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Le spectacle d’un déjà-vu : le jeu-vidéo, vers une nouvelle forme de l'histoire ?

L'émotion qui fit suite aux attentats du 11 septembre 2001 eut des conséquences immédiates sur le monde du jeu vidéo. Julien Mansuy revient pour Entre-Temps sur les modalités de l'effacement des Tours jumelles de certains contenus graphiques et textuels par l'industrie vidéoludique, et plus largement sur la réaction des joueurs aussi bien que des créateurs amateurs de jeux vidéo dans leur diversité.

Au lendemain des attentats du World Trade Center, le jeu vidéo se construit théoriquement et pratiquement comme un moyen d’expression massif, et peut-être même comme le moyen par excellence pour exprimer ses sentiments et opinions. On a pu dire que les formes clés de la réalité et de la présence de l’histoire étaient par exemple théâtrales pour le XVIIe siècle, littéraires pour le XIXe, cinématographiques pour le XXe siècle[1]. Avec l’aide de McKenzie Wark (Gamers Theory), il est envisageable de prolonger la liste, pour notre siècle, avec le jeu vidéo[2]. McKenzie Wark explique la cause de l’érection du jeu-vidéo comme nouvelle forme de l’histoire pour le monde contemporain : « le jeu n’a pas seulement colonisé la réalité, il est le seul idéal qui reste […] l’idéologie dominante envisage le monde comme un espace du jeu équitable où tous sont égaux […] les actions ne visent qu’un objectif : le score. Tout se transforme en nombre, tout est numérique, intangible, rendu visible par graphisme ».

Capture du jeu September 12th © Gonzalo Frasca.

Le jeu-vidéo, nouvelle forme de l’histoire, trouve un écho théorique majeur dans l’œuvre de Gonzalo Frasca, et notamment dans son article fondateur The sims : Grandmothers are cooler than troll[3], paru en 2001. Le game designer et pionnier des games studies déplore le manque de diversité des thématiques traitées par l’industrie vidéoludique, que l’on peut résumer dans l’esprit du titre de son article : trop de « troll » et pas assez de « grand-mère ». Par-là, il entend que des genres tels que l’heroic fantasy ou la science-fiction dominent très largement le marché alors que les thèmes de la vie quotidienne ne sont presque jamais évoqués. L’invisibilisation de tels sujets dans le paysage vidéoludique au début du XXe siècle s’expliquerait par la frilosité des éditeurs soumis à des exigences économiques importantes. Cette remarque peut justifier la réaction des éditeurs au lendemain des attentats décidant de s’auto-censurer en supprimant tout rapport plus ou moins proche avec les événements du 11 septembre. Or, s’appuyant sur les concepts développés par Augusto Boal pour édifier le théâtre de l’opprimé, Frasca envisage le jeu-vidéo comme un moyen d’expression pouvant toucher un très large public.

Le joueur-théoricien illustre ses théories par le développement de plusieurs jeux, notamment Kabul Kaboom ![4] et September 12th, parus respectivement en 2001 et 2003. Le second jeu, dont le titre renvoie directement au lendemain du 11 septembre, s’inscrit comme le manifeste d’un nouveau type de jeu qui ne cherche plus comme seule fonction le divertissement et comme seul objectif le score. Dans une interview, publiée dans le magazine français Gaming, Frasca résume son jeu en ces termes : « Le jeu modélise une ville du Moyen-Orient dont les habitants sont essentiellement des civils, et quelques terroristes. Le joueur dirige une croix avec laquelle il est possible de lancer des missiles. Il est quasiment impossible de tuer des terroristes sans engendrer des « dommages collatéraux ». À chaque fois qu’un terroriste meurt, certains habitants le pleurent et, soudainement, deviennent eux-mêmes des terroristes. Après quelques minutes de jeu, le nombre de terroristes est incontrôlable[5] ». Ainsi, September 12th se présente comme une simulation, c’est-à-dire « une représentation procédurale d’aspect de réalité[6] », une critique de la politique interventionniste américaine. L’usage de la violence armée en représailles des attentats ne pourra pas éliminer la menace terroriste : au contraire, les dommages collatéraux des bombardements ne feront qu’amplifier la popularité des groupuscules islamistes au sein de la population bombardée. Le jeu de Frascas n’a aucune fin divertissante mais apparaît bien comme un moyen d’expression permettant de faire réfléchir le joueur sur le monde. Véritable manifeste pour une autre manière de jouer à des fins non-divertissantes, September 12th s’impose comme le premier exemple-type de serious game. L’érection du jeu-vidéo comme nouveau moyen d’expression et la crise géopolitique américaine provoquée par les attentats sont donc étroitement liés.

