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Écrire l'histoire avec un jeu vidéo : un exercice radical d'estrangement pour l'historien

Et si les historiennes et les historiens s'emparaient du médium vidéoludique pour écrire l'histoire ? Cette question est au cœur des travaux de Martine Robert, docteure en philosophie, qui revient pour Entre-Temps sur ce que ce possible engage et éprouve dans les pratiques historiennes.

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« L’historien ne fera jamais rien d’autre que d’activer les dimensions inaperçues du passé transmis. La tâche est évidemment interminable. »

Bernard Lepetit, Carnets de croquis : sur la connaissance historique, Paris, Albin Michel, 1999, p. 44.

 

 

Une histoire expérimentale

En 1991, Daniel Milo et Alain Boureau invitent les historiens à la pratique d’une histoire expérimentale dans Alter histoire[1], ouvrage publié sous leur direction. Cette histoire expérimentale passe par une entreprise volontaire et réfléchie de déplacement du regard ou de mise en jeu des perspectives communément admises qui, en suscitant une forme d’ « estrangement », permet de défamiliariser l’objet historique et de le découvrir sous un jour inédit.

Ni Daniel Milo, ni Alain Boureau n’ont en vue dans leurs propositions le jeu vidéo comme forme de représentation. Cependant, trente ans après la publication d’Alter histoire, on ne saurait imaginer pour un historien un moyen plus radical de se livrer de manière expérimentale à l’estrangement que de faire de l’histoire en prenant comme support le médium vidéoludique. Le projet est si déstabilisant qu’il apparaît le plus souvent incongru aux historiens. C’est une lubie, au mieux une réjouissante vue de l’esprit. Rien en tout cas qui ait jusqu’à présent suscité un intérêt des historiens tel qu’il conduise certains d’entre eux à monter un projet de recherche visant à faire de l’histoire à travers la conception et la production d’un jeu vidéo. Les raisons de ce désintérêt sont nombreuses, et de différentes natures.

L’histoire comme « histoire »

Le premier obstacle, massif, à ce que les historiens produisent, parallèlement aux récits, des jeux vidéo tient à la discipline elle-même, ou plutôt à la manière dont elle s’est élaborée jusqu’à présent et corrélativement à la façon dont on la comprend. L’histoire, entendons la connaissance historique, se confond semble-t-il de manière consubstantielle et donc exclusive avec l’histoire, entendue comme récit[2] : le savoir historique ne saurait prendre une autre forme.

Cependant l’histoire se définit en premier lieu comme la connaissance de la vie des hommes du passé. On voit mal comment exclure qu’elle puisse prendre une autre forme que le récit. Le lien, en apparence indéfectible, qui donne son nom même à l’histoire comme discipline, pourrait n’être que contingent. La mise en image de l’histoire a cours depuis au moins le XVIIe siècle en France, et s’est surtout développée au XIXe, entre autres avec la peinture ou le panorama qui offraient déjà une immersion dans l’histoire au spectateur. De plus, le récit est une forme de représentation qui a pour spécificité de rendre compte d’une expérience qui se déploie dans le temps ; or le médium vidéoludique est une autre forme de représentation suscitant chez le joueur une expérience qui se déploie également dans le temps. Le joueur pourrait faire subjectivement l’épreuve des formes de vie d’une période révolue. Que les historiens ne se soient pas saisis jusqu’à présent de ce médium pour élaborer autrement le savoir historique ne prouve pas que cela soit impossible.

L’historien comme homme ou femme de lettres

Une difficulté non plus théorique mais pratique apparaît toutefois : l’historien est un homme, ou une femme, de l’écrit. On sait que les manières de faire de l’histoire se sont souvent renouvelées à l’apparition de formes littéraires inédites. Jacques Revel évoque dans l’article « Micro-analyse et construction du social » les transformations qu’a connues le roman : « Depuis Proust, Musil, ou Joyce, son écriture n’a cessé d’expérimenter des formes nouvelles. Avec un temps de retard, l’historiographie fait de même[3] ». Ainsi, et Revel se réfère à l’œuvre de Braudel : « ce qui a peut-être changé sous nos yeux, c’est que « le rapport entre une forme d’exposition et le contenu de connaissance est devenu l’objet d’une interrogation explicite[4] ». Il poursuit :

