Créer

« Varietas de Bry » : une archive visuelle en jeu vidéo

Jérôme David

Mélissa Monnier

Cassandre Poirier-Simon

Jérôme David

Co-directeur du Bodmer Lab. Auteur, notamment, de Spectres de Goethe. Les métamorphoses de la littérature mondiale (2012) et de Martin Bodmer et les promesses de la littérature mondiale (2018)

Mélissa Monnier

Mélissa Monnier est la designer et fondatrice de Melmo Design. Diplômée en Communication Visuelle et dans le Master Media Design de la HEAD–Genève, Mélissa travaille dans la médiation pour et par le numérique. Ses domaines d’activité regroupent le jeu vidéo, la production de vidéo et de motion design, le design graphique et l’illustration. Elle travaille en étroite collaboration avec la Haute école de travail social dans l’intersection des outils numérique et du domaine social et intervient dans le cadre d’ateliers ou de conférences. Mélissa Monnier est également formée dans le domaine de la formation d’adulte à l’UNIGE.

Cassandre Poirier-Simon

Cassandre Poirier-Simon a fondé l’agence de communication digitale Myth_n en 2016, par laquelle elle collabore avec musées, enseignant·es, auteur·es et institutions culturelles. Elle conçoit des ateliers de création numérique pour tous publics, des jeux vidéos pédagogiques autour des questions de diversité, de citoyenneté et d’environnement, pour un usage en classe ou en musée. Que ce soit en tant que média designer ou artiste, elle porte les récits et savoirs dans des expérimentations hybrides, poétiques, entre tangible et numérique, au carrefour des différents médias narratifs, qu’ils soient sonores, visuels, jouables ou collaboratifs. Elle prolonge ces réflexions en tant que médiatrice culturelle numérique aux Bibliothèques Municipales de Genève et y organise expositions, ateliers et conférences autour des cultures et usages numériques.

En décembre 2020, un nouveau jeu s’est invité sur les magasins d’applications en ligne. Fruit d’un travail collectif de plusieurs années, il exploite un splendide corpus d’illustrations des explorations européennes du « Nouveau Monde » et propose une plongée réfléchie dans l’imaginaire visuel de la Renaissance. Trois membres de l’équipe conceptrice reviennent sur la genèse de ce projet, la quête d’une mécanique de jeu simple et les vertiges occasionnés par une telle scénographie du passé.

Grands voyages, vol. 6

Réactualiser une archive visuelle de la Renaissance

Le jeu Varietas de Bry est né de la rencontre dans un « workshop » de quelques historiennes et historiens de la culture et d’un groupe réceptif à leurs questionnements au sein d’une école d’arts visuels. Durant une semaine entière du mois de novembre 2016, des graphistes et des « media designers » en formation à la Haute Ecole d’Art et de Design de Genève (HEAD – Genève) ont expérimenté des dispositifs susceptibles de rendre accessible un patrimoine fraîchement numérisé de récits de voyages illustrés des XVIe et XVIIe siècles. Ces images en haute résolution leur étaient fournies par le Bodmer Lab, créé un an plus tôt dans le but de valoriser la splendide collection de Martin Bodmer (1899-1971) à l’aide des nouvelles technologies.

La Bibliotheca Bodmeriana compte en effet plusieurs dizaines de milliers de documents rares, sinon uniques. Leur ensemble dessine une « bibliothèque de la littérature mondiale » aujourd’hui sise à Cologny, près de Genève, que Bodmer a imaginée, acquise et renouvelée durant un demi-siècle de réflexions intenses autour de la notion de « Weltliteratur[1]». L’équipe du Bodmer Lab en a mis en ligne une partie significative depuis 2015. C’est à ce titre qu’a été numérisée l’intégralité des vingt-neuf volumes des Grands et Petits Voyages illustrés et publiés entre 1590 et 1634 par Théodore de Bry et ses fils.

Le Bodmer Lab s’est d’emblée envisagé comme un laboratoire polyvalent de numérisation d’archives, de recherche savante sur les différents fonds numérisés et de mise en perspective critique du « tournant numérique » des sciences humaines et sociales. La collaboration avec une école d’art et de design participait du désir de pousser le plus loin possible la réflexion sur les interfaces graphiques au moyen desquelles les contenus deviendraient consultables. Nous expérimentions déjà en matière de reconnaissance optique de caractères, d’extraction d’images ou de numérisation en 3D : notre intérêt pour le graphisme numérique ne faisait qu’étendre aux modalités de navigation dans nos données notre effort de penser les effets possibles de nos partis pris technologiques. Les idées lancées durant le « workshop » allaient cependant nous surprendre bien au-delà de nos attentes.