Aujourd’hui, les jeux-vidéo se sont emparés de plus en plus de ces thèmes si décriés et oubliés une décennie plus tôt. En effet, l’émergence de la scène indépendante, à la fin des années 2000, a produit un véritable souffle d’air frais sur le marché. Les jeux-vidéo indépendants se caractérisent par plusieurs facteurs : des coûts de productions et des équipes réduites par rapport au standard de l’industrie traditionnelle vidéoludique ; une distribution facilitée par Internet ; l’émergence de logiciels démocratisant la manière de produire des jeux… Les thèmes jadis mis au placard trouvent désormais un nouveau terrain de jeu avec ces nouvelles productions. Sébastien Genvo, chercheur français et game designer indépendant, propose d’appeler les jeux qui ont pour thème la vie quotidienne des « jeux expressifs » : « un jeu expressif vous propose de vous mettre à la place d’autrui pour exploser ses problèmes psychologiques, sociaux, culturels et faire l’expérience des dilemmes moraux et ou éthiques qui en résultent avec leurs conséquences[7] ». Ce type de jeu cherche tout de même à divertir, au contraire du serious game. En outre, il place sa jouabilité au service de ce que Genvo nomme l’ethos ludique où « l’ethos serait alors à comprendre comme une notion porteuse d’un système de valeurs[8] », en d’autres termes, une vision du monde véhiculée par le jeu.

En somme, Frasca et Genvo militent théoriquement et pratiquement pour des productions vidéoludiques alternatives face à la frilosité de l’industrie vidéoludique. September 12th, d’une part par son succès d’estime – dans la presse progressiste, dans des musées lors d’événements culturels – et d’autre part parce qu’il est devenu une valeur de référence majeure dès l’apparition du serious game et du newsgame[9], apparaît comme une première étape vers un jeu-vidéo alternatif. Les conséquences géopolitiques du 11 septembre offrent à l’histoire un nouveau terrain d’expression : pas uniquement par la production de Frasca cependant, puisque le jour même de l’attentat paraissent sur des sites internet des jeux réalisés par une multitude de game designer amateurs qui vont exploiter l’actualité.

Internet ou la nouvelle médiation

À la suite des attentats, la majorité des Américains suivaient l’actualité devant leur poste de télévision. Pourtant, dans l’épicentre de la zone new-yorkaise touchée, de nombreux Américains n’avaient plus accès à la télévision et ont dû recourir à des sites d’actualités par câble ou Internet pour obtenir des informations et des images de la catastrophe. Pour la première fois, Internet devient alors un média d’information massif avec une explosion du nombre de visites sur certains sites web journalistiques[10]. Ben Laden devient l’une des cibles principales de recherches sur le web.

En dehors du circuit traditionnel du jeu-vidéo, des internautes, ou plus précisément des créateurs amateurs de jeu, se sont emparés de l’actualité en produisant leurs propres jeux sur le thème des attentats, que l’on retrouve sur des plateformes de jeu flash. S’ils existent encore aujourd’hui, les portail flash étaient bien plus nombreux et populaires au début du siècle avec des sites comme Angelfire, Artbell ou encore le site français Usinagaz. Ces sites internet, véritables lieux d’émulsions artistiques, regroupaient (et regroupent encore) de nombreuses productions amateur de jeu-vidéo, de dessin animé ou d’application interactive fonctionnant à l’aide du plug-in flash et ne nécessitant aucun téléchargement préalable[11]. Bon nombre de développeurs de jeux indépendants ont fait leurs premières armes sur ces plateformes[12]. À l’aube du XXIe siècle, les internautes ont massivement accès à des logiciels permettant de créer des jeux-vidéo pouvant être exécutés de manière indépendante[13]. Cette augmentation atteste d’une double démocratisation. D’abord, celle des connexions Internet dans les foyers occidentaux, principalement américains, et du succès populaire grandissant des plateformes en lignes de jeux. Puis, à la veille des attentats, celle de la production d’images vidéoludiques grâce à de nouveaux outils de créations qui seront ensuite publiées, jouées, commentées, évaluées et partagées sur le web ou par mail.

Les flash games, majoritairement réalisés par une seule personne et gratuits, sont donc jouables directement sur un navigateur internet. Souvent modestes par leur taille et format, les jeux cherchent à offrir un autre discours que celui standardisé de l’industrie. Humour, gore, érotisme, sont souvent au rendez-vous de ces productions alors que d’autres s’inspirent ou parodient les jeux sortis sur consoles ou sur ordinateurs.

