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Le spectacle d’un déjà-vu : d’une réitération spectaculaire à l’inconcevable réalité

L'émotion qui fit suite aux attentats du 11 septembre 2001 eut des conséquences immédiates sur le monde du jeu vidéo. Julien Mansuy revient pour Entre-Temps sur les modalités de l'effacement des Tours jumelles de certains contenus graphiques et textuels par l'industrie vidéoludique, et plus largement sur la réaction des joueurs aussi bien que des créateurs amateurs de jeux vidéo dans leur diversité.

Affiche du film « King Kong » sorti en 1976 et réalisé en couleur par John Guillermin. Il est le premier remake du film éponyme.

Avant la journée du 11 septembre, le cinéma hollywoodien avait déjà représenté à plusieurs reprises la chute des deux tours du World Trade Center, et depuis le tragique événement, de nombreux internautes n’ont cessé de lister les analogies plausibles entre les attentats et les productions filmiques hollywoodiennes antérieures. Antoine de Baecque, historien et critique de cinéma, dans son ouvrage L’histoire-caméra, distingue la nature des images du spectaculaire cinématographique des années 1980-1990 de celles qui témoignent de l’attentat : « Certes, on pourra réussir, dans tel film ou tel roman, les ingrédients d’un scénario catastrophique à peu près comparable au déroulement des opérations terroristes du 11 septembre […]. Le cinéma très récent s’était mesuré à ces visions d’apocalypse […]. Or, ces images expriment l’inverse de ce que l’on peut ressentir : on y voit le défi technologique de la destruction, relevé grâce aux effets spéciaux, et non l’assassinat en direct d’un symbole de la puissance américaine ramené au statut pathétique de victime expiatoire. Pour tout dire, dans ces films, la mort n’était pas présente, alors même que des cadavres par dizaines jonchaient les plans tandis que dans les images du 11 septembre, on ne vit qu’elle, même si aucune dépouille ne fut filmée[1] ».

Pourtant le visionnage rétrospectif de ces films révèle l’impression latente du caractère prédictif de la fiction sur la réalité, et exprime comme une sensation de déjà-vu. Le 26 février 1993, le symbole new-yorkais avait déjà été sujet d’attentat. Un attentat oublié, comme si le nuage de fumée provoqué par la chute du World Trade Center avait éclipsé toute visibilité d’un événement passé, et rétroactivement lié. Commis par une mouvance terroriste islamiste qui avait pour membre le prédicateur égyptien Omar Abdel-Rahman, surnommé le « cheikh aveugle », et Ramzi Yousef, neveu de de Khalid Cheikh Mohammed, cerveau autoproclamé du 11 septembre, l’attentat avait pour finalité de faire basculer la tour Nord sur la tour Sud afin de provoquer leurs effondrements. Comme une diplopie que Clément Chéroux n’a jamais mentionné dans son ouvrage[2].

Dans le sillage et par l’influence du cinéma hollywoodien, le jeu vidéo a lui aussi représenté à de nombreuses reprises des événements analogues aux attentats[3]. Les Tours jumelles sont présentes ponctuellement sur consoles de troisième (1983-1992), quatrième (1987-1998) et cinquième génération (1993-2000). Par-delà les genres vidéoludiques, elles viennent orner les décors, niveaux ou stages se déroulant dans la ville de New York. Leur représentation, accompagnée par celle de la Statue de la Liberté ou du Chrysler Building, agrémentent, pour quelques pixels ou polygones, le virtuel d’une part de réel (fig. 2 et fig. 3). Quoi de plus excitant que d’incarner Spider-Man dans un New York infesté de méchants (Spider-Man : The Animated Series, 1995/Super Nintendo) ou de piloter un avion au-dessus des buildings de Manhattan (Master of Weapon : 1989/Arcade, puis 1991/Megadrive) ?

Capture du jeu Mazin Wars (Arcade, Megadrive/1993) © Sega.
Écran d’accueil du jeu Atomic Runner (1992/Shoot ’em Up) © Data East.

Cette fonction de localisation et de décoration se double d’une fonction dramatique ou scénaristique. Le joueur, héros et défenseur du bien, doit anéantir la menace qui pèse sur la métropole américaine. L’explosion ou la chute des tours accompagne la narration du jeu lors de cinématiques et justifie la réussite de notre partie pour éradiquer les forces du mal de la Terre. Par exemple, Deus Ex (2000/PC) indique dès le début de son scénario que les Tours jumelles ont été détruites par des terroristes, expliquant leur absence à l’écran. Leur chute peut aussi symboliser l’échec de la mission par le joueur. Par exemple, l’écran de game-over du run’n’gun NY Warriors (1990/Amiga) montre au premier plan la tête de la statue de la Liberté décapitée jonchant le sol pendant qu’au fond les Tours jumelles explosent et laissent place à un nuage en champignon qui s’échappe jusqu’à l’apparition du « Game Over ».

