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Nos archives: Collage sur un mur

Pour la série "Nos archives", Entre-Temps propose à des historiennes et des historiens d'exhumer un fragment de leur propre fonds d’archives pour en faire brièvement le récit. Ainsi se dessine une série d’auto-portraits et puis, au fur et à mesure des contributions, se constituera un fonds d’archives collectif, celui de l'écriture d'une autre histoire : celle que les historiennes et les historiens ont vécu et avec laquelle, consciemment ou inconsciemment, ils et elles écrivent celle des femmes et des hommes qui les ont précédé·es.

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Figure 1. Le mur de la rue Orfila, à Paris (janvier 2022)

Collées à la Patafix sur les deux pans de mur au-dessus du bureau, 78 pièces : photographies, cartes postales, une affiche, et un cadre accroché à un clou. Tentons, déjà, un rapide inventaire thématique du corpus à la date du 4 janvier 2022.

  • Quinze photographies de famille :

– Deux photographies de jeunesse de mes parents, au cœur du mur : à droite, ma mère adolescente, en sépia, un chapeau sur la tête ; à gauche mon père, en blouson bleu, photographié par ma mère, contre un muret, à l’occasion d’une promenade au Mont Saint-Michel.

– Deux autres photographies de mon père : les restes d’un tirage de Photomaton (trois photographies successives, en noir et blanc) et une photographie prise par son beau père à l’occasion d’une randonnée dans les Alpes, au début des années 1990.

– Sept photographies de famille sur lesquelles j’apparais moi-même : attablé avec mon père dans les Alpes sur l’une, dessinant sur une autre avec deux cousins plus âgés, assis à côté de ma sœur avant qu’elle ne souffle sa première bougie, jouant du violoncelle (deux photographies, l’une lors d’un concert à la M.A.L. de Laon, l’autre en pyjama dans le chalet familial), et une photographie enfin où j’escalade, à Vallorcine encore, une paroi dont la pente rend dérisoire les précautions dont mon grand-père, hors champ, entoure les quelques mètres d’ascension. Une photographie, enfin, plus récente – ma mère et moi y portons tous deux un masque –, prise par un vendeur pour expliquer le fonctionnement du Polaroid que je m’apprête à acheter.

– Trois photographies de mes petits cousins

– Une carte postale du village familial, Saint-Privat (Hérault).

  • Sept photographies d’amis, ensuite : l’une d’un ami de longue date, prise en 6e pendant l’une de ses courses de vélo ; les six autres prises à l’occasion de deux mariages, à l’été 2021. Une seule photographie du deuxième mariage (le même ami d’enfance y apparaît, avec moi-même et trois autres amis, dont l’un figure d’ailleurs aussi sur la photo de concert à la M.A.L.) contre cinq du premier.
  • Huit photographies d’Ana. Six photographies de mariage (cinq du premier mariage de l’été 2021, la dernière d’un mariage en Espagne, à l’hiver 2020), et deux Polaroid (l’une en compagnie de sa mère, l’autre avec son père, et j’apparais moi aussi sur les deux). Ajoutons un dessin qu’elle m’a envoyé pendant le premier confinement, et deux cartes qu’elle m’a offertes pour notre anniversaire.
  • Six cartes postales envoyées de vacances par des amis, trois cartes de vœux qu’ils m’ont offertes – deux à l’occasion de mon anniversaire, la dernière pour Noël –, et une chromo publicitaire pour l’enseigne « Aux Deux Villageois » – on apprend au dos qu’il s’agit d’un « Grand Comptoir de Bonneterie, Tricots de Classe pour hommes, Tricots Fantaisie pour Dames et Enfants, Rayon Spécial de Chemises, Cravates et Foulards, Vêtements de Travail, Draperie, Habillements tout faits et sur mesure, Fabrique de Vestes de Cuisine, de Salle & de Castor », sis aux rues Montorgueil et Mauconseil –, un cadeau là aussi. La carte « Meilleurs vœux » de Mariages Frères semble à première vue relever du même corpus, mais a pour sa part été glissée dans un sac, après achat, par un vendeur de la rue du Bourg Tibourg, et sélectionnée uniquement parce que je la trouvais jolie – ou bien pour combler un trou, je ne sais plus.
  • Deux cartes postales achetées en vacances en Espagne : destinées d’abord à être envoyées, elles ont dû finir sur le mur par négligence ou par remords – l’une est restée vierge tandis que l’autre porte déjà au dos le texte et l’adresse du destinataire oublié.
  • Vingt-deux cartes postales achetées dans des boutiques de musée, soit le corpus le plus imposant. Elles m’ont été offertes par mes parents pour la plupart – ils ne peuvent, à chaque exposition visitée en famille, s’empêcher de nous acheter, à ma sœur et moi, une carte postale au moins, comme souvenir. J’intègre à ces vingt-deux pièces deux feuilles cartonnées du dessinateur Thomas Ott, récupérées à l’occasion d’une exposition de sa Route 66, galerie Martel. Un billet d’exposition (qui reproduit une œuvre de Frantisek Kupka présente également, plus loin, sous forme de carte postale) et une carte postale de la cathédrale de Salamanque (achetée, par mes parents, dans une boutique voisine) complètent ce corpus.
  • Neuf pièces documentent des aspects plus professionnels de ma vie :