On a vu comment les game designers bricoleurs, à la différence de l’industrie vidéoludique, n’hésitaient pas à s’emparer de l’actualité en produisant des jeux en écho direct à celle-ci. Ce thème connaît un tel succès que certaines sections lui sont dédiées ou l’évoquent pour pouvoir jouer à ce type de jeu en particulier. Il existe notamment de nombreuses sections alors dédiées à la guerre d’Afghanistan. Le portail historique tenu par le créateur du site, Tom Fulp, explique qu’aucun autre événement n’a provoqué autant de publications sur le site[14]. Paradoxalement, il avoue aussi que ce contexte tragique a permis au site Newsground de se faire connaître des médias télévisuels américains[15]. Sur le portail NewGrounds, de nombreux jeux dont le but est de capturer, torturer ou tuer Ben Laden apparaissent. Le leader d’Al-Qaida devient une véritable icône numérique.

Les flash games : s’exprimer sur l’événement du 11 septembre.

Capture du jeu Grandfather Killed © NewGrounds.

À travers l’évocation d’une liste non-exhaustive de jeux flash, dont la quasi-totalité est publiée dans la semaine suivant le 11 septembre, il s’agit d’observer et de comprendre la manière dont le jeu-vidéo est mobilisé pour produire un discours sur l’actualité. À noter qu’un nombre encore plus important de dessins animés ont été réalisés sur le même thème par des internautes et sont facilement trouvables sur le site.

Le 11 septembre, à 21h57, paraît la première production sur les attentats, classée dans la rubrique jeu-vidéo[15] même si elle n’en est pas un : Grandfather Killed. Créé par CharacterKiller, le dessin représente l’une des deux tours en plein choc avec l’avion. Le choc de l’explosion est la seule partie animée du dessin alors qu’un nuage de fumée s’évade de la tour et s’élève vers le ciel. Un texte accompagne le dessin et justifie la démarche de l’internaute. Ce dessin est un hommage à son grand-père Billy Willet, mort lors de la chute des deux tours, en même temps qu’une pierre tombale numérique permettant à chacun de se recueillir. La rubrique des commentaires permet aux joueurs-utilisateurs de partager également leurs émotions face aux événements à travers des discours mobilisant un champ lexical religieux. D’autres préfèrent laisser transparaître leur colère et leur haine envers les terroristes. De nombreux utilisateurs militent pour une réponse armée de l’État américain à ce qui est souvent qualifié d’actes réalisés par des « animaux ». Certains le justifient même par des théories inspirées du darwinisme social, marqué par la suppression des institutions et la lutte intestine entre individus afin que seuls survivent les plus aptes. Dans la description de la production cependant, l’auteur mentionne que son grand-père a été tué le jour même de l’attentat à 17h18 heure californienne pendant la chute de la seconde tour. Des commentateurs avisés remarquent qu’à cette heure-ci les bâtiments étaient déjà effondrés et remettent en question avec virulence la sincérité de l’auteur. Ce dernier se rend compte de son erreur et ajoute une note à sa description pour la mentionner, mais laisse tout de même sa production en ligne. À travers ce premier exemple se dessine une palette de réactions qui se retrouvent dans les autres productions mises en ligne tout au long du mois de septembre 2001. D’un côté, la compassion, l’hommage aux victimes et le recueillement ; de l’autre, la haine de l’ennemi, l’interventionnisme et la vengeance.

