L'histoire sous vitrine. Miroir d'étain, miroir d'archive
Entre-Temps se prête au jeu du récit d’une mise en vitrine de l’histoire. Dans un musée, dans un métro, dans un resto ou tout simplement dans son salon, l’histoire se donne aussi à voir sous vitrine. Il s’agit d’explorer les motifs d’une écriture exposée de l’histoire, à partir de la photo prise d’un de ces espaces devant lesquels on s'arrête. Aujourd'hui, on regarde les reflets d'un registre en étain.
Exposition : Strasbourg 1560-1600. Le renouveau des arts, Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre-Dame, du 2 février au 30 juin 2024.
La seconde moitié du 16e siècle est une période faste pour les artistes et les artisans strasbourgeois. Peintres, graveurs, sculpteurs, architectes, menuisiers insufflent une dynamique nouvelle en laissant libre cours à leur talent et à leur fantaisie dans un contexte florissant. Parmi eux, Tobias Stimmer (1539-1584), auteur des décors de la célèbre horloge astronomique de la cathédrale Notre-Dame, occupe une place centrale dans l’exposition Strasbourg 1560-1600. Le renouveau des arts, visible au musée de l’Œuvre Notre-Dame de Strasbourg durant la première partie de l’année 2024.
Mais plus encore que Tobias Stimmer, c’est une vitrine située dans la partie de l’exposition destinée à l’organisation des corporations qui a retenu mon attention. Au premier coup d’œil, on identifie dans cette vitrine trois objets en métal finement travaillés et à leur gauche un livre ouvert. Tous se détachent du fond vert anglais qui recouvre les murs de l’exposition. En s’approchant, on réalise que ce livre, lui aussi, est en métal, plus précisément en étain. À vrai dire, il s’agit plutôt d’une tablette que d’un livre, un peu à la manière des tablettes de cire antiques, mais qui renvoie aux visiteuses et aux visiteurs leur reflet à la manière d’un miroir un peu flou. Deux plaques de métal gravées sont réunies par des charnières, ce qui permet à la structure d’être ouverte et refermée.
Les deux « pages » argentées qui constituent ce curieux document sont divisées en cases de quelques centimètres de côté, chacune comportant un nom, une date, un poinçon et une petite croix. Il s’agit en fait d’un document d’archives, d’une sorte de registre, ou plus exactement de plaques d’insculpation de la corporation des orfèvres strasbourgeois pour la période 1540-1602. Plaques d’insculpation, avec un s, et non d’inculpation. Ce terme – qu’il faut relire pour s’assurer que les commissaires n’ont pas laissé passer une coquille – désigne un mode d’enregistrement corporatif spécifique à la circulation des métaux précieux. On ne trouvera donc là aucun jugement, mais les noms des orfèvres reçus à la maîtrise avec la date de réception correspondante. Chaque nom est aussi accompagné d’un poinçon, la marque qui permet d’authentifier les productions. Une sorte de bottin des orfèvres, en somme. Si les plaques d’insculpation ne sont pas rares à la période moderne, elles prennent souvent la forme d’une tablette simple. La forme livresque adoptée pour celle de Strasbourg resserre les liens entre l’objet et sa fonction d’archive. Le passage du temps et la succession des artisans sont perceptibles dans le changement des mains qui ont gravé les noms des nouveaux venus et les croix indiquant leur décès, comme des pages immobiles tournées au fil du temps.
Les objets disposés en regard de cette archive singulière forment un second miroir reflétant le premier puisqu’il s’agit de réalisations portant justement des poinçons renseignés sur les pages du registre de métal. À nous de jouer et de retrouver à gauche, dans les tables d’étain, le nom de l’artisan correspondant. La fascinante poire à poudre en forme de noix de coco est par exemple l’œuvre de Georg Kobenhaupt, dont le nom et le poinçon occupent la toute première case du registre.
L’archive reflète ici – au sens propre comme au figuré – l’activité et les matériaux saisis par la corporation qu’elle documente. Le matériau utilisé pour le support rappelle que le document est aussi monument, que l’archive est aussi un objet. Ce sont les spécificités liées à la pratique des orfèvres qui ont conditionné la forme du document d’archives – puisque l’enregistrement des poinçons nécessite un support métallique – remettant sous les yeux des visiteurices la matérialité des archives en même temps que leur propre reflet. Une fois l’objet contemplé à satiété, on se surprend à vouloir la suite de l’histoire : on ne peut s’empêcher de se demander quelle solution a été adoptée une fois la dernière case remplie, et s’il existe un tome 2 à ce fascinant registre d’étain.