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L'histoire sous vitrine : L'emboîtement des luttes

Entre-Temps se prête au jeu du récit d’une mise en vitrine de l’histoire. Dans un musée, dans un métro, dans un resto ou tout simplement dans son salon, l’histoire se donne aussi à voir sous vitrine. Il s’agit d’explorer les motifs d’une écriture exposée de l’histoire, à partir de la photo prise d’un de ces espaces devant lesquels on s’arrête. Aujourd'hui, on regarde comment les luttes s'emboîtent, avec Élisabeth Schmit.

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La vitrine des boîtes de Maurice Rajsfus. Les photographies sont de l’autrice

On commence par elle. Sur le pas, ou presque, de l’exposition : une colonne vitrée de cinq niveaux, remplie de fiches, plus exactement, de boîtes de fiches. Certaines sont tout en bois, d’autres possèdent un couvercle transparent. L’organisation est chronologique (par boîte : « 1973 ») et thématique (par onglets intérieurs : « Séquestrations » ; « Extrême droite » ; « Transports » ; « Interdits et censure » ; « Répression »). Sur les deux niveaux centraux de la colonne, le deuxième et le troisième, quatre fiches ont été extraites de leur boîte et posées à côté. En haut de chaque fiche, la source : « Le Monde, lundi 28 février 1972 » ; « Combat, lundi 6 mars 1972 » Puis l’article, soigneusement découpé et scotché, occupe presque tout l’espace disponible. La dimension, familière, est celle des fiches bristol, environ 10,5 cm de largeur sur 15 cm de hauteur. Le cartel nous apprend que le fonds, constitué par Maurice Rajsfus et alimenté entre 1968 et le début des années 2010, comprend 73 boîtes organisées en différentes sections. Chaque boîte comprend à vue de nez 400 à 500 fiches (600 ?), le nombre donne évidemment un peu de vertige.

FIG 4

Voilà : c’est une base de données. Même si on le sait, on ne peut s’empêcher de se le redire : personne n’a attendu les outils informatiques pour brasser des milliers de fragments d’information. Une base de données donc, dans laquelle a été répertoriée, classée, organisée, stockée une immense quantité de renseignements, d’acteurs, d’événements relatés dans la presse, d’éditoriaux (un meurtre, une manifestation, des arrestations, des analyses politiques). Alors on se demande : les outils d’alors – les boites, les fiches – facilitaient-ils, en 1968, les insondables questionnements méthodologiques inhérents à la constitution de telles métasources ? Peut-être pas. Au moment de déterminer les onglets, au moment de les nommer, au moment de l’insertion d’une fiche sous un onglet plutôt qu’un autre, au moment, peut-être, d’un nécessaire bouleversement du classement en raison de l’irruption d’un événement, au moment d’un problème de format de fiche, de colonne, de scotch, que faisait-on ? Ajoutons-y les multiples choix inconscients, le poids du contexte, de l’expérience et du positionnement de Maurice Rajsfus (à la fois « journaliste, militant, historien » est-il précisé sur le cartel) et la longue durée de vie de l’outil, et on entraperçoit les mille autres agencements possibles des mêmes données. Classées par quelqu’un d’autre, avec d’autres outils, en un autre temps. Une seule constante, ce vertige du choix, puisque collecter, trier, conserver, c’est choisir. Les outils ont changé, ils sont presque lointains, et en même temps cette base est, pour qui un jour ficha, irrésistiblement familière. Car il ne s’agit toujours, au fond, que de cela : d’une infinité de petits choix en boites.

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Ripostes ! Archives de luttes et d’actions, 1970-1974. Exposition à La Contemporaine (Nanterre), 15 novembre 2023 – 16 mars 2024

Publié le 12 décembre 2023
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