– Sept tirages photographiques glanés sur les tournages du magazine « Faire l’Histoire ». Trois pour le numéro sur les baguettes chinoises : deux tirages d’un portrait, rapporté de Chine au début du XXe siècle par l’anthropologue Berthold Laufer, d’un homme chinois assis, affichant, baguettes à la main, un large sourire, intitulé « Chinaman Eating Rice » ; et une photographie tirée de la collection de la famille de médecins-missionnaires Maxwell, où huit fillettes d’une école missionnaire mangent autour d’une table et se servent, dans un plat central, en utilisant des baguettes de service. Un tesson d’ostrakon. Trois tirages pour le numéro sur le cercueil : deux incarnations cinématographiques de Dracula – celle de Max Schreck en 1922, dans le Nosferatu de Murnau, et celle plus tardive de Bela Lugosi – et une photographie du XIXe siècle représentant deux employés des pompes funèbres.

– Une photographie du comité de la revue L’Histoire, prise le 24 avril 2018.

– Une couverture du numéro de L’Histoire sur « Les mondes de l’Inde » (le premier auquel j’aie véritablement collaboré), occupant sur le mur une place disproportionnée.

– Les traces, sur le pan de mur de gauche, d’une affiche que j’ai arrachée il y a quelques semaines à peine, celle d’un colloque organisé en novembre 2019 (« L’Europe et la différence des corps. Interactions ordinaires en contexte impérial »), abandonnée sur les instances répétées d’Ana – après tout, nos murs n’ont pas vocation à tenir lieu de CV.

  • Une bande dessinée de mon père (Noël 2021), enfin, encadrée et pendue à un clou. Impossible d’en assumer ici la description précise : elle se moque, sans méchanceté, de « Faire l’Histoire ».

Que dire, donc, de ce corpus ?

On peut s’intéresser, déjà, aux temporalités qui s’y emboîtent. Le temps long des référents familiaux (lieux et parents proches) et des amis de longue date. Celui, plus ramassé, d’événements marquants – vacances entre amis, mariages, sorties culturelles, événements professionnels – qui ont jalonné les quatre années et quelques mois pendant lesquels j’ai occupé cet appartement de la rue Orfila – de juin 2017 à aujourd’hui. Et une chronologie sentimentale resserrée bien sûr, comme il se doit, sur la relation débutée à l’été 2018.

