Nos archives : un vagabondage archivistique
Pour la série "Nos archives" qu'Entre-Temps propose cette année, des historiennes et des historiens exhument un fragment de leur propre fonds d’archives pour en faire brièvement le récit. Ainsi se dessine une série d’auto-portraits et puis, au fur et à mesure des contributions, se constituera un fonds d’archives collectif, celui de l'écriture d'une autre histoire : celle que les historiennes et les historiens ont vécu et avec laquelle, consciemment ou inconsciemment, ils et elles écrivent celle des femmes et des hommes qui les ont précédé·es.
Les historiennes et les historiens ont un recours croissant aux technologies numériques, à tel point que leurs pratiques et la construction de leurs discours s’en sont trouvées infléchies. La chose est entendue, elle est connue et a été pointée. Les bases de données informatisées, les prises de notes sous divers logiciels de bureautique complètent, sans bien évidemment les remplacer nécessairement, les fiches bristol, les carnets papiers… Et puis, il y a les photographies. Elles ont considérablement changé le rapport à « nos » sources, et, plus généralement, le rapport aux « sources » : le « face à face » de l’historien avec les archives n’est plus le même[1].
Quand je me rends aux archives, un penchant apparaît : je me mets à prendre beaucoup de photographies. Il y a derrière ce comportement un souhait, régulièrement contre-productif au demeurant, d’optimisation des visites dans les centres d’archives : éviter d’avoir à y retourner pour revenir sur un carton déjà consulté, mais y retourner pour « venir voir » de « nouveaux » documents. Contre-productif, d’abord, car oublieux (s’il n’est pas parallèlement accompagné d’annotations) de tout ce qui échappe à la numérisation produite, depuis les éléments inhérents à la matérialité du document jusqu’à tout son environnement et contexte archivistiques. Contre-productif, ensuite, car la majeure partie de ces images ne seront rouvertes que longtemps après leur constitution, si tant est qu’elles le soient d’ailleurs un jour. Sitôt créé, le fichier rejoint ses congénères et vient grossir de quelques kilo-octets un espace condamné à l’amnésie partielle. Précisément ce qu’il était censé éviter. Mais cela, la plupart du temps, après qu’il a été méticuleusement renommé puis intégré dans une arborescence hiérarchisée de dossiers la plus rationnelle possible. Remplir de la mémoire de stockage informatique crée de l’oubli en même temps qu’il constitue des strates fossiles de consultations archivistiques. Ces giga-octets, puisque c’est ainsi qu’on peut mesurer, quantifier les conséquences de cette attitude, ces giga-octets de photographies, plus ou moins bien agencées, qui dorment sur des disques durs, beaucoup d’historiens en possèdent. Et parfois, en remontant les méandres de cette arborescence, en général en partant du centre d’archives, en passant par les différents fonds, eux-mêmes divisés en sous-séries, en cartons, en registres, en liasses et en documents, on retrouve chez soi une « source » oubliée un temps.
Le fichier image dont il sera question ici est liée à une histoire d’ennui : c’est ce qu’il témoigne car c’est ce qui a motivé sa genèse. Ne rien trouver pendant des heures parmi les sondages de cartons effectués, vagabonder dans les cotes commandées. Le symbole de cette disette : l’appareil photographique posé sur le plan de travail qui se met automatiquement en veille en raison de son inaction. L’attention fatiguée, devenue distraite et un peu lâche, est tout d’un coup retenue par quelque chose. Alors, même pour rien, numériser l’incongru, photographier une lassitude enfin troublée. Presque pour conjurer la bredouille qui s’annonce : un geste moitié rituel moitié curieux, en tout cas franchement digressif. Si on extrapole un peu, l’attitude est symptomatique d’une surabondance informationnelle, où le réflexe de l’accumulation, moins contraint par les outils à disposition, prend régulièrement le pas sur celui de la sélection.