Cette semaine de recherche collective visait à imaginer de nouveaux usages pour les images produites par le Bodmer Lab, dont faisaient partie les 600 illustrations extraites des volumes De Bry. Deux spécialistes de la Renaissance, Michel Jeanneret et Matthieu Bernhardt, avaient ouvert la session en soulignant les particularités remarquables de cette série d’ouvrages. Pour que les créations soient des actualisations audacieuses de la culture visuelle de l’époque, il fallait les nourrir d’une connaissance approfondie du contexte de fabrication et de circulation des images utilisées. Au terme de ce « workshop », un projet s’est distingué, qui deviendrait quatre ans plus tard le jeu vidéo Varietas De Bry.

Aiguiser doublement l’attention

En 2016, ce jeu avait été pensé comme un Où est Charlie ? électronique. Il s’agissait, sur le modèle des livres de Martin Handford, de retrouver un personnage perdu dans une masse touffue d’informations visuelles. Dans le cas du corpus De Bry, la mécanique initiale de jeu troublait quelque peu ce canevas, puisqu’une figure tirée d’une autre gravure des Grands et Petits Voyages était subrepticement glissée dans l’illustration : un poisson des mers du Sud barbotait soudain au large de la Nouvelle-Zemble, dans la mer de Barentz ; un chef indigène des côtes du Brésil se cachait dans un village de l’île de Ternate, à l’autre bout du monde.

Historia Americae, pars XIII

Ce procédé simple exigeait de s’immerger doublement dans les gravures. En zoomant dans l’image en haute définition, on s’émerveillait des détails de chaque scène et de la précision du trait. Mais on plongeait également dans l’étrangeté déroutante de la culture visuelle des XVIe et XVIIe siècles : comment savoir si cette allégorie de Poséidon avait sa place dans l’Atlantique ou dans le Pacifique ? Quelles régions pouvaient accueillir des dragons ? Où avait-on observé des cannibales ?

Autrement dit, cette première version du jeu réunissait les composantes de ce que nous estimions être un rapport à la fois ludique et sérieux au fonds De Bry. La curiosité suscitée par une énigme apparemment anodine débouchait sur une perplexité d’ordre culturel. Un balayage méticuleux de tous les éléments de l’image était requis, et la bizarrerie des détails augmentait à chaque passage. Nous avons alors décidé de développer le projet pour solliciter davantage cette forme d’attention aux archives qui mêle l’excitation du défi, la joie de la trouvaille et le vertige de l’inconnu.

La mécanique de jeu a connu de nombreux changements. Elle repose aujourd’hui sur une interaction continue avec Théodore de Bry, sous forme de « tchat » inspiré des réseaux sociaux. Le graveur surgi du passé formule des devinettes à propos de ses illustrations et répond à certaines de nos interrogations contemporaines, sur un ton que nous avons voulu familier et parfois même mordant. Cette complicité avec le personnage a pour but de lever un obstacle récurrent dans toute relation de connaissance au passé : la crainte de ne pas en savoir assez sur l’époque pour en comprendre quoi que ce soit. L’humour pince-sans-rire de ce guide à l’austère barbichette a été conçu pour lever autant que possible toute intimidation qui pourrait saisir les joueuses et les joueurs face à la complexité de la Renaissance. Les traits d’esprit créent une atmosphère propice à l’étude sereine des illustrations. On entre dans la Renaissance pour répondre à une question nonchalamment posée au cours du « tchat » et on discerne, une fois dans l’image, la diversité et l’étrangeté des figures qu’on y a rejointes. On ne lève les yeux qu’après coup, pour prendre la mesure de ce qui nous éloigne ou nous rapproche de cette expérience passée du monde.

La mise en série pédagogique des images

Une telle attention portée aux images impose de ne parcourir au cours du jeu qu’un petit nombre d’illustrations seulement. La sélection en a été difficile. La richesse de chacune des 600 gravures nous apparaissait au fur et à mesure de nos discussions et nous compliquait la tâche d’autant. Nous avons finalement restreint le périmètre aux voyages dans les Amériques et favorisé des gravures très suggestives pour notre propos.