Ce qui saute alors aux yeux, c’est l’étrange distorsion du récit de ces quatre années que raconte le mur, réduit à n’archiver que les seuls événements dont un tirage rectangulaire sur papier glacé – d’un format idéalement compris entre la carte postale et la feuille A4 – a pu enregistrer le souvenir. Que de micro-événements, dont je ne conserve aucune autre trace (visites de musée, passage à la boutique Mariages Frères de la rue du Bourg Tibourg). Que de manques, surtout, par rapport au récit que mettent en scène, par exemple, mon mur Facebook, ou la galerie de mon téléphone portable ! Paradoxe d’un papier glacé dont l’affichage dit la centralité, encore, dans l’économie du souvenir, mais dont la mémoire à trous trahit en même temps l’obsolescence croissante.

On peut tenter, aussi, une archéologie du collage, en traquant des étapes intermédiaires de sa sédimentation. Une photographie de septembre 2018 révèle une première étape inattendue. J’étais persuadé que le corpus avait été constitué, par cercles concentriques, autour des deux photographies de mes parents – les premières, d’ailleurs, que j’aie pensé à inventorier. Il semble au contraire que les photographies de famille aient rejoint dans un second temps un mur décoré d’abord par l’affiche de L’Histoire, la photographie du comité, quelques cartes postales d’exposition et cartes d’anniversaire offertes par des amis, plus les deux cartes postales d’Espagne à l’envoi avorté. C’est après tout logique : les photographies familiales étaient conservées chez mes parents, à Laon, et ce que l’on voit sur ce cliché, c’est donc ce que j’avais sous la main, à Paris même, au moment d’entamer cette décoration murale. Un bout du mur apparaît, en arrière-plan, sur une photographie de juin 2020, presque identique à son état actuel. Aucune photographie n’a archivé en revanche les deux principales ruptures dans la constitution du corpus. L’apparition du couple sur le mur, d’abord, tardive faute d’avoir gardé l’habitude d’imprimer les photographies – on n’imprime plus guère que des albums entiers, qui ne se prêtent pas à l’exposition murale –, mais inévitable, surtout après l’emménagement à deux. Les mariages, enfin, de 2020-2021, dont la présence n’est pas fortuite, mais témoigne plutôt des efforts déployés par les couples pour multiplier les traces matérielles de leur union, et en assurer l’exposition dans les foyers de leurs invités : dans chacun des trois mariages, un photobooth était disponible, dont une ou plusieurs photographies sont collées au mur, et si tant de photographies du premier mariage de l’été 2021 y figurent, c’est que les mariés ont pris le soin d’en envoyer une sélection à chacun des invités.

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Figure 2. Le mur de la rue Orfila, à Paris (septembre 2018)
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Figure 3. Le mur de la rue Orfila, à Paris (juin 2020)

On peut, aussi, jouer à mettre ce corpus en série. Ce mur est-il seulement symptomatique d’une manie personnelle du collage compulsif ? Pour en juger, pas d’autre moyen que d’infliger au lecteur une description des autres murs de l’appartement. Des six pans de mur de la chambre – en comptant ce qui semble être un encaissement de cheminée –, trois sont restés vierges, à l’exception de la bibliothèque qui occupe en partie l’un d’entre eux. Une sommation d’Ana, en réaction d’ailleurs aux deux pans de mur trop encombrés de photographies, dont le plus petit se poursuit sur la fenêtre. Au dernier pend, enfin, une carte de Chine de Vidal de La Blache, imprimée sur tissu. Des six pans de mur du salon (même encaissement), l’un est occupé par une fenêtre, l’un par une affiche publicitaire « Thé de Chine. Compagnie Coloniale » sous laquelle est accrochée une autre bande dessinée de mon père (Noël 2021) – offerte, celle-là, à Ana –, l’un par deux bibliothèques que sépare l’image d’Épinal d’un médecin chinois, un autre encore par un miroir, les deux derniers portant un damier de vinyles et de pochettes de vinyles des Clash et des Rolling Stones – ce ne sont pas à proprement parler des vinyles, mais les 45 tours des deux groupes réédités en CD à la fin des années 2000, dans les pochettes d’origine mais en format réduit. Dans la cuisine, enfin, seuls quatre des six pans de mur ne sont pas couverts de placards. L’un est occupé par la fenêtre, un autre par un miroir, le troisième par un planisphère à gratter, et le quatrième par une autre bande dessinée de mon père (Noël 2018).