Un éditorial politique

À 21h58, soit une minute après le jeu précédent, paraît The ONLY Solution !! de StvC. Le jeu, grossièrement dessiné – probablement à l’aide d’un logiciel tel que Paint – s’ouvre sur ce qui semble un paysage composé de dunes de sable et du ciel. En bas à droite, un rond rouge et une phrase : « HIT THE BUTTON BUSH ! ». L’injonction directement lancée au président des Etats-Unis doit être simulée par le joueur. Ce dernier, en appuyant sur le bouton, largue une ogive nucléaire orné du drapeau américain qui détruit le paysage et atomise un homme de couleur de peau foncé. En conclusion, l’écran laisse place à un texte vengeur et raciste. Avec The Only Solution !! à travers une simple interaction, l’appui d’un bouton, l’auteur fait part de son souhait d’une intervention militaire américaine au Moyen-Orient pour se venger des actes terroristes commis. Ici, le jeu n’a pas une fonction divertissante. À travers la simplicité de son game design couplé d’indications textuelles, le jeu devient un véritable éditorial qui transmet une opinion particulière sur un sujet d’actualité. Le jeu n’entre pas dans la catégorie des newsgame, ces productions vidéoludiques qui cherchent à mettre en jeu des informations journalistiques. Il s’apparente à un dessin de presse interactif. Un dessin de presse 2.0 où le parti pris de l’auteur suscite le débat et parfois la controverse. Si bon nombre de commentaires laissés le jour même s’amusent de la ressemblance de l’individu dessiné avec un gingerbread man, un bonhomme de pain d’épices[16], d’autres commentaires publiés montrent la division idéologique des utilisateurs sur l’usage de la violence comme réponse aux attentats. Ces derniers s’opposent strictement au discours produit par le jeu, et désormais à la politique militaire extérieure lancée par Bush. Mais d’autres la soutiennent. Le jeu, par les commentaires qu’il provoque, trace l’échiquier politique américain. D’un côté ceux nommés « the liberals » contre une intervention militaire américaine, et de l’autre la droite américaine mentionnée par le nom de John Mc Cain qui milite pour le bombardement des territoires où se trouvent les terroristes. Si le succès de telles productions est difficile à mesurer, surtout au plus proche de l’événement, un commentaire du 25 décembre 2001 nous apprend que le jeu a atteint le top 100 du site[17]. Reste à savoir comment était constitué ce top : était-ce par le nombre de vues ? par la note ? Le 7 octobre 2001, le président Bush lance les premiers bombardements sur le territoire afghan. L’actualité semble donner un regain d’intérêt pour le jeu puisqu’après la série de commentaires datant du 11 septembre, les deux suivants sont publiés les 10 et 11 octobre 2001.

Capture du jeu The ONLY Solution !! © NewGrounds.

L’auteur ne s’est pas arrêté à une création vidéoludique. Le 13 septembre 2001, il publie sur le site un nouveau jeu « We are coming after you ». Le titre est une reprise d’un discours du sénateur républicain John McCain d’Arizona qui en réaction aux attentats avait lancé : « We are coming after you. God may have mercy on you, but we won’t[18] » . Le jeu débute par une sorte de double prologue, l’un audio, un appel à la vengeance et au meurtre, et l’autre écrit où l’auteur évoque les nombreuses accusations de racisme dont il fait l’objet et son adhésion à des idées de la droite américaine, qu’il assume désormais face aux attentats qui, selon lui, prouvent et pointent les problèmes américains, avant de terminer son texte par un message patriotique. Une fois le jeu lancé, le joueur, dont les seuls mouvements possibles sont ceux du curseur de la souris, doit tirer sur des cibles à des endroits précis. Les décors et les cibles ne sont pas peints mais proviennent de découpages de photographies numériques. Sans doute l’auteur n’a-t-il pas voulu renouveler l’expérience des commentaires moqueurs sur ses dessins grossiers rappelant des personnages enfantins. De fait, l’usage d’images photographiques découpées a pour but de bien identifier les ennemis à cibler et ajoute du réel, de l’actuel, à l’expérience de jeu. Le décor du jeu prend pour cadre le mur des lamentations de Jérusalem. D’autres éléments nous indiquent l’identité palestinienne des cibles, hommes ou enfants, notamment le drapeau et la présence de Yasser Arafat, président de l’Autorité palestinienne de 1996 à 2004. Le joueur va donc devoir éliminer chacune des cibles en visant des endroits bien précis. Jeu de shoot, il est également un jeu de torture : il faut plus d’une balle pour tuer chacune des victimes. Le créateur du jeu a poussé le sadisme en obligeant le joueur a tirer sur les mains ou sur un corps déjà en décomposition. Par exemple, la deuxième cible est un enfant recouvert du drapeau palestinien faisant avec ses deux mains le signe « V » de la victoire. Le joueur qui sera attiré par le buste de la victime verra apparaître une cible. Cependant, lors de la manipulation pour effectuer l’action du tir, rien ne se passe. Il faudra d’abord tirer sur sa main gauche pour la supprimer et laisser place à une effusion de sang, de même pour la main droite. Une fois les signes de la victoire supprimée, le joueur pourra enfin tirer sur la cible au niveau du buste. Le corps de l’enfant se découpe en deux et seul reste visible la partie gauche allongée sur le mur des lamentations. La boucherie ne se termine pas là. Pour passer à la cible suivante, il faut encore viser cette partie afin de l’exterminer une bonne fois pour toute.