Écran de game-over du run’n’gun NY Warriors (1990/Amiga) © Virgin Games.

Dernièrement, il arrive parfois que les deux gratte-ciels deviennent un élément interactif. Parfois destructibles, notamment dans les jeux de type shoot’em up, elles permettent d’obtenir un bonus ou un item comme dans bon nombre d’autres destructions de bâtiments virtuels. Cependant ici la jouissance du joueur s’amplifie en frappant un symbole de la société occidentale visible dans nos films préférés. Sa destruction, en jeu, et non lors de cinématique, procure un sentiment accru à l’interaction entre le joueur et le monde virtuel, entre l’acte virtuel et sa symbolique réelle. Parfois constructible, l’obtention des Tours jumelles dans le jeu de construction de ville Sim-City 2000 puis 3000, était possible pour les joueurs les plus téméraires. En effet, seules les villes avec un certain niveau de développement pouvaient l’obtenir. Comme dans le monde réel, les ériger symbolisait et simulait la puissance économique de sa ville virtuelle.

Ainsi, la présence des Tours jumelles dans l’histoire du jeu vidéo remplissait des fonctions particulières mouvantes selon chaque jeu et chaque contexte de production, avant que leur chute, le 11 septembre 2001, ne bouscule radicalement leur kaléidoscopie vidéoludique, allant jusqu’à leur totale disparition.

L’industrie vidéoludique en crise face aux événements

 Face aux attaques terroristes du 11 septembre, l’industrie vidéoludique (revendeurs, éditeurs, studios de développement…) concernée par le sujet bascule dans une crise communicationnelle autour de la question de la représentabilité des Tours jumelles. De nombreux jeux vont ainsi subir des modifications afin que tout élément pouvant être rapproché de l’actualité soit supprimé. Le jeu Spider-Man 2 : La Revanche d’Electro connaît de nombreux ajustements pour correspondre désormais à ce nouveau cahier des charges. Le combat final du jeu devait se dérouler sur les toits des Tours jumelles. Les cinématiques et les décors ont été modifiés pour effacer toute gémellité architecturale. Écran noir, liaison entre les deux tours, modifications des textures pour ne pas rappeler l’aspect extérieur, sont autant d’outils pour donner l’impression que le combat a lieu sur un pont (fig. 5).  De plus, quelques noms de niveaux ont également été renommés car trop évocateur de l’événement comme « Crash Flight » qui devient « Wind Tunnel » ou « Top of the World » devenu « The Best Laid Plans ».

Figure 5. En haut, les captures d’écran du jeu après modification donnant l’impression d’une même structure. En bas, les captures du jeu initial où l’on constate la gémellité des bâtiments. Spider-Man 2 : La Revanche d’Electro (2001/PlayStation) © Activision.

Activision, l’éditeur du jeu, explique le report du jeu et ses motivations dans un communiqué :

“Par respect pour les victimes, leurs familles et nos concitoyens, nous reporterons le lancement et apporterons des modifications mineures au jeu. Alors que les bâtiments de Spider-Man 2 : la Revanche d’Electro agissent uniquement comme un environnement de fond et n’explosent ou ne s’effondrent pas, Activision est extrêmement prudent quant aux images de notre jeu qui pourraient être confondues avec les Tours jumelles. Nous prévoyons de livrer le jeu bien à temps pour cette période de fêtes. De plus, le retard du jeu n’aura aucun impact important sur notre affaire[4]

Quelques jours auparavant, Sega avait aussi décidé de communiquer sur le report de son jeu de tir aérien, Propeller Arena, annoncé sur Dreamcast :

“Sega Corporation a été très attristée d’apprendre les attaques terroristes contre les États-Unis le mardi 11 septembre 2001. Nos plus sincères condoléances vont aux familles et aux amis des blessés ou qui ont perdu la vie dans ces horribles événements.

Pour le moment, nous avons décidé de reporter l’expédition de « Propeller Arena » pour Dreamcast. Bien que le contenu du jeu ne traite en aucun cas du terrorisme, il est possible pour un individu déterminé de jouer délibérément au jeu d’une manière qui génère des images similaires à celles que nous avons vues aux actualités. Nous voulons éviter de causer un chagrin supplémentaire aux personnes impliquées dans la tragédie de cette semaine et nous pensons que c’est une action appropriée.