La dernière bande dessinée de l’appartement (Noël 2019) trône en haut d’une des bibliothèques du salon, dont on pourrait également mettre en série la décoration avec celle du mur de photos : mêmes Polaroids de couple et photographies de mariages, auxquels s’ajoute une série de bibelots – souvenirs d’enfance, de voyages ou cadeaux rapportés par des amis : tatou et calebasse à maté d’Argentine, amphore de Crète et boule à neige de Las Vegas.

À quelques Polaroids près, le principal point commun entre le mur qui surplombe le bureau et les autres murs de l’appartement tient, on le voit, aux bandes dessinées de mon père. On peut, à ce titre, replacer le mur dans la géographie plus large – mais néanmoins exclusivement française – des lieux d’exposition de ses bandes dessinées : Laon, Chavignon, Savigny-le-Temple, Paris, Vergongheon, La Selve, Saumane, Saint-Privat, Montpellier, Port-Camargue. En 2002, mon père a commencé à dessiner de courtes bandes-dessinées sur divers épisodes minuscules de la vie familiale. Toujours suivant le même modèle : une planche unique de douze cases, sur papier Canson, un titre en mode de pastiche littéraire ou cinématographique, et quatre personnages principaux – mon père, ma mère, ma sœur et moi. Au plus fort de sa production, il a dû en dessiner pas loin d’une par jour, que l’on conserve à Laon dans plusieurs pochettes de papier Canson – archives au jour le jour, et datées selon les cas à l’année ou au jour près, de mes années d’enfance, du CM1 à la fin du collège. Le rythme s’est ralenti ensuite à mesure que ma sœur et moi-même grandissions. Il dessinait, aussi, des bandes dessinées pour des occasions spéciales, encadrées celles-là et offertes à divers membres de la famille ou à des amis proches, dont elles ornent encore ou ont orné les murs, aux quatre coins de France. Quelque part vers 2016 ou 2017, il a repris ces BD occasionnelles, pour ma sœur, ma mère et moi, puis pour Ana, et c’est celle de Noël 2021 qui a rejoint le mur.

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Figure 4. Le mur de ma chambre d’enfance, à Laon (janvier 2022)

Là où la mise en série a davantage de sens, c’est avec l’autre mur, celui de ma chambre d’enfance, à Laon, où depuis le collège un premier agencement chaotique de photographies surplombait le bureau. Du fouillis initial, il ne subsiste, toutefois, plus qu’une version désépaissie – quelque part sans doute entre 2012 et 2017, impossible de m’en souvenir précisément –, où autour des montages photographiques « à la David Hockney » du hall d’entrée et du chalet familial – une lubie du début du lycée, les autres murs de la chambre en sont couverts également, en alternance, ici encore, avec des pochettes de 33 et de 45 tours –, figurent un dessin – souvenir de ma première année à l’ENS – et quinze photographies de famille :

– Une photographie où je lis entre les seuls arrières-grands-parents que j’aie connus (les parents de ma grand-mère maternelle).

– Deux photographies de mes grands-parents paternels, aujourd’hui disparus (je pose sur la première, entre eux deux, devant le Mont Saint-Michel, et ma grand-mère tient sur l’autre ma petite sœur sur ses genoux).

– Trois photographies de mes grands-parents maternels (mon grand-père seul, photographié par mon père à l’occasion, toujours, de la même randonnée dans les Alpes ; ma grand-mère jouant avec moi ; mes grands-parents et moi au pied du chalet).

– Une photographie de mes parents le jour de leur mariage.

– Une photographie de ma mère, prise au Mont Saint-Michel (en même temps que la photographie de mon père sur le mur parisien)

– Une photographie de ma sœur et de mes deux parents, que j’ai prise sur une plage normande (c’était, je crois, le jour de leur anniversaire de mariage).

