Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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Nos archives : un débordement

Pour la série "Nos archives" qu'Entre-Temps propose cette année, des historiennes et des historiens exhument un fragment de leur propre fonds d’archives pour en faire brièvement le récit. Ainsi se dessine une série d’auto-portraits et puis, au fur et à mesure des contributions, se constituera un fonds d’archives collectif, celui de l'écriture d'une autre histoire : celle que les historiennes et les historiens ont vécu et avec laquelle, consciemment ou inconsciemment, ils et elles écrivent celle des femmes et des hommes qui les ont précédé·es.

Dans le salon, sur l’étagère où sont classés les romans, on trouve au bout d’une rangée un petit cahier. Il n’a pas toujours été là. Quand il était utilisé quotidiennement, il reposait un peu partout, sur un accoudoir, sur la table basse, un stylo niché entre ses pages ou bien accroché à sa reliure. C’est un peu plus tard qu’il a migré dans l’étagère où il est d’abord resté posé au-dessus des livres, à l’horizontale : peut-être était-il, alors, susceptible de servir encore. Cela fait quelques temps seulement qu’il a trouvé cette place, à côté des romans dont le nom des auteurs commence, sur cette rangée, par la lettre P. Rarement, il en est extrait pour consultation puis replacé, toujours au même endroit, serré entre un livre et la planche de la bibliothèque : cette place est le lieu de sa conservation.

Le mot importe : conservation, car c’est peut-être ce mot là précisément qui fait du petit cahier un document d’archive. Mais il faut préciser d’emblée que du cahier il n’existe nulle copie, nulle numérisation, nulle existence dans le cloud. Soumis aux inondations, incendies ou à un bien improbable vol, soumis aux pertes inhérentes aux déménagements, rangements de bibliothèque ou tris divers, il est susceptible de disparaître – comme tant de documents lointains, dont certains, une infime part au fond, nous sont pourtant parvenus.

Toutes les photographies sont de l’autrice

Le cahier est bleu et un peu épaissi par l’usage. Sur les 48 feuillets lignés qui le composent, 38 sont remplis, et trois ont été, on ne sait pour quel motif ni emploi, proprement découpés : l’un entre les feuillets 33 et 34, ainsi que les deux derniers. Sept feuillets, en fin de cahier, sont restés vierges. Un œil rompu à la paléographie distinguera dans le cahier deux mains différentes, utilisant majoritairement un stylo noir, plus ponctuellement du rouge – les derniers feuillets quant à eux sont écrits en bleu, puis en vert. Un trombone passablement rouillé maintient attachées au contre-plat arrière quatre fiches à petits carreaux de plus petite dimension, vraisemblablement extraites d’un bloc-notes avec feuilles détachables.

Elles aussi sont bien remplies : la première seulement sur le recto, les trois autres recto et verso. Il apparaît assez vite que le cahier poursuit sur un support plus durable l’enregistrement des données consignées sur les fiches volantes, qui ont été rattachées à l’ensemble ultérieurement. Ces quatre fiches ne sont que partiellement datées : elles renvoient au « vendredi 21 » puis au « 23/09 », enfin au « 25/09 ». Le cahier commence quant à lui au « 30/09 », et est tenu cette fois quotidiennement, sans exception aucune, jusqu’au 20/03. Aucune année n’est précisée mais, à la suite de l’enregistrement du 20 mars, sur la même page, plus bas et d’une autre couleur, l’enregistrement reprend à la date du jeudi 23 janvier 2020, pour prendre fin à la page suivante, cette fois définitivement, le mercredi 19 février de la même année : on peut dès lors faire l’hypothèse raisonnable que l’essentiel du cahier concerne la période allant de la fin du mois de septembre 2018 à la fin du mois de mars 2019.

Les informations contenues dans le cahier sont, pour la période principale, réparties sur trois colonnes de taille inégale. Dans la colonne centrale, la date, parfois entourée ou soulignée, comme pour la rendre plus immédiatement visible.

À gauche et à droite, des chiffres et des lettres, ou plutôt des lettres auxquelles correspondent des chiffres, en fait des heures, selon deux modalités différentes. À gauche, des horaires ponctuels. À droite, des intervalles. Sur certaines pages, cet intervalle est explicité dans une quatrième colonne, à droite.

Une légende, ajoutée d’une main ultérieure sur la page de garde, éclaire la nature des informations contenues dans le cahier, lui-même intitulé « Cahier d’Isaac A. »

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Cette légende précise le sens de neuf lettres utilisées comme initiales ou sigles renvoyant pour une part à l’alimentation et à la digestion (colonne de gauche), pour l’autre au sommeil (colonne de droite).