Encore une fois, nos pensées vont à ceux qui ont été touchés par les événements tragiques de mardi[5]. »

Les deux déclarations d’acteurs majeurs de l’industrie vidéoludique montrent qu’au lendemain des attentats, les Tours jumelles sont désormais irreprésentables. Plus largement, toute image pouvant être rapprochée de l’événement doit être écartée des cartouches ou disques de jeu. Au-delà même de la nature des images, images passives, tels les cinématiques ou les décors de Spider-man 2, ou images inter-actives, telles les batailles aériennes et explosions de bâtiments pouvant être générées par le joueur dans Propeller Arena, sont donc éradiquées de la production vidéoludique. Le fictionnel et, dans le cadre du jeu vidéo, le virtuel, ne peuvent plus produire d’images sensiblement proches de la réalité pendant que l’image du choc ne cesse d’être diffusée et répétée à la télévision.

S’ensuit une longue liste de reports et de modifications de jeux prenant diverses formes. Initialement prévue pour mi–septembre 2001, la sortie de l’extension « Yuri’s Revenge » sur Red Alert 2 a été reportée à cause de sa couverture jugée trop proche temporellement et surtout iconographiquement des événements du WTC. Le jeu a finalement été lancé en octobre 2001, avec certaines versions reprenant la pochette originale et d’autres modifiées. En outre, les rééditions de Red Alert 2, publiées après 2001, ont également changé de couverture. Alors que le jeu initial récompensait les joueurs s’ils arrivaient à détruire les Tours jumelles, celles-ci ne peuvent plus, après plusieurs mises à jour, être détruites.

Couverture de l’extension « Yuri’s Revenge » sur Red Alert 2 où figure le WTC avant le report de sa sortie (2001/Microsoft Windows) © Electronic Arts.

Même des éléments textuels du jeu ne doivent plus pouvoir être rapprochés de près ou de loin des attentats. La fin du jeu Metal Gear Solid 2 a dû être amputée d’une scène où l’Arsenal Gear, sorte d’arme de captation de données, s’encastrait dans Manhattan. Le concepteur du jeu, Hideo Kojima, révèle aussi plus tard que le personnage principal du jeu Raiden a dû sensiblement être modifié[6]. Initialement écrit en katakana, le nom du personnage (ライデン) a du changer de type de signe pour passer en kanji (雷電). Cette modification s’explique par la promiscuité de son écriture en katakana avec le nom Laden (ラーディン). Afin d’éviter toutes confusions entre les deux noms, la boîte de production a préféré logiquement changer de signe d’écriture. Après le 11 septembre, aucune allusion malencontreuse dans la production vidéoludique ne doit encore figurer.

Avec le temps, le septième art a mis en scène à plusieurs reprises les attentats. Un docu-fiction, 11 septembre – dans les Tours Jumelles[7], reconstituant la chronologie de l’impact du premier avion terroriste jusqu’à l’effondrement du second bâtiment vécu par les personnes bloquées, à partir de centaines de témoignages et des rapports de la commission du 11 septembre, a connu une certaine renommée avec de nombreuses nominations et récompenses à sa sortie en 2006. Mais ce qui est parfois accordé au cinéma ne l’est pas au jeu vidéo. [08:46], réalisé par des étudiants français de l’école nationale du jeu et des médias interactifs numérique (ENJIM), propose au propriétaire d’un casque de réalité virtuelle (Oculus Rift) de simuler l’environnement de l’attentat peu avant le choc du premier avion qui intervient à l’heure choisie pour nommer le jeu. Les projets cinématographique et vidéoludique se rejoignent dans le choix de nous offrir le point de vue des victimes de l’attentat bloqué au sein des tours. Pourtant, le second a suscité de vives critiques, notamment Outre-Atlantique. Médias spécialisés et généralistes ont globalement condamné l’expérience, même si certains y voyaient un moyen pédagogique pour mentionner l’événement. L’argument de la proximité temporelle de l’événement a été plusieurs fois mobilisé. Pourtant, le jeu est sorti en 2015, soit 9 ans après le documentaire de Richard Dale. Le véritable problème est celui du caractère immersif de l’expérience. De fait, c’est bien l’essence même du jeu vidéo, ici amplifiée par le dispositif du casque virtuel, qui est condamnée. Sur YouTube, plusieurs joueurs ont publié des vidéos où ils réagissent à leur découverte de l’expérience et laissent place, le plus souvent, à leurs émotions. La chute du World Trade Center reste une plaie trop vive pour être à nouveau simulée par le biais d’un environnement artificiel.

