L'histoire sous vitrine: des capotes exposées
Entre-Temps se prête au jeu d’un nouveau format : le récit d’une mise en vitrine de l’histoire. Dans un musée, dans un métro, dans un resto ou tout simplement dans son salon, l’histoire se donne aussi à voir sous vitrine. Il s’agit, dans cette nouvelle série, d’explorer les motifs d’une écriture exposée de l’histoire, à partir de la photo prise d’un de ces espaces devant lesquels on s’arrête. Cette semaine, on se rend aux Archives nationales, une boîte de préservatif en vue.
Le 9 décembre, je lis dans Le Monde que le président de la République a annoncé que les préservatifs, à partir du 1er janvier prochain, seraient gratuits pour les 18-25 ans » ; il a déclaré dans une vidéo réalisée à Alicante, en marge d’un sommet européen. « C’est une petite révolution de la prévention, c’est essentiel pour que nos jeunes se protègent lors de leurs rapports sexuels ». Plus de quarante ans après le début de l’épidémie à VIH en France, l’usage du terme de « petite révolution est sans doute un peu excessif ; depuis le milieu des années 1980, cette gratuité était demandée par l’ensemble des acteurs de la lutte contre le sida. Qu’on se souvienne du 1er décembre 1993, quand Act Up-Paris enfila une capote géante rose sur l’obélisque de la place de la place de la Concorde. Qu’on songe aux volontaires de Aides qui n’ont jamais cessé de distribuer avec une conviction sans limite des préservatifs dans les bars, fêtes et autres boites. « Le sida ne passera pas par moi » disait le slogan de la première campagne publique de prévention.
Qu’est-ce qui a pu se passer dans la tête de notre président pour que soudain, après plus d’un quinquennat au pouvoir, il prenne cette décision ? Peut-être est-ce en rapport avec les vitrines. Il ne s’agit pas de celles des officines : aucun.e pharmacien.ne n’a jamais placé en devanture des capotes, préférant le plus souvent les placer derrière le guichet « pour ne pas choquer ». Les vitrines en question seraient de celles de nos musées. En moins d’une année, d’abord au printemps au Mucem, à Marseille, puis depuis octobre à l’Hôtel de Soubise, au cœur du Marais gay, les capotes sont en vitrine. La « petite révolution » n’est pas dans la décision de Macron mais dans ce geste patrimonial et muséal : dans l’exposition « Face aux épidémies. De la peste noire à nos jours » qui se tient du 2 octobre 2022 au 6 février 2023 aux Archives nationales, les trois commissaires, Lucile Douchin, Anne Rasmussen et Vanessa Szollosi ont choisi de montrer comme « archives » des dizaines de boites de préservatifs, de toutes les couleurs, de tous les parfums, de toutes tailles. Pour les habitués de ce musées des archives — où est notamment exposée en ce moment la loi sur le droit de votes des femmes, après le décret relatif à l’abolition de l’esclavage et la déclaration des droits de de l’homme et du citoyen — ce choix a pu surprendre ; à côté des tracts et plaquettes de prévention, et plutôt que de montrer les archives de la mission sida de la Direction générale de la santé (DGS), elles ont placé ces objets qui brusquement font présence du corps, et singulièrement du sexe masculin, dans l’exposition. Nécessaire geste tant pour rendre compte et prolonger le dérangement qu’a opéré le sida dans nos sociétés que pour aussi repenser la vitrine dans l’espace du musée. La vitrine n’est pas une urne funéraire, elle accueille des archives qui sont d’abord et avant tout du vivant. Les capotes dans la vitrine ne disent mieux qu’un décret, mieux qu’une inscription que les archives sont des traces passées dans le présent, que même si leurs dates de péremption sont dépassées, ces objets de latex sont présence de nos corps et de celui de ceux qui nous ont précédés. Ils n’en sont pas pour autant des reliques. Leur agentivité est autre, ils incitent, ils encouragent.
Aussi, j’aime à imaginer que c’est un obscur conseiller du Palais de l’Elysée qui, visitant l’exposition aux Archives nationales, voyant des préservatifs en vitrine au musée s’est dit qu’il était grand temps de les sortir de sous le comptoir des pharmacies et d’en rendre l’accès gratuit à une partie de la jeunesse. Je me dis que peut être imitant les Archives nationales dont l’accès est gratuit à toutes et à tous, les capotes le seront bientôt qu’on ait 15 ou 95 ans…