Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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Nos archives: le cahier épigraphique

Pour la série "Nos archives", Entre-Temps propose à des historiennes et des historiens d'exhumer un fragment de leur propre fonds d’archives pour en faire brièvement le récit. Ainsi se dessine une série d’auto-portraits et puis, au fur et à mesure des contributions, se constituera un fonds d’archives collectif, celui de l'écriture d'une autre histoire : celle que les historiennes et les historiens ont vécu et avec laquelle, consciemment ou inconsciemment, ils et elles écrivent celle des femmes et des hommes qui les ont précédé·es.

Au début du mois de mars 2020, il a fallu faire de la place à la maison ; tourner les meubles et inventer des espaces de travail là où il n’y avait pourtant pas de place ; gérer les angles morts, les reflets et les points de vue ; installer, en arrière-plan des webcams, un fond d’écran respectable, neutre mais pas trop : des livres que l’on reconnaît, une photographie que l’on ne reconnait pas dans son cadre. Ambiance standard d’une bibliothèque à domicile, indice satisfaisant d’une profession confinée et cadre homogène pendant près de deux ans de toutes les activités d’enseignement, de recherche, de communication. Pour fabriquer cette image et surtout pour éviter de tourner en rond à la maison, on a aussi profité du confinement pour faire le ménage de ce bureau forcé : trier les notes, classer les carnets, ordonner les livres, faire des caisses, et puis jeter tout ce qui ne présentait plus d’utilité ou de sens.

À cette occasion, un grand cahier a refait surface sans prévenir.

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Il est pourtant trop gros pour passer inaperçu : un format A4 à spirales et couverture massive de carton noir ; un papier très épais qui résiste à toutes les encres. À bien y réfléchir, il est aussi beau que peu pratique, ce cahier, surtout quand on sait pourquoi il a été acheté à l’été 2005 dans une papeterie Ordning Reda de la rue Goya, à Madrid. Trop luxueux, trop rigide, trop salissant pour devenir un véritable carnet de mission, une erreur qu’aucun archéologue n’aurait commise. Il était destiné à contenir les inscriptions médiévales de la communauté autonome de Navarre étudiées cet été-là, entre Pampelune, Estella, Tudela et Leyre ; 400 kilomètres de routes, d’églises, d’abbayes, de constructions civiles, de musées, pour une collection épigraphique riche documentant la vitalité artistique de la province, les enjeux politiques de son gouvernement, les échanges culturels au sortir des vallées pyrénéennes tout au long du Moyen Âge. En manipulant le cahier qui semble hésiter quelques jours entre le devenir-archive et la mise au rebut, une sensation douce-amère s’installe : il est soudain évident qu’on n’a jamais vraiment rien fait de ces notes de terrain. La collection épigraphique de Navarre n’a pas pris forme dans une publication, pas même dans un inventaire qui viendrait lui donner un embryon de consistance. À l’ouverture du cahier, on comprend très rapidement les raisons de cette mise en suspens. Les indications sont, avec le recul, imprécises, confuses, aléatoires.

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Si l’on place les sites visités durant l’été 2005 sur une carte de la Navarre, on devine les zones encore à couvrir ; si l’on trace des lignes entre ces points géographique, on constate le manque de préparation de la mission ; si l’on dresse enfin la liste des critères retenus sur le terrain, on voit à quel point il était difficile de publier ces inscriptions dans un même ensemble éditorial. Le cahier ressemble à tout sauf à un corpus préliminaire des inscriptions médiévale de Navarre, ce qui était pourtant son ambition. Les indications au crayon de papier, tantôt en français, tantôt en espagnol, ne sont pas tout à fait dépourvues d’intérêt, et elles identifient certes ce qui semblait le plus intéressant dans ces documents épigraphiques : à Tudela, la concentration des inscriptions funéraires dans le cloître de la cathédrale ; à Estella, l’organisation des textes sur les chapiteaux du cloître de San Pedro de la Rua ; au monastère d’Irache, la multiplication des chrismes romans aux portails de l’église. Le tout accompagné de croquis, de dessins, de plans levés rapidement. Bref, une sensation d’amateurisme, l’érudition sapée par l’impressionnisme et l’urgence d’une mission ratée. À mesure que les souvenirs reviennent et que l’on consulte les tirages photographiques liés aux notes par une simple référence à trois chiffres, le voile de l’échec vient se poser sur le grand cahier qui se rapproche dans le même temps de la poubelle, comme si sa destruction pouvait remédier après-coup à tout cela.