Autoportrait de Théodore de Bry, 1597.

L’autoportrait de Théodore de Bry ouvre le périple. Il situe d’emblée l’entreprise éditoriale de son auteur à l’enseigne d’un ethos érudit et protestant. Son examen prépare ainsi au double régime de l’attention que le jeu va mobiliser : on y voit le graveur, mais on y déchiffre aussi les valeurs qui règlent la mise en scène de soi en 1597 ; l’image vaut pour ce qu’elle représente et pour la façon dont elle donne à juger ce qu’elle représente.

La seconde gravure du jeu dresse le décor des explorations transatlantiques qui seront privilégiées par la suite. Une carte résume les connaissances géographiques de l’époque et convoque les grands personnages du récit européen (Magellan, Colomb, Vespuci, Pizarro) comme autant de marins et de savants qui n’auraient fait aucun usage de la force. La conquête du savoir ne laisse encore rien transparaître de la conquête par les armes.Les illustrations suivantes entrent dans une narration vidéoludique qui s’autorise à les redistribuer librement par rapport à leur place originale dans les volumes De Bry. Elles dessinent alors une série pédagogique aux échos multiples, d’où émerge une configuration d’ensemble. La mise en image des lieux, des coutumes locales et des échanges entre explorateurs et autochtones laisse ainsi affleurer, de gravure en gravure, une interprétation visuelle de la colonisation européenne du continent américain : De Bry valorise souvent le rôle des missionnaires protestants au détriment de l’action des catholiques sur place ; il adopte parfois un regard quasi-ethnographique sur les mœurs des populations décrites dans les relations de voyages ; il recourt par ailleurs à une riche palette de genres visuels, variant d’autant les codes de la représentation. Sur tous ces points, le « tchat » est l’occasion de l’entendre répondre aux objections que nous pourrions lui adresser depuis notre XXIe siècle. L’anachronisme contrôlé fait office de levier critique.

India Occidentalis pars II

Une conceptualisation procédurale

L’axiomatique des jeux vidéos est l’expression de choix délibérés de conception et de programmation. Lors de la phase d’élaboration, de tels partis pris déterminent les environnements et les actions possibles au sein du jeu. Cette mise en forme de nature computationnnelle nous a également beaucoup préoccupés. On peut en effet juger d’un jeu vidéo aux implications de ses procédés : dans quel univers nous invite-t-il à plonger ? Quel rôle nous confie-t-il ? Comment nous laisse-t-il interagir avec les autres entités de cet univers ? À quelles conditions peut-on le terminer ? Sur quelles interfaces y joue-t-on ? Cette expérience est-elle solitaire ou collective ?

Les « game studies » sont familières de ces questionnements. Elles leur associent généralement des considérations sociales, éthiques ou politiques. Il suffira néanmoins de rappeler ici qu’un jeu vidéo exprime des valeurs dans sa mécanique même. Sa conceptualisation est à ce titre procédurale, et elle engage une disposition spécifique à l’égard de l’univers modélisé, c’est-à-dire du monde et d’autrui.

Colomb, premier découvreur des Indes occidentales. Grands voyages, vol. 4

La maturation du projet Varietas de Bry a nécessité d’innombrables discussions sur chacun de ces points. La navigation dans les images devait à nos yeux être mise au service d’une interactivité avec le passé, certes, mais une interactivité sensible aux convictions de l’illustrateur, à l’orientation confessionnelle de son travail et, plus généralement, à la logique singulière de ce fonds d’archive. La solution d’un dialogue amical avec le graveur nous paraît désormais satisfaire à cette exigence, dans la mesure où les échanges thématisent ces dimensions implicites. La progression imposée d’un niveau de jeu à l’autre, ensuite, sans saut possible au gré des envies, limite certes les plaisirs de la flânerie, mais elle garantit en retour l’accumulation des bribes de savoir nécessaires à l’émergence d’une interprétation globale de l’entreprise de Théodore de Bry et de ses fils. L’habillage du jeu s’inspire pour sa part des gravures, sans brouiller les repères entre l’archive et les outils de navigation.