Deux types de cibles se distinguent dans ce jeu : d’une part, celle avec le signe de la victoire, et les autres qui fuient ou se cachent derrière le mur comme cette hydre à deux têtes – celles de Ben Laden et d’Arafat. Au fur et à mesure du jeu, des injonctions textuelles apparaissent et indiquent qu’il n’est pas difficile de « trouver les animaux… ». Le joueur tire sur le mur des lamentations et laisse apparaître l’hydre à deux têtes avec un défilement rapide de leurs visages, des images des attentats et du drapeau américain. Tout d’abord, le joueur élimine d’un seul tir Yasser Arafat, puis il tire à plusieurs reprises sur Ben Laden tout en suivant ses différents déplacements. Au bout d’un moment, le visage de Ben Laden laisse place à une bête ou une créature à deux cornes, certainement Satan. Puis apparaît un bouton rouge, ce même bouton rouge que dans le jeu précédent de l’auteur, avec pour identifiant « Jap ‘’em ». Référence raciste aux bombardements atomiques envers la population japonaise de 1945, le joueur appuie sur le bouton et largue une bombe ornée du drapeau américain. Face aux ennemis qui osent attaquer le territoire de l’Oncle Sam, la réponse est la même. Cette même bombe qui, en août 1945, a fait basculer le monde dans une nouvelle peur, celle de l’atomisation nucléaire de la planète, cette même bombe qui dans le jeu précédent de l’auteur devait éradiquer la menace terroriste et assouvir son désir de vengeance. Le jeu se termine à nouveau par un écran textuel rappelant l’humiliation vécue par le peuple américain et l’impossibilité de revivre ce sentiment, puis laisse place à la fameuse citation de John McCain qui donne le titre au jeu. Ce dernier, qui peut se résumer à un appel à la vengeance et à la tuerie de civils palestiniens, hommes ou enfants, provoque une horde de commentaires le plus souvent opposés à ce message où l’auteur est dénoncé comme raciste ou nazi.

Dans tous les cas, l’auteur arrive à inscrire le jeu comme un vecteur efficace d’opinion quelle qu’en soit la nature de son message. Si le premier jeu de StvC était une réaction aux attentats eux-mêmes, le second est une réaction aux scènes de foule palestinienne en liesse à l’annonce de la chute des tours diffusée à la télévision[19]. C’est pour cela que les cibles, les symboles et les décors renvoient à la Palestine. Les « V » de la victoire renvoient à la joie ressentie par une partie de la population palestinienne après la réussite des attaques tournées vers les Etats-Unis, soutien majeur d’Israël. L’attitude de fuite renvoie quant à elle à la nature animale, selon l’auteur, des civils. En effet, l’interventionnisme américain va pousser ces « animalz » à se cacher, le prédateur chassant sa proie pour se venger. Deux autres cibles du jeu doivent être mentionnées. Tout d’abord, Ben Laden y apparaît en mouvement à l’aide d’un tapis volant, véhicule popularisé par le conte populaire Les Mille et une Nuits et par le film d’animation Aladdin en 1992. L’auteur du jeu renvoie directement à une représentation stéréotypée et archétypale de la culture orientale. Cette culture de l’autre, de l’« animalz » qu’il faut atomiser au même titre que le « jap » pendant la Seconde Guerre mondiale. Cet usage stéréotypique d’une culture orientale créée par l’Occident[20] se couple d’une stigmatisation de l’hydre Ben Laden-Arafat dénudé et cachant son sexe, quand bien même le président de l’Autorité palestinienne se désolait et se déclarait choqué des événements.

Le rire cathartique : rire pour soi de l’autre

Ces deux phénomènes, la stéréotypisation de la culture orientale, et la démasculinisation de l’ennemi, se retrouvent à de nombreuses reprises dans ces productions vidéoludiques[21]. Elles se polarisent notamment autour de l’icône Ben Laden, devenue la figure du mal par excellence. Source de nombreux stéréotypes, il permet à la fois de concentrer la haine de l’ennemi et de valoriser ses propres valeurs sur lesquelles se constitue l’identité américaine. À travers trois jeux à caractère humoristique différent, il est possible de distinguer trois fonctions du rire.