– Deux photographies d’une même promenade à Laon, avant mes trois ans, alors que ma sœur n’était pas née et que nous nous n’habitions pas encore dans la maison de l’avenue Aristide Briand (je pose, sur la première, sur une petite moto aux pieds de ma mère, et mon père me tient, sur l’autre, dans ses bras).

– Une photographie de moi, en pull rayé, sur un banc laonnois.

– Un Photomaton de mon père pris à la gare de Laon (d’abord seul, avant que je ne le rejoigne dans la cabine pour les deux derniers clichés).

– Deux photographies, enfin, de ma petite sœur (une photographie de classe, format photo d’identité ; elle rogne sur l’autre un os de gigot d’agneau, dans la cour de la maison de l’Aiguelongue, à Montpellier, celle de mes grands-parents disparus).

Le collage sur le mur au-dessus de mon bureau parisien relève, on le voit, non pas d’un usage que je ferais des murs en général, mais de l’usage récurrent que je fais, dans les différents logements que j’occupe, d’un mur en particulier. Notons l’anomalie d’un précédent appartement, occupé rue Chapon de l’été 2013 au printemps 2017, où un rôle proche avait été dévolu au réfrigérateur plutôt qu’au mur surplombant le bureau – sans doute la présence dudit bureau dans la pièce à vivre avait-elle rendu le collage habituel plus difficile à négocier.

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Figure 5. Le réfrigérateur de la rue Chapon, à Paris (juin 2015)

Rien de bien étonnant d’ailleurs dans cet usage qui décline – de façon certes fort peu rebelle – le collage habituel aux décorations des chambres adolescentes, lequel détourne lui-même, dans la deuxième moitié du XXe siècle, des usages bien établis déjà des murs domestiques. On connaît, grâce aux travaux de Manuel Charpy sur l’intérieur bourgeois, la diversité de ces usages au cours du XIXe siècle : coffres dissimulés dans les murs ; insonorisation par capitonnage ou application de cloisons en liège, de cartons enduits ou de tentures ; décorations, enfin, car le mur bourgeois, pas plus que le sol, ne saurait jamais rester à nu. Les murs se couvrent d’objets, antiques ou exotiques de préférence, et de contrefaçons à défaut. Le papier-peint connaît dès le XVIIIe siècle un succès porté notamment par la vogue des toiles indiennes, et se diversifie tout au long du XIXe siècle – en imitations, notamment, de tableaux, de marbre, de bois, de tentures ou de cuir de Cordoue. L’élite sociale continuant toutefois de lui préférer tapisseries véritables et tableaux authentiques. Si la constitution de l’appartement en sphère de l’intime passe au XIXe siècle par la profusion de textiles de tout poil – n’oublions pas rideaux, lambrequins, alcôves, tentures de portes et de cheminées –, Manuel Charpy note aussi l’apparition des photographies sur les murs, encadrées et sous verre – et des portraits mortuaires notamment, destinés à prolonger la présence du défunt parmi les siens. C’est cet ancrage photographique, sur les murs, du portrait de soi – que prolonge l’omniprésence du miroir – et de la mémoire familiale – forme démocratisée du portrait peint – qui trace, des intérieurs bourgeois de Manuel Charpy au mur qui surplombe mon bureau, une généalogie directe : n’y retrouve-t-on pas la même mise en scène de l’intime, articulée à la même revendication d’un statut social par l’affichage de tableaux, même sous la forme dévaluée de la carte postale[1] ? Peut-être faut-il même y voir – contamination des tables corpus de « Faire l’Histoire », dont plusieurs vestiges l’ont d’ailleurs rejoint ? – quelque chose comme un autoportrait éclaté, la constitution narcissique d’un auto-corpus à partir duquel écrire mon égo-histoire – familiale et sentimentale autant que professionnelle, à mi-chemin de l’album photo et du mur-CV. Le tout agrémenté de reproductions de tableaux pour rappeler que, si si, je vous assure, j’ai beau n’avoir pas le temps de lire beaucoup de littérature pendant ma thèse, je reste quelqu’un de cultivé : Ana me reproche assez cet abandon de la littérature où l’âme ne peut que s’assécher.