« Dans cette évolution, les micro-historiens jouent un rôle central parce qu’ils considèrent qu’un choix narratif relève de l’expérimentation historique tout autant que des procédures mêmes de la recherche. Les deux aspects ne sont guère dissociables en fait. L’invention d’un mode d’exposition n’induit pas seulement des effets de connaissance. Elle contribue explicitement à la production d’un certain type d’intelligibilité dans des conditions expérimentales définies[5]. »

La diversité des modes d’écriture de Carlo Ginzburg est significative des variations expérimentales auxquelles il soumet le récit historique. Il tranche en cela, selon Jacques Revel,

« avec les manières d’écrire habituelles de la corporation historienne. Cela a été […] le cas du Fromage et des vers[6] […] composé comme une enquête policière (au carré puisque le livre repose pour l’essentiel sur les archives des deux procès du meunier Menocchio devant le saint office) ; puis de l’Enquête menée sur Piero Della Francesca[7] […] conçue cette fois comme une intrigue policière (annoncée dès le titre), avec ses tâtonnements, ses échecs, ses coups de théâtre soigneusement distribués[8]. »

Le projet de faire de l’histoire sous une nouvelle forme, en prenant la représentation vidéoludique comme support, relève précisément de la volonté de faire en sorte, comme le dit Revel, que « le rapport entre une forme d’exposition et le contenu de connaissance devienne l’objet d’une interrogation explicite. » Le savoir historique a su reprendre à son compte des formes d’organisation de la temporalité humaine qui étaient d’abord, dans la littérature, au service de la fiction. Les jeux vidéo donnant accès à des mondes de fiction, nous faisons le pari, en nous inscrivant dans la continuité du processus décrit par Revel, qu’un usage historien du médium vidéoludique est possible. Cette continuité revendiquée ne rend cependant que plus manifeste la dimension de rupture : Revel évoque l’appropriation par les historiens de formes littéraires originales, alors qu’il s’agit, pour réaliser un jeu vidéo historien, de quitter le récit dans sa forme fixe et achevée. La scène se déroule à l’écran. L’action du jeu, formalisée, définie par du code informatique et cependant ouverte[9], résulte de l’interaction entre les initiatives du joueur et un ensemble d’autres d’éléments ; elle doit être « conforme aux possibilités du monde social d’une époque et d’un lieu. »

Mais le sol se dérobe ici sous les pieds de l’historien.

Des obstacles à perte de vue

Si nous ne prétendons pas, dans les limites de ce texte bref, permettre de saisir comment surmonter ces obstacles, il est utile d’en faire au moins l’inventaire.

Relevons tout d’abord que le jeu vidéo, comme le cinéma à ses débuts, est souvent méprisé par les gens cultivés. Il est dédaigné en tant qu’ « industrie culturelle » populaire, mais aussi en tant que jeu, pratique associée à l’enfance, qui se trouve par définition à l’opposé du sérieux dont relève le travail académique. L’activité ludique est cependant réflexive, non pas au sens de la réflexion intellectuelle, mais en ceci qu’elle n’est pas transitive : elle trouve son sens dans un mouvement de retour sur soi. Vendre des pommes c’est mener une action qui n’a pas sa fin en elle-même : il faut attirer et satisfaire les clients, gagner de l’argent, etc. Jouer à vendre des pommes au contraire, c’est se livrer à une expérience : il s’agit de faire l’épreuve de soi à travers un acte qui est mené pour lui-même, comme dans la contemplation esthétique à laquelle les gens cultivés accordent de la valeur. Le dispositif de jeu est un système de contraintes et d’opportunités ayant pour vocation de permettre au sujet d’éprouver son énergie vitale à travers sa puissance d’initiative. On peut imaginer qu’un jeu vidéo, reposant sur la simulation de certains aspects de la vie sociale dans une époque du passé, permette au joueur de se confronter à quelques-uns des enjeux de la vie des acteurs d’un monde révolu. Une histoire élaborée de la sorte permettrait, conformément au vœu de Bernard Lepetit, d’appréhender les marges de manœuvre, les intérêts et les aspirations des acteurs trop souvent perdus de vue lorsque l’on étudie de manière globale l’évolution de la société de telle ou telle époque[10]. Plus encore, la simulation d’un monde révolu est susceptible, si elle est bien faite, de faire apparaître la logique de stratégies mises en œuvre par certains acteurs et cependant demeurées inaperçues, dont les historiens pourraient, par la suite, trouver trace dans les archives[11].

