L’histoire sous vitrine : l’émigrette et les va-et-vient des jouets des migrations
Dans le cadre d’un séminaire du master d’histoire transnationale de l’ENS-PSL portant sur les possibilités de faire une histoire des objets, par les objets, les étudiant·e·s et leur enseignante ont découvert la nouvelle exposition permanente du Musée national de l’histoire de l’immigration. La visite guidée, structurée par la problématique des objets des migrations tels que le musée les a sélectionnés et exposés, s’accompagnait d’un questionnaire. Chaque étudiant·e devait choisir un artefact des collections, l’observer et décrire sa matérialité, sa fonction et son propriétaire, avant de le replacer dans les collections muséales. La démarche est indéniablement inspirée de la notion de « biographie de l’objet » développée par différents travaux de sciences humaines et sociales1.
Dans la salle consacrée à la Révolution française trône un objet qui semble a priori bien détaché des questions relatives aux migrations : un double disque autour duquel s’enroule une ficelle. Pour le dire plus rapidement, c’est un yoyo. Ici, le jouet arbore une apparence cuivrée très digne, aux dorures nobles et aux ornements raffinés. Le cartel permet de comprendre pourquoi un tel objet a été choisi pour évoquer les migrations de la période révolutionnaire : après 1791, les émigrés royalistes ont ramené le jeu d’Angleterre, où il était alors très à la mode. Son nom, émigrette, renvoie aux acteurs qui l’ont mis dans leurs bagages. C’est aussi un symbole de l’imbrication des enjeux multiples des migrations, des raisons politiques qui poussent à émigrer, aux transferts culturels que les mobilités provoquent.
Qu’en est-il de la trajectoire de l’émigrette ? Sa matérialité n’est pas aussi évidente que la description préalable le laissait penser. Le cartel indique bien que du cuivre a été utilisé pour la produire, mais il apparaît bien difficile de connaître son fabricant, et sa possible sérialité. La question de la fonction n’est pas plus aisée : il s’agit d’un jouet, mais qui témoigne aussi d’un certain phénomène de mode ; l’objet, du fait des acteurs auxquels il est associé, n’acquiert-il pas une valeur politique ? L’émigrette témoigne de la capacité des artefacts qui ne parlent pourtant pas à charrier et diffuser des appartenances et des prises de positions. Il s’agit dans tous les cas d’un objet destiné à être transporté, à circuler en même temps que son propriétaire émigré, sur les routes terrestres et maritimes d’une Europe en plein bouleversement. En intégrant les collections du musée, le jouet n’a pas forcément acquis un statut d’œuvre d’art, mais il perd sans conteste sa fonction ludique, pour devenir malgré lui le témoin d’une période politiquement dense et durant laquelle les circulations sont capitales dans le déroulement des événements.
L’émigrette donne ainsi à voir les effets retour des mobilités, et éclaire l’impérieuse nécessité, pour penser dans son historicité un phénomène tel que l’immigration, d’inclure toutes les trajectoires et les directions des flux migratoires. Les objets, comme les êtres humains, vont et viennent d’un espace à l’autre, d’un choc politique à un autre.
- Igor Kopytoff, « Pour une biographie culturelle des choses: la marchandisation en tant que processus » in Arjun Appadurai (dir.), La vie sociale des choses: les marchandises dans une perspective culturelle, Dijon, Les presses du réel, 2020 [1986] ; Thierry Bonnot, « La biographie d’objets : Une proposition de synthèse », Culture et Musées, juin 2015, no 25, p. 165‑183. ↩︎