Par-delà les évidentes erreurs de jeunesse qui expliquent l’exploitation impossible de ces données de terrain, la façon dont on a constitué ce dossier signale le rapport particulier de l’épigraphie à la description. Parce que l’inscription est à la fois texte, objet et lieu, elle se distingue, au moins sur le principe, du reste de la documentation écrite du Moyen Âge. Il faut penser le document épigraphique dans son contenu, dans sa forme, et dans sa spatialité. C’est la raison pour laquelle l’épigraphie emprunte sans le dire aux autres disciplines de l’érudition de la médiévistique ; à la diplomatique, à la paléographie, à l’histoire de l’art, à l’archéologie. Relever une inscription sur le terrain, c’est prendre note de tous les éléments qui permettent de visualiser le texte et son territoire. Les pages de la mission de Navarre mêlent ainsi les indications chiffrées, les transcriptions plus ou moins imitatives, les dessins du contexte de l’inscription, mais c’est la présence de phrases étendues de description qui saute aux yeux.

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L’écriture au cœur de la notice en germe vient donner par la rédaction à longue ligne une impression de réalité épigraphique, et l’inscription existe du point de vue documentaire bien plus dans la description que dans le relevé. C’est une tradition épigraphique française que de s’en remettre ainsi à la description des inscriptions ; d’autres écoles sont bien plus sèches et confient le soin de « faire notice » à la reproduction photographique, au dessin, aux chiffres. Or, il y a une vertu à la description, celle d’autoriser l’évocation, la comparaison, le dépassement du document et l’intégration de l’inscription aux problématiques plus générales de l’histoire et de l’anthropologie de l’écriture. Le problème avec la description des inscriptions de Navarre, c’est qu’à l’image du premier témoin sur une scène de crime, elle se trouve au mauvais endroit et au mauvais moment. Elle intervient trop tôt dans la génération de la connaissance et prend le pas sur l’établissement des faits documentaires ; le relevé confond la fiche de terrain, l’inventaire organisé des données, et le brouillon de notice, leur remise en ordre discursive. La description aurait dû se déployer dans une publication systématique du corpus, désormais rendue impossible parce qu’on s’est trompé, sur le terrain et face au texte, dans la nature des observations à formuler. Finalement, ces descriptions précoces ne transmettent qu’une impression de connaissance ; des intuitions certes, mais en aucun cas les moyens d’une mise à disposition de l’information perdue dans un no man’s land entre la fiche et le brouillon.

C’est sans doute le lot de bien des fiches sans devenir qui dorment dans les tiroirs du médiéviste ; pour une fois, ce n’est pas parce que l’on manque de temps, mais parce que ces archives fragments de terrain sont impossibles ou presque à exploiter ; elles évoquent, glosent, lient, interrogent au lieu d’établir. Il n’est pas question ici de s’enliser dans un constat d’échec narcissique – peu importe, au bout du compte, que les inscriptions médiévales de Navarre existent dans l’imperfection de leur relevé dans un vieux cahier, le corpus finira bien par voir le jour, quitte à répéter certaines missions de terrain. Il importe en revanche de repérer dans cette masse d’informations ce qui se trouve, à basse tension et sans à-coup, à l’origine d’autres recherches précisément parce qu’elles font le pari de la description. L’accumulation des descriptions désorganisées forment une surface de rebond sur laquelle les pensées confuses, les faits, les documents circulent d’une recherche à l’autre. Les archives de l’historien sont le chemin d’une transhumance des idées sur le sable duquel les brides de pensée, bonnes ou mauvaises, laissent leur empreinte.