Ces photos, souvent on finit par les supprimer. Quelquefois cependant, échappant à l’étape de classement en raison de leur inanité, elles se trouvent reléguées dans un dossier « Autre »/« Divers ». Et, parfois, on retombe dessus, avec le même sourire que lorsque le cliché a été pris…
Voici un aperçu du fichier « IMG_8448.JPG », présent aux côtés d’autres images du même type (c’est-à-dire des détails de documents d’archive sans indice pour les identifier) dans le sous-dossier « À trier » du dossier « AD_80 », pour les archives départementales de la Somme, d’un disque dur qui subissait une inspection en vue de libérer un peu de sa contenance.
Ma motivation première pour me rendre aux archives, c’est la Jacquerie de 1358. Ce mouvement rébellionnaire du XIVe siècle est surtout renseigné par les chroniques de la fin du Moyen-Âge ainsi que par des documents conservés aux Archives nationales, qu’il s’agisse de lettres de pardon accordées par le pouvoir royal ou d’actes produits lors de procès. Toutefois, les centres d’Archives départementales abritent des fonds peu étudiés qui fournissent des sources utiles à l’appréhension du soulèvement. Le cadre de classement, commun à tous les départements depuis le milieu du XIXe siècle, l’organisation des séries et les types de pièces contenues conduisent cependant, pour ce type de sujet et malgré le détail des inventaires disponibles, à des consultations de nombreuses cotes, sans savoir si l’on va « trouver » quelque chose. Le mot « Vacquerie » sonne comme un dépit. « Vacquerie », « Jacquerie », l’association est aussi évidente qu’inepte. D’ailleurs, peu de chance de trouver le terme « Jacquerie » dans un document du XIVe siècle : les contemporains lui préfèrent l’expression « commotion des gens du plat pays contre les nobles » pour désigner l’insurrection. Qui plus est, l’écriture n’est même pas médiévale… Se télescopent en quelque sorte le mot qui s’est progressivement imposé et finalement établi à l’époque moderne, la « Jacquerie », les qualifications du milieu du XIVe siècle et mon sujet de recherche.
« Vacquerie » renvoie à ce à quoi j’étais occupé aux archives départementales de la Somme : à vaquer. Vaquer, c’est effectuer une activité habituelle, d’abord. Consulter des archives : quoi de plus banal quand on fait de la recherche en histoire ? La « Vacquerie » du chercheur, une de ses occupations premières, consiste précisément en ces temps de dépouillements en archives, en l’occurrence des sessions de quelques jours d’affilée. Dans mon imaginaire, « Vacquerie » sonne également comme une forme de « vagabonderie », de vagabondage au gré des documents, avec cette attention parfois diffuse à force de vains examens. Et puis, vaquer, c’est aussi interrompre temporairement son activité : la photographie qui suspend le rythme monotone des consultations, les retraits de cotes qui s’enchainent au guichet.
L’« enquête » commence : retrouver le document dont le fichier IMG_8448.JPG est un détail, ou plutôt retrouver la ou les numérisations qui ont été effectuées lors de sa consultation… Le numérique et nos pratiques produisent de la redondance et souvent de l’éparpillement : un fichier ici, un autre, identique, ailleurs sur la carte mémoire de l’appareil photo, le disque dur externe, la clé usb ou sur un espace de stockage en ligne. Les fichiers informatiques ont leurs indices. Avec sa date de création, il est plus qu’aisé de retrouver le moment de la venue aux archives. Partant de là, les choses s’accélèrent, se mettent en ordre : le carnet de dépouillement, consignant scrupuleusement au jour le jour les consultations, permet de remonter facilement à un ensemble de cotes, une dizaine, consultées le 5 juin 2019. Le parcours des dix dossiers correspondant me permet de retrouver le carton commandé : mon cliché est un détail d’un document coté 4 G 2861/1.
Document où se trouve cette « Vacquerie » au verso de l’acte photographié.