Impossible pourtant de comprendre tout à fait ces deux pans de mur sans les rattacher, aussi, au domaine plus circonscrit de la décoration des chambres adolescentes – le mur parisien prolongeant, on l’a vu, le mur laonnois. Jason Reid a montré comment, aux États-Unis, l’idée s’était progressivement imposée pendant les premières décennies du XXe siècle, dans les magazines de décoration d’intérieur – sous l’effet de théories nouvelles sur la psychologie enfantine –, que la décoration des chambres d’enfants devait être laissée à partir d’un certain âge au choix des enfants eux-mêmes plutôt qu’à celui de leurs parents. D’où, à partir des années 1960, une initiative totale laissée aux adolescents sur la décoration de leur chambre. Les murs des chambres d’adolescents deviennent ainsi, pendant la Guerre Froide, le lieu d’expression par excellence d’une culture jeune en plein essor, et les experts de décoration d’intérieur se contentent de conseiller la personnalisation des chambres et des murs, perçue comme un véritable rite de passage, déterminant dans la constitution des identités adolescentes. À tel point que le magazine Co-Ed lance dans les années 70 un concours de décoration de chambres d’adolescents, sponsorisé entre autres par la marque de scotch 3M. Le collage – présent dans les décorations de chambre dès la deuxième moitié du XIXe siècle, certains experts recommandant dans les années 1860 déjà d’encourager les enfants à réaliser des collages décoratifs sur la porte de leur chambre – s’impose en effet comme instrument de personnalisation par excellence pendant les années 1970 et 1980, avec l’essor notamment de techniques adhésives moins nocives pour les murs. Jason Reid souligne enfin le déclin, depuis la fin de la Guerre Froide, des injonctions à la décoration personnalisée à destination des jeunes[2].

Il est certain en tout cas que ce n’est pas en réponse aux injonctions d’une « culture jeune » quelconque que j’ai entrepris pour ma part cette décoration, dont le contenu (des pochettes de vinyles de mon père, et des photographies de famille) comme l’initiative même (j’ai entrepris cette décoration à l’occasion de travaux dans la maison, alors que mon père avait commencé à dessiner sur tous les murs que l’on s’apprêtait à détruire d’immenses Minotaures que je m’amusais à décliner moi aussi) dérogent singulièrement à la double ambition du genre : quête d’identité et rupture générationnelle. Sans doute connaissais-je surtout les décorations de chambres adolescentes par ce qu’en montraient alors des films de la seconde moitié du siècle ; sans doute aussi mon père, frustré de n’avoir jamais eu à Montpellier sa propre chambre à décorer, m’avait-il encouragé à décorer la mienne comme il aurait aimé pouvoir le faire lui-même, trente ans plus tôt. Quelque chose comme une citation, donc, ou une reconstitution de ces décorations de chambre du deuxième XXe siècle, davantage que leur prolongement au XXIe. Quant à savoir pourquoi mon appartement parisien, à maintenant vingt-huit ans, reproduit encore cette version édulcorée d’une décoration de chambre d’adolescent des années 80, c’est affaire de psychanalyste, sans doute, bien plus que d’historien.

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Figure 6. Le Minotaure du salon (photographie non datée, années 2000)

 

[1]Manuel Charpy, « Le théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle et identité bourgeoise. Paris, 1830-1914 », thèse de doctorat, université François-Rabelais de Tours, 2010.

[2]Jason Reid, « “This Room is Yours, Personal !” : The Rise and Fall of Middle-Class Decoration Expertise in the Bedrooms of America’s Teens, 1900-1985 », Journal of the Canadian Historical Association, vol. 21, n° 1, 2010, p. 109-129.

Publié le 15 février 2022
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