Au fur et à mesure des feuillets cependant, de nombreuses lettres, symboles, signes divers viennent complexifier le codage de l’information sans que la légende ait été actualisée. On rencontre ainsi, en tout, 27 lettres, sigles, dessins et figurés différents dans le cahier, un usage récurrent des points d’exclamation et des parenthèses, ainsi qu’une quinzaine de mots écrits en toutes lettres concernant l’un ou l’autre des domaines qui font l’objet de l’enregistrement : lieux du sommeil (poussette, voiture, canapé) ; composition des purées de légume progressivement introduites (pommes de terre, courgettes, carottes, etc.) ; maladies ponctuelles (fièvre, vomi, malade, doliprane, toux) ; enfin d’autres termes plus inclassables (« perte doudou », « échec », « chaos »).

L’enregistrement des informations déborde ainsi du cadre défini par la légende – comme si la vie, très vite, débordait du cahier bleu.

 

Résumons : sept mois durant, les premiers de la vie de l’individu Isaac A., le cahier enregistre sur cet individu une dizaine d’informations quotidiennes, concernant son alimentation, sa digestion, son sommeil, ou plus largement sa santé. Notons qu’aucune de ces informations n’est restituée sous la forme d’un récit plus développé : toutes font l’objet d’une prise de notes plus ou moins codée, qu’il faut ensuite reconstituer.

Prenons au hasard l’exemple d’une journée apparemment ordinaire, celle du 23 novembre : réveil à 6h15, repas à 6h30 puis nouvelle sieste au berceau de 6h55 à 9h. Suivent deux changes consécutifs à 9h05 puis à 9h45. Nouvelle sieste, cette fois dans le porte-bébé à 10h55, jusqu’à 12h10. Repas à 12h30, puis nouvelle sieste d’une heure dans le porte-bébé à partir de 13h45, suivie d’un nouveau repas à 15h30, avant une nouvelle sieste d’une heure de 15h45 à 16h45. Change au réveil, puis nouvelle sieste dans le transat de 17h à 18h45. Nouveau repas à 19h, suivi d’un change à 19h40, puis d’un nouveau change à 20h30. À 22h25, repas, puis mise au berceau à 23h10, jusqu’à 4h35. Repas à 4h40, puis remise au berceau à 5h20, jusqu’à 6h55.

La médiéviste que je suis éprouve en cet instant une forme de vertige, un vertige documentaire devant ces quelques lignes qui détaillent minutieusement et un peu sèchement les heures de la journée d’une vie quand, bien souvent, quelques lignes aussi peu lisibles m’informent sur un groupe parfois conséquent d’individus dont je me réjouis de pouvoir établir ne serait-ce que les nom et prénom. Le vertige s’accentue lorsque je songe que le cahier bleu n’est qu’un fragment de la masse documentaire produite sur le même individu pendant cette même période. Dossier médical détaillant les circonstances de sa naissance, diverses consultations de médecins, déclaration et inscription à l’état civil, sécurité sociale et mutuelle, recherche d’un mode de garde et inscription dans une structure dédiée, ceci pour ne mentionner que les documents institutionnels et publics, auxquels il faut ajouter les traces financières et matérielles de multiples achats, enfin les innombrables photographies et vidéos capturées par la presque totalité des membres de son entourage. Cette saturation d’informations me semble à la fois propre à notre époque et à un âge – les premiers mois de la vie. Ensuite, sauf destinées extraordinaires, maladie grave, lourd casier judiciaire, éphémère ou durable célébrité, le tourbillon documentaire se calme un peu. Sans se taire pour autant : une disparition archivistique absolue est inimaginable et serait pour le moins suspecte.

Mais je ne dispose, pour l’heure, que du cahier bleu. Et en le feuilletant, je réalise bien sûr qu’il ne dit au fond rien des premiers mois de la vie d’Isaac A. Il en va des archives privées, personnelles, comme de toute autre archive : elles disent si peu des individus dont elles parlent, et tant de celles et ceux qui les produisent. Je sais combien par exemple, les archives judiciaires royales du XVe siècle sur lesquelles je travaille ne disent rien des justiciables mais disent tant des préoccupations politiques et institutionnelles de ceux au nom de qui la justice est rendue.