Nous avons enfin cantonné l’expérience du jeu à une pratique individuelle. Mais nous encourageons aussi les utilisations didactiques de Varietas de Bry dans les classes d’école, en fournissant un « guide de voyage » d’une vingtaine de pages pour naviguer avec précision dans cette série de gravures. Last but not least, il est impératif pour nous qu’un jeu vidéo produit dans le cadre d’une université publique soit accessible en ligne gratuitement. Aussi peut-il être téléchargé sans frais sur n’importe quel ordinateur ou téléphone portable.

Immergez-vous, qu’ils disaient

Le jeu vidéo Varietas de Bry est porté par l’ambition de renouveler le rapport au passé par le truchement des nouvelles technologies. L’exploitation d’archives visuelles de la Renaissance a ainsi pu tirer profit de l’extraction informatique des illustrations et de leur mise en série dans une iconothèque de consultation. La haute définition des captures numériques nous a permis grâce au zoom d’articuler la mécanique de jeu à une forme d’attention très minutieuse, où la lecture des images s’opère à un degré de détail parfois supérieur à ce qu’une page des volumes originaux révèlerait à l’œil nu. Dans la première version du projet, enfin, l’ajout d’intrus assimilés à leur gravure d’accueil se faisait à l’aide de logiciels de traitement des images.

Au cours de nos quatre années de travail, cependant, nous avons vu émerger une utopie de plus en plus partagée aussi bien par des entreprises de la Silicon Valley, comme Epic Games, et des agences spécialisées dans l’événementiel culturel, que par des musées et des équipes de recherche en humanités numériques. Une même conviction les unit : les « big data » issues de la numérisation massive du patrimoine mondial conduiront à des formes inédites d’immersion dans le passé ; et ces expériences immersives seront plus intenses, plus complètes et plus vraies que n’importe quel livre ou documentaire d’histoire. Il y a beaucoup de naïveté et un peu de cynisme dans cette nouvelle ruée vers l’or numérique des archives. Du point de vue de la connaissance du passé, cette utopie renoue avec un réalisme positiviste qu’on croyait réfuté de longue date. Qui peut encore défendre une objectivité de l’histoire obtenue par accumulation de données brutes ? Du côté des entreprises pourvoyeuses de mondes virtuels, l’alibi patrimonial dissimule la collecte avide de toutes les données produites par nos achats, nos échanges amicaux et nos consultations médicales[2].

Varietas de Bry répond à ce paradigme émergent par une critique « embarquée » dans sa mécanique de jeu. Le dialogue parfois perplexe avec un graveur de la Renaissance et le régime de la double attention portée aux images conjure selon nous l’illusion d’une immersion possible dans un passé rendu à sa vérité objective par les nouvelles technologies (la numérisation 3D, les algorithmes, le « deep learning », etc.). Chaque archive garde l’empreinte d’une opération qui cherchait jadis à transcrire, enregistrer et classer le réel en vue de le connaître, de le partager ou de le gouverner. Ces usages escomptés des documents ne constituent pas un supplément de la représentation, dont on pourrait gommer les « biais » pour atteindre à la réalité en soi de l’histoire. Ils tissent les expériences que pouvaient faire du monde les individus de l’époque, aussi bien que l’expérience du passé à laquelle nous pouvons prétendre à notre tour aujourd’hui. Il est donc décisif de mobiliser les archives dans des formes d’immersion rigoureuses, qui ne laissent surtout pas croire que les siècles pourraient un jour défiler par simple glissement de notre doigt sur un curseur temporel embrassant non seulement le passé, mais aussi le présent et le futur.

[1] Il en est question dans deux ouvrages publiés sous l’égide du Bodmer Lab : Martin Bodmer, De la Littérature mondiale, anthologie établie par J. David et C. Neeser Hever, trad. de l’allemand par C. Neeser Hever, Paris, Ithaque, 2018 ; et Jérôme David, Martin Bodmer et les Promesses de la littérature mondiale, Paris, Ithaque, 2018.

[2] Nous avons développé cet argument plus longuement avec Radu Suciu, co-directeur du Bodmer Lab, dans notre contribution à un ouvrage collectif à paraître : « La relance numérique des archives : retour sur le Bodmer Lab », in Vincent Debaene, Eléonore Devevey et Nathalie Piégay, sous la dir., Archiver/créer (1980-2020), Genève, Droz, 2021, pp. 193-209.

 

 

Publié le 18 mai 2021
Tous les contenus de la rubrique "Créer"