Dans le jeu Dress Up Bin Laden publié le 30 novembre 2001 par EviLDoG, le joueur peut s’amuser à habiller de plusieurs façons Ben Laden : costume du père noël, vêtement féminin rose bonbon, tenue militaire, accoutrement oriental avec le chèche, ceinture de kamikaze qui lorsqu’elle est posée sur le corps de Ben Laden explose après cinq secondes, ou encore un vêtement frappé d’un « BinLadenFuken » et personnalisable par le joueur. Chaque tenue remplit une fonction humoristique. Mais lorsque le joueur déshabille Ben Laden, il s’aperçoit qu’il porte un caleçon orné de cœurs, décrédibilisant ce nouveau visage de la terreur. En poursuivant, il porte des sous-vêtements féminins, un soutien-gorge puis un string, jusqu’à découvrir non pas un pénis mais un vagin. À nouveau Ben Laden est sujet à une modification de son identité, et donc, selon le sens commun, à une dévirilisation de sa personnalité. Cela va être accentué par l’agrémentation d’un bouton rouge nommé « send in the camel ». En l’activant, un chameau, animal symbole de la culture orientale, apparaît et lèche le vagin de Ben Laden. L’humour zoophile vient totalement décrédibiliser le terroriste. En outre, le jeu exagère outrancièrement les traits culturels « arabo-musulmans ». La musique du jeu se veut arabisante bien que, ironiquement, le titre Neele Ambar Par soit indien. En effet, son interprète Kishore Kumar, est un chanteur et acteur indien majeur de la seconde moitié du XXe siècle. La stéréotypisation se moque bien de la véracité, l’autre est un tout qu’il s’agit de ne pas confondre avec ses propres semblables[22].

Capture du jeu Dress Up Bin Laden © NewGrounds.
Capture du jeu créé par Tom Fulp © NewGrounds.

Tom Fulp, le créateur du site NewsGrounds, a lui aussi produit un jeu mettant en scène le combat d’un Américain et de Ben Laden. Cependant, dès le lancement du jeu et tout au long de celui-ci l’auteur invite les joueurs à ne pas faire d’amalgame entre les terroristes et les civils musulmans. Ce jeu, au très joli graphisme inspiré de l’ère des consoles de jeux 16-bits, est un jeu de combat où il faut cliquer sur le bouton gauche de sa souris pour porter des coups à Ben Laden. Comme tout jeu de VS fighting, le combat se dirige dans un stage richement décoré. Ce dernier se déroule au Moyen-Orient où selon le bref scénario Ben Laden a été retrouvé et est accompagné d’une musique de flûte orientale, probablement un morceau de ney. Une fois l’ennemi battu, une cinématique inspirée des fatality de la série de combat ultra-violente Mortal Kombat se déclenche. Le personnage se réjouit de sa victoire en lâchant un pet. Ce jeu a été un véritable succès. Entre sa sortie le 14 septembre 2001 et le 8 mars 2002, le jeu cumule sur NewsGrounds plus de 1,5 millions de cliques[23] et plus de 420 commentaires ont été laissés par d’autres joueurs. Pourtant l’auteur avoue avoir hésité à réaliser un jeu sur le sujet, avant de conclure que le jeu-vidéo est un bon moyen pour exprimer ses émotions et ses frustrations. Les commentaires des joueurs accueillent très majoritairement avec soutien et bienveillance la production de Tom Fulp. Certains d’entre eux montrent que le jeu a rempli son pari en devenant un véritable exutoire et défouloir d’émotions pour les joueurs américains, en d’autres termes, un moyen cathartique.

Encore faudrait-il que le jeu prête à rire. Dans Blow-Up Osama bin Laden !!, publié par LunarMultimedia le 13 Septembre 2001, le joueur peut choisir la manière dont il veut torturer le chef d’Al-Qaïda : avec une fusée d’artifice, une ceinture d’explosif, mais aussi la traditionnelle arme nucléaire. Chacun de ces choix déclenche une cinématique loufoque, inspirée des cartoons américains (The Simpsons, South Park, etc.). Celle dédiée à l’arme nucléaire réunit de nombreux symboles américains parodiés : le navire est orné d’un « Go Navy » au lieu de l’« US Navy » ; la célèbre affiche de recrutement mettant en scène l’Oncle Sam, mais ici son texte injonctif est changé par « I WANT TO SCREW YOU » ; l’ogive nucléaire est ornée d’une image du Christ disant « Who’s your Buddy[24] ». Mais alors pourquoi parodier des symboles américains au lendemain d’une attaque terroriste ? En réalité, le jeu est une copie remodelée en écho au 11 septembre. L’original, du même auteur, avait pour but de torturer l’oncle Sam, personnage emblématique et allégorie des États-Unis. Ironie de l’histoire, Blow Up Sam !!!, publié le 5 septembre 2001, provoquait auparavant le rire de la part des internautes : six jours après, le jeu devient choquant pour une nation meurtrie.