Aussi le cahier bleu ne saurait-il permettre d’ébaucher un court récit de la vie d’Isaac A. mais témoigne avant tout des préoccupations des auteurs – des « conducteurs » disait-on au XVe siècle – du cahier. Exemple limpide : on remarque que la colonne de droite (dédiée au sommeil) fait dans les premières semaines l’objet d’enregistrement disparates, tandis que la colonne de gauche (alimentation et digestion) est soigneusement tenue. À l’inverse, les mois passant, les changes font l’objet d’un enregistrement plus incertain, tandis que la colonne de droite se densifie et fait l’objet d’une attention soutenue si ce n’est maniaque, jusqu’à constituer la seule et unique donnée enregistrée lors de la réutilisation tardive du cahier en janvier 2020.

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Il ne faudrait évidemment pas en déduire que les changes cessèrent au 4e mois, ni qu’Isaac A. ne dormait pas dans les premiers jours de sa vie – le cahier témoigne en fait seulement d’un glissement progressif dans les préoccupations des conducteurs du cahier de la question de l’alimentation vers celle du sommeil.

Et même : pour faire un jour de ce cahier une source, un objet d’histoire des préoccupations parentales au début du XXIe siècle, encore faudrait-il pouvoir le comparer avec ses homologues cahiers ou enregistrements qui, je l’imagine sans peine, existent et pour certains ont certainement été conservés, afin de les soumettre à un questionnaire commun : sur quel support ? quelle quantité d’informations enregistrées et pendant combien de temps ? quels figurés retenus ? avec quel degré de précision ? avec quelle constance et avec quelle rigueur, les semaines passant ?

Mais je ne dispose, pour l’heure, que du cahier bleu – qui me donne le vertige car je sais si peu des vies que j’étudie, et parce qu’il dit finalement si peu de la vie qu’il enregistre. Mais ces feuillets m’ouvrent, en même temps, de familières perspectives.

Ce qui me frappe soudain, c’est la proximité troublante entre le cahier bleu et les documents d’archives que j’étudie. Ce support (le passage des feuilles volantes au cahier) ; cette organisation de l’information dans la page ; cette monotonie, ce ronronnement des enregistrement sériels manuscrits rompu et trahi par quelques mots et signes surgissant comme malgré eux ; les quelques marginalia (ces petites notes ou dessins manuscrits en marges des documents) ; cette imbrication profonde, surtout, dans la documentation même, entre une finalité gestionnaire et une finalité mémorielle me paraît toute médiévale – tout comme cette troublante ambivalence entre une volonté de lisibilité, de clarté, et cette part d’incompressible secret, d’indéchiffrable dès lors que l’on sort de l’étroite relation entre les archives et celles et ceux qui les produisent. Ce quelque chose qui échappe toujours un peu, que le greffier, le conducteur, le scribe, n’a pas voulu expliciter, ne le jugeant pas souhaitable ou simplement pas nécessaire, quand bien même il sait que le document pourrait être lu par d’autres que lui. Cette conservation enfin dans la bibliothèque au sens médiéval du terme, celui de librairie où les archives sont parfois conservées – thésaurisées – avec les livres.

Et ce qui m’interpelle, finalement, c’est la nature du lien ou du rapport entre ce que l’on fait et les archives que l’on produit. Si le cahier bleu m’évoque une liste de cotes d’archives, un compte ou un extrait d’inventaire médiéval, peut-être est-ce parce que j’y projette mes réflexes et habitudes de lecture. S’il me paraît se prêter tout particulièrement à l’analyse codicologique, à la mise en série, à l’analyse quantitative et la production de splendides statistiques, au questionnement sur les modalités et l’entrelacement des motifs de sa conception, de ses raisons d’être, peut-être est-ce parce que j’y projette mes réflexes et habitudes de travail.

Mais peut-être est-ce aussi parce que j’ai moi-même conduit ce cahier en médiéviste. Et voilà venu le moment d’imaginer une cohorte d’historiennes et d’historiens me confiant leurs cahiers ou équivalents. Et j’imagine pouvoir deviner d’après le support – manuscrit ou numérique – d’après l’organisation de la page ou de leur tableau excel, d’après le choix des informations saisies et surtout les modalités d’enregistrement, enfin d’après les pratiques de conservation, j’imagine oui pouvoir déterminer leur préoccupation documentaire, autrement dit, la période sur laquelle ils et elles travaillent, le type d’archives peut-être même, qu’ils et elles fréquentent assidûment. Donne-moi tes archives, et je te dirai celles que tu cherches, celles que tu pratiques, celles que tu dépouilles, celles que tu déchiffres.

Nous savons aujourd’hui combien les historiennes et les historiens sont femmes et hommes de leur temps. Combien ce temps infuse dans l’histoire qu’elles et ils écrivent. Mais peut-être nous reste-t-il encore à apprendre combien l’histoire que l’on étudie, les recherches que nous faisons, infusent dans les documents que nous produisons.

 

Publié le 9 mars 2021
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