La réponse des joueurs face à l’industrie

Certains joueurs vont rapidement chercher à faire figurer à nouveau les Tours jumelles dans leurs jeux préférés. Dans les jours suivant le 11 septembre, les enseignes britanniques décident de retirer chaque exemplaire du jeu vidéo Microsoft Flight Simulator, jeu de simulation aérienne, à cause d’une rumeur faisant état d’un possible, et peu plausible, perfectionnement des techniques de vol en utilisant le CD de la simulation aérienne amateur[8]. Encore aujourd’hui, cette idée reste ancrée et se partage encore. Don Dellilo, le romancier américain, décrit dans L’Homme qui tombe les journées de préparation des terroristes et notamment leurs cours de pilotage, mais évoque également qu’« ils avaient des logiciels de simulation. [Qu’]ils pratiquaient des jeux de simulation de vol sur leur ordinateur[9] ». Microsoft accepte, non sans rechigner, la décision des distributeurs face aux circonstances exceptionnelles, et décide même d’effacer les Twin Towers du ciel de Manhattan dans le jeu Microsoft flight Simulator 2002[10]. Mais les joueurs ont rapidement créé leurs propres patchs, c’est-à-dire l’ajout de lignes de code pour y apporter des modifications, afin de les rendre à nouveau visibles malgré la volonté de la firme américaine de ne pas avoir “d’images dans [le jeu] qui fâchent quiconque[11]”.

De nombreuses autres prises de position des joueurs face à la politique éditoriale de l’industrie vidéoludique et des distributeurs voient le jour. Quelques jours après l’attaque terroriste, un groupe de joueurs réalise une mission pour Rainbow Six : Rogue Spear (1999) dont le but est de chasser Oussama Ben Laden. De même, des joueurs ont créé un mod « Afghanistan » pour le jeu de simulation militaire Operation Flashpoint avec pour mission : « Tue le chef terroriste … Bonne Chance ! Ce n’est pas une mission facile – Mais pas impossible[12] ! ». Le mod peut se définir comme une modification sensible d’un jeu sous la forme d’un contenu s’ajoutant au jeu original et le transformant parfois sensiblement. C’est un phénomène ultra-répandu sur les jeux PC qui réunissent une communauté de modeurs autour de certains jeux. Par divers outils, les joueurs contournent l’autocensure des éditeurs et des distributeurs en réalisant de nombreuses missions autour de la thématique des attentats puis de l’intervention américaine en Afghanistan. Derrière son ordinateur, le gamer peut « tuer » Ben Laden dans un Afghanistan virtuel.

Pourtant, des internautes iront encore plus loin en réalisant eux-mêmes leurs propres jeux en réaction aux attentats du 11 septembre.

[1]  BAECQUE Antoine de, L’histoire-caméra, Paris, Gallimard, 2008, p. 428.

[2]  CHEROUX Clément, Diplopie. L’image photographique à l’ère des médias globalisés : essai sur le 11 septembre 2001, Paris, Le Point du Jour, 2009, 144 p. 

[3]  Pour voir une kaléidoscopie non-exhaustive de la présence des Tours jumelles dans le jeu vidéo, je partage cette vidéo YouTube de Benevolent Dick, « The World Trade Towers in Retro Video Games ». Et surtout un tumblr pour contempler de beaux pixel-arts.

[4]  IGN Staff, « Spider-Man 2 Delayed », IGN, le 18 septembre 2001. Ma traduction.

[5]  SHAHED Ahmed, « Sega indefinitely postpones Propeller Arena », Gamespot. Ma traduction.

[6]  H.P., « Raiden a changé de nom après le 9/11 », metalgearsolid.be.

[7]  DALE Richard, 9/11: The Twin Towers, 2006, 98 minutes.

[8]  DAY Julia, « Microsoft game taken off shelves », Theguardian.com, le 13 septembre 2001 [date de consultation le 3 décembre 2018].

[9]  Don Dellilo, L’homme qui tombe, Actes Sud, 2008, p.211.

[10]  THURROT Paul, « Microsoft Flight Simulator in Terrorist Controversy », ItProToday.com.

[11] Ibid.

[12]  LOWOOD Henry, « Impotence and Agency : Computer Games as a Post-9/11Battlefield ». In JAHNSUDMANN Andreas, STOCKMANN Ralf, Computer Games as a Sociocultural Phenomenon: Games Without Frontiers – War Without Tears, New York, Palgrave MacMillan, 2008, p. 80.

Publié le 30 mars 2021
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