fantasme qu’elle alimente auprès de ses clients : celui d’un enterrement « à l’américaine » où chacun peut continuer à jouir dans l’au-delà de tout ce qui fait l’ « American Way of Life », à savoir des produits de grande qualité, usinés de la meilleure manière possible, avec une finition impeccable ; des traitements post-mortem pour embellir le mort ; un décorum adapté, répondant aux souhaits du défunt ou de sa famille, capable de rendre les derniers adieux magiques et inoubliables. Mais cette superproduction hollywoodienne qui aseptise et euphémise la mort n’est là que pour faire payer aux familles des « services » et des « produits » qui non seulement ne sont indispensables, mais sont aussi – selon Jessica Mitford – indécents. Elle s’interroge en particulier sur les transformations du cercueil. Quelle peut être l’utilité d’un cercueil au nom pompeux tel que « Beauté Classique style colonial », déclinable en soixante coloris ou d’équiper les cercueils de « caoutchouc mousse » ou de « matelas à ressorts » ? Selon la journaliste, il ne s’agit que d’un business qui donne l’illusion de la liberté de choix, alors qu’il n’y a rien de libre dans les négociations funéraires et qui s’appuie sur des « discours anthropologiques et psychiques mal digérés », tels que la notion de « mémorisation de la dernière image », de « thérapeutique de la douleur » ou de soulagement et catharsis émotionnelle. Alan Ball porte à l’écran ce qu’elle décrivait déjà au début des années 1960, à savoir l’usage devenu courant du dispositif de descente du cercueil breveté, du tapis d’herbes artificielles « Vert éternel » qui cache la fosse au moment de l’enterrement ou du distributeur de terre Gordon, très similaire à une salière, qui permet de ne pas se salir les mains quand on jette de la terre sur le cercueil.