Le sentiment d’impuissance

De nombreux jeux cherchent à exprimer ce sentiment. Turbin Hunt, publié le 13 septembre 2001, s’inspire du jeu de tir sorti sur Nes en 1984, Duck Hunt, véritable jeu de tir au pigeon interactif. Ici, la cible n’est plus un canard mais le visage d’Oussama Ben Laden. Les cibles sont très faciles à toucher et une fois le meilleur score possible atteint, le jeu célèbre notre victoire. Puis un message, plein de sarcasme, apparaît et annonce que le joueur n’« est maintenant officiellement pas meilleur que lui [Ben Laden] ». D’un jeu de tir extrêmement classique, l’ajout de cette ironie entraîne de multiples commentaires sur la situation actuelle de la part des joueurs. Le jeu n’est que le serviteur de cette fatale conclusion. Sa simplicité fait écho à la complexité de l’histoire. Le joueur derrière son ordinateur est capable de faire le meilleur score mais reste incapable d’appréhender le réel.

Au contraire, Mission : 01 Kill Bin Laden de Sapient-Phill, publié le 19 septembre 2001, fait le choix de la difficulté. Si, pendant l’entraînement, il est très facile de tirer sur les cibles où apparaît le visage de Ben Laden, la difficulté est tout autre lors de la véritable partie. Au moindre rapprochement du curseur, la cible s’échappe et s’écarte automatiquement. Impossible pour le joueur de tirer sur l’une d’elles jusqu’au déclenchement d’une cinématique où le terroriste se moque des échecs du joueur. Ce jeu n’a pas besoin du fatalisme textuel de Turbin Hunt, il exprime ce sentiment d’impuissance par l’algorithme. Rira bien qui rira le dernier. La cible ne bouge plus, il est de nouveau possible pour le joueur de tirer et de décharger son chargeur sur le terroriste afin d’accomplir sa mission. La frustration accumulée par l’irréalisation de la mission devient libératrice dans le dernier acte.

Capture du jeu New York Defender 

En avril 2001, le jeu Trade Center (ou WTC Defender), publié sur le site Angelfire, proposait aux joueurs d’abattre des avions qui se dirigeaient vers les Tours jumelles. Règles simples mais coïncidence malheureuse, l’hébergeur du site présente ses excuses et retire le jeu sous le poids des évènements de septembre 2001. Cependant, un club bulgare télécharge le jeu avant sa suppression et le publie à nouveau sur le web. Après les attentats, des Français réalisent New York Defender, reprenant le même principe. Le jeu, qui cumule plus d’un million de cliques en août 2002[25], s’ouvre sur un dessin animé des Tours jumelles sous un ciel dégagé et paisible. Puis les avions apparaissent et le joueur doit aussitôt tirer dessus pour éviter qu’ils entrent en collision avec le World Trade Center. Cependant, les avions défilent tellement vite que le joueur se trouve débordé et ne peut empêcher au bout d’un moment le fracas des avions dans les deux tours. Chaque choc crée des trous enfumés dans les bâtiments, rappelant les nombreuses images du jour de l’attentat, jusqu’à leur effondrement, synonyme de game over pour le joueur. Dans ce jeu, la victoire n’est pas possible. Le joueur ne peut que repousser l’inévitable. Jonathan Pitcher, l’un des réalisateurs du jeu, écrit que « le gagnant devient le dernier à perdre[26] ». Pourtant Gonzalo Frasca, dans son article « Against Replayability », s’oppose au gameplay de New York Defender où le joueur va relancer le jeu pour tenter de faire le meilleur score, de repousser la défaite le plus loin possible alors que les victimes de l’attentat sont belles et biens mortes, sans aucune nouvelle chance[27]. De fait, la rejouabilité du shooter vient décrédibiliser son message. L’impuissance de la première partie se change en compétition au fil des parties répétées, comme ces centaines d’autres jeux d’arcade dont la fonction principale n’est autre que de faire le meilleur score.

Conclusion

Dès le début du XXIe siècle, le jeu-vidéo se cherche par un apport théorique une nouvelle fonction, celle de véhiculer une vision du monde qui l’entoure. Gonzalo Frasca, avec la publication successive de Kabul Kaboom (2001) puis de September 12th (2003), parvient à offrir une critique de la politique interventionniste américaine au Moyen-Orient. Mais ce succès critique et d’estime tend à dissimuler toute une production qui avait déjà pris le réel comme terrain de jeu. En effet, l’attentat du 11 septembre 2001 a déclenché un mouvement vidéoludique d’une ampleur encore inédite. Bien loin de la frilosité des productions de l’industrie, les amateurs expriment leurs réactions face à la crise événementielle par le jeu-vidéo. À travers un environnement numérique favorable, prémices du web 2.0, des internautes ont pu produire seuls derrière leurs ordinateurs, puis publier et partager des jeux en écho au choc de l’événement. Jamais auparavant un événement n’avait aussi précipitamment et massivement suscité un tel intérêt jusqu’à accaparer l’ensemble du médium vidéoludique. La mise en relation de ces algorithmes permet de soutenir une opinion, tantôt proche de l’éditorial, parfois proche de la caricature. Le jeu-vidéo devient un moyen d’expression parmi d’autres mais qui est le seul à l’exprimer d’une telle façon. Il devient au soir du 11 septembre une nouvelle forme de l’histoire.