Sur l’une des pages du cahier, en date du 7 juillet, on trouve les données concernant les inscriptions tracées au très beau portail de Santa María la Real de Sangüesa.

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Les statues-colonnes, trois femmes à gauche, trois hommes à droite, portent des livres inscrits identifiant les personnages sculptés. La figure centrale à gauche présente devant elle un codex fermé portant un texte qui identifie la Vierge, Maria mater Christi ; au-dessous, on lit le nom de l’un des acteurs du portail, sculpteur ou commanditaire : Leodegarius me fecit. Un croquis reproduit la disposition de l’inscription et en face une note signale que le texte, par sa qualité, s’intègre pleinement dans l’image : « le texte devient dessin ».

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Tout cela ne veut pas dire grand-chose à la réflexion, mais un coup d’œil rétrospectif sur ce qui a été écrit, dans le cadre de l’habilitation à diriger les recherches notamment, montre combien cette phrase, aussi naïve soit-elle, devait donner la thématique des travaux à suivre. La notice rédigée a posteriori pour Sangüesa ignore d’ailleurs cette mention, pourtant programmatique. Une description donc, une « impression de visite » (plutôt qu’un relevé), plantée dans la problématique des relations texte/image. En parcourant toutes les pages du cahier, on constate d’ailleurs que ce sont ces informations qui dominent. Pour les peintures murales de San Pedro de Olite, aujourd’hui au musée de Navarre, c’est la disposition des inscriptions dans les scènes qui a retenu l’attention, avec une description formelle très aboutie et un relevé du contenu très pauvre ; pour la mandorle du Christ de San Miguel d’Estella, c’est la relation entre le dispositif épigraphique et la figure du Pantocrator qui se trouve détaillée aux dépens des informations paléographiques.

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On se rassurera donc en constatant que cette archive n’est pas seulement l’indice d’une recherche qui n’a pas abouti ; elle porte aussi en elle, et sans le savoir, les germes d’une recherche conclue, publiée, partagée et discutée. Aucun souvenir pourtant d’avoir consulté, ne serait-ce qu’une fois, ce cahier au cours de l’HDR. Le caractère systémique que l’on prête parfois aux archives des grands intellectuels, le fait que l’on puisse y repérer démarches et processus, l’implacable réflexivité de leurs annotations est sans doute le fait de quelques esprits au-dessus du lot. Il se peut que pour les autres les choses soient plus heurtées et moins construites ; plus ponctuelles et moins conscientes ; plus accidentelles et moins linéaires. Les bonnes idées survivent pourtant, pour les uns comme pour les autres, sur les terrains vagues de l’échec et de l’approximation, au fond des archives.

Le cahier noir Ordning Reda n’a pas terminé son voyage vers la poubelle, finalement. Une fois le confinement levé et malgré son côté bien peu commode, il a même repris la route pour d’autres missions de terrain, en dilettante. Les arcades du cloître de Roda de Isábena ont été dessinées l’été dernier pour localiser la formidable collection épigraphique des xiie-xive siècles encore conservée sur place aujourd’hui.

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La transcription des textes a complètement disparu – seul le lieu de l’écriture persiste.

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S’il fallait donc chercher une dimension heuristique à ce carnet, c’est dans les différentes facettes du document épigraphique mises en avant dans les croquis et les relevés qu’on la trouverait puisqu’en insistant tantôt sur la matérialité de l’objet, tantôt sur son exposition, tantôt sur son contenu, les notes dessinent par accumulation un portrait assez complet de ce qu’est l’écriture épigraphique médiévale. C’est en traçant au crayon les lettres, les cadres, les ornements, les supports que l’on ressent ce qui fait l’unicité de chaque inscription ; c’est en décrivant à coup d’impression et d’intuition les objets que les enjeux historiques et anthropologiques sont formulés ; maladroitement sans aucun doute, mais la vertu de l’archive est peut-être de rendre lisible cette stratification des idées et des pistes.

 

 

Publié le 29 mars 2022
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