L’enquête n’en était pas vraiment une… inutile pour la mener d’entrer dans des considérations paléographiques et diplomatiques, de regarder la main, l’écriture, de dater celle-ci approximativement, de déterminer le support matériel, ici un parchemin dont les dimensions n’ont pas été indiquées dans mes notes. Remonter à la source est une affaire d’identification par des caractéristiques contenues dans des métadonnées générées automatiquement, puis de recoupements. Une affaire de quelques minutes, après des heures de dépouillements.
Mais pourquoi, ou plutôt comment, cette « vacquerie » a-t-elle pu être immortalisée ? Qu’est ce qui a conduit à la consultation de ce carton ? Passé le souvenir de l’élan constitutif du fichier, pourquoi avoir commandé, en juin 2019, la cote 4 G 2861/1 ?
Passons au document. Un acte de 1360.
Le résumé en marge du recto, datant de l’époque moderne, indique qu’il s’agit d’un bail à cens du moulin à huile de la Vacquerie pour 25 sous parisis de cens. Le contrat est passé entre le chapitre cathédral d’Amiens et Henry Chevalier et sa femme.
La pièce est scellée sur double queue, on le devine grâce à la pochette plastique en bas de la prise de vue. Je n’ai photographié le sceau. Le document présente, classiquement, les marques des opérations archivistiques successives, médiévales, modernes et contemporaines : tampon des archives départementales à l’encre bleue, au recto comme au verso, résumé et cotations moderne et contemporaine. Auparavant, cet acte coté 4 G 2861/1 était conservé dans l’armoire 6, liasse 21 et également numéroté 1. L’écriture ne surprend pas, on retrouve un aspect stable et uniforme, qui se formalise au XIVe siècle. La langue est empreinte de picardismes[2] :
« À tous ceulx qui ces presentes lettres verront ou orront[3], les doyens et la capellerie [chapellerie] de l’eglise Nostre Dame d’Amiens, salut. Sachent tout que nous, pour pourfit [profit] cler [clair] et apparant de nous et de ladicte eglise, avons livré et baillié à chens [cens] perpetuel à Henry, chevalier, et sa femme nostre moulin à waide[4] de le Vacquerie avoec le plache [place] où iceli est seituez et tous les pourfis et emolumens qui en porront issir et venir (…) et est ledicte livreure et bail fait pour la somme et pris [prix] de vint et chiunq [cinq] solz parisis (…) ».
La Vacquerie. Peut-être s’agit-il d’un hameau sis dans la commune de Bernaville, dans la Somme, à une trentaine de kilomètres au nord d’Amiens. Ou bien, un lieu-dit de la commune de Belleuse, dans la Somme près du département de l’Oise, également à une trentaine de kilomètres d’Amiens, mais cette fois-ci au sud-ouest. Mon enquête n’ira pas plus loin. C’est que le toponyme est fort commun, dérivé sans doute de « vacherie », le lieu où l’on élève des bovins.
Nulle mention à la Jacquerie toutefois : le document n’est même d’aucune utilité pour l’étude de la révolte…
1360, dans l’Amiénois : deux ans après le soulèvement, dans un espace où les conflictualités ont été intenses. Elles continuent en fait de l’être en 1360 avec la vengeance nobiliaire de la Contre-Jacquerie, qui touche particulièrement la Picardie. Le souvenir restera : en 1396, le prédicateur Jean de Varennes reprochera à Mathieu de Roye, père de l’archevêque de Reims avec qui il est en conflit, de s’être « baigné dans le sang des paysans ». Surtout, en ce qui nous concerne ici, d’autres actes, baux, donations ou encore amortissements, évoquent explicitement, dans l’Oise, la Marne et la Somme, les conséquences socio-économiques de la révolte. Une partie de la noblesse, de tous rangs, a subi de nombreux dommages. Ce sont ces conséquences et recompositions économiques qui étaient, en juin 2019, les raisons de cette « vacquerie ».
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[1] Philippe Artières, « L’historien face aux archives », Pouvoirs, 2015, 2(2), pp. 85-93.
[2] La transcription est de l’auteur.
[3] Ouïr.
[4] Guère.