[1]  BAECQUE Antoine (de), L’Histoire-Caméra, p.41, empruntant à Jacques Aumont.

[2] MC KENZIE Wark, Théorie du Gamer, Paris, Les prairies ordinaires, 2019, p. 24.

[3]  FRASCA Gonzalo, « The sims: Grandmothers are cooler than troll », Gamestudies.org, 1, 2001.

[4]  FRASCA Gonzalo, Kabul Kaboom, 2001.

[5]  GAULTIER Pierre, « Jeu V[idéologie] : le jeu vidéo vous parle. Gonzalo Frasca : le Futur Plantu des Jeux Vidéo ? », dans Gaming, mars 2004, p.87.

[6]  SOLEN Katie et  ZIMMERMAN Eric, Rules of Play : Game Design Fundamentals, MIT Press, 2003, 688p.

[7]  GENVO Sébastien, « Comprendre et développer le potentiel expressif des jeux vidéo », dans Hermès 62, 2012, pp.127-133.

[8]  Ibid, p. 129.

[9]  BOGOST Ian, FERRARI Simon et SCHWEIZER Bobby, Newsgames : Journalism at Play, MIT Press 2010, pp.11-12.

[10]  VARISCO Daniel Martin, « September 11 : Parcipant Webservation of the “War Terrorism“ », dans American Anthropologist, 104(3), January 2008, pp. 934-938.

[11]  À noter que le lecteur Flash va disparaitre définitivement des navigateurs internet en janvier 2021. Cette disparition a amené tout une réflexion pour trouver des solutions afin de sauvegarder cette quantité importante du patrimoine vidéoludique.

[12] Izual, « Ci-gisent les jeux Flash, 1996-2020 », dans Canard PC, n°412, octobre 2020.

[13] C’est-à-dire que les éditeurs de niveaux disponibles dans certains jeux sont écartés de la définition. DJAOUTI Damien, « Les usines à jeux », dans Serious Game Design : considérations théoriques et techniques sur la création de jeux vidéo à vocation utilitaire, thèse de doctorat, Université de Toulouse, 2011.

[14] Newgrounds Wiki : Flash Portal History 2001.

[15] Dès 18h08, paraît sur le site un dessin d’animation en hommage aux victimes et en réaction à la « lâcheté » des terroristes. Menas, Cowardly Terrorism.

[16] Arsonstar : « That’s Right! Nuke Those God Damn Gingerbread Men Because we all know it was the poisoned gingerbread men that the pilots ate that caused this terrible disaster. Nuke the land of the Gingerbread Men! That’ll show those fucking pastries! », le 11 Septembre 2001 ; ou encore MarleyEFuck : « hmm gingerbread man », le 11 septembre 2001.

[17]  Shikyoh : « Really now, how does this shit make it to the top 100 I don’t understand. », le 25 décembre 2001.

[18]  « Nous venons après vous. Dieu peut avoir pitié de vous, mais nous ne le ferons pas. » [traduction Julien Mansuy].

[19]  Attentats Etats-Unis : réaction de Palestiniens, vidéo INA.

[20]  W. SAID Edward , L’Orientalisme, Éditions du Seuil, coll. « Points histoire », 2005

[21]  Ces mêmes phénomènes se retrouvent dans les animés publiés sur NewsGrounds. L’anthropologue Varisco prend pour exemple l’animé Taliban women’s revolt qui désexualise Ben Laden au contraire des femmes orientales dotés d’une intense libido.

[22]  TODOROV Tzvetan, Nous et les autres, Paris, Seuil, 1989, p. 509.

[23]  VARISCO, art. cit.

[24]  Devenu même ultrapopulaire sur le web, « Buddy Christ »  est tirée d’une scène du film comique Dogma de Kevin Smith (1999) où l’évêque inaugure la statue d’un christ plus cool que celles qui ornent les églises traditionnellement.

[25]  THOMPSON Clive, « Online video games are the newest form of social comment. », Slate, le 29 août 2002.

[26]  Ibid.

[27]  FRASCA Gonzalo, « Agains Replayability », billet de blog à ludology.org.

 

Publié le 13 avril 2021
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