Une difficulté de taille subsiste cependant : l’historien sait écrire, c’est une partie essentielle de sa formation, mais il ne sait pas concevoir, ni programmer des jeux vidéo. Le travail sur les sources, leur appréhension critique, la constitution d’un récit par l’écriture sont autant de démarches auxquelles l’historien est rompu, ce qui n’est pas du tout le cas de l’élaboration d’un jeu vidéo. De plus l’historien fait tout lui-même ; il peut évidemment travailler avec d’autres historiens, mais il n’a pas besoin de prévoir un budget de développement, ni de s’associer à une équipe de production dont la formation est très éloignée de la sienne. Faire de l’histoire avec un jeu vidéo suppose de disposer d’un financement dédié, et de travailler avec des informaticiens, des graphistes, des développeurs, ce qui est d’autant plus ardu que la notion de programme de recherche s’accorde mal avec l’ambition de produire un jeu : étant donnés les coûts, sans doute faudrait-il que le jeu soit déjà conçu à l’issue du travail de recherche, avant d’entrer en phase de production. Mais si la conception du jeu s’effectue en amont, indépendamment de sa réalisation, il est probable que les choses ne se déroulent pas au moment de la réalisation exactement comme l’historien l’avait anticipé. Un film n’est jamais déjà présent dans le scénario et, de manière analogue, la conception ne peut permettre à elle seule de définir entièrement le jeu. Dans la mesure où elle repose sur du code, la production d’un jeu vidéo est un processus beaucoup plus maîtrisé que les prises de vue au cinéma dans lesquelles interviennent les aléas du jeu des acteurs, la lumière, le cadrage, etc. Mais cette maîtrise suppose, sinon de savoir coder, au moins d’être familier avec les ressources des programmes utilisés dans la production des jeux vidéo. Cette familiarité est loin d’être courante parmi les historiens de métier. Le recours au travail d’un graphiste peut, par ailleurs, donner à l’historien le sentiment que son œuvre lui échappe. Il lui faut pour produire un jeu vidéo accepter d’abandonner sa manière habituelle de travailler afin de participer à la production de représentations en images de la société qui constitue son objet d’étude, société qu’il appréhende traditionnellement dans les mots. L’historien doit aussi passer de la forme principalement littéraire et essentiellement linéaire du récit à la conception de l’action d’un jeu, en tenant compte de l’expérience du joueur et de l’intérêt que ce dernier peut y prendre. Cette conception passe par des concepts, des mots : l’historien quitte l’usage qu’il a couramment de la langue sans pour autant quitter le registre du langage. Et il lui faut travailler en étroite collaboration avec l’équipe de production.

Last but not least, le projet d’écrire l’histoire par le jeu vidéo se heurte à une difficulté qui vient du médium vidéoludique lui-même. Le jeu vidéo étant beaucoup plus récent que le cinéma, toutes ses possibilités n’ont sans doute pas été explorées. Chris Crawford, un des premiers game designers l’affirme avec force : les ressorts des jeux vidéo qui sont produits aujourd’hui reposent encore, comme au moment de l’apparition du médium, sur des rapports spatiaux[12]. Qu’il se déplace en voiture, à pieds, en vaisseau spatial, dans un labyrinthe de Pac Man, dans un jeu de plate-forme ou sur le terrain d’un jeu de tir à la première personne, le joueur doit toujours être au bon endroit au bon moment, éliminer ou au moins esquiver des ennemis pour ne pas être tué, et atteindre tel objectif qui lui donne accès à un niveau supérieur. Ce contenu est relativement pauvre. Il ne rend pas compte, selon Crawford, de ce qui anime une vie humaine (si ce n’est évidemment lorsqu’il nous arrive d’être pris dans une course poursuite ou dans un combat à main armée). Ainsi faire de l’histoire avec un jeu vidéo suppose non seulement de savoir comment les jeux sont faits, mais aussi de trouver le moyen d’inventer de nouvelles formes de jeux dont les ressorts, selon les aspirations de Crawford, n’ont plus d’abord trait à des rapports dans l’espace mais à des liens sociaux : notre histoire individuelle se constitue dans les relations que nous entretenons avec autrui ; si le joueur peut nouer des liens crédibles et conformes aux usages d’une époque et d’un lieu donnés avec des personnages non joueurs, il fait l’expérience d’une autre vie, dans un autre monde, sous une identité d’emprunt.

Mon travail de recherche a consisté à définir des stratégies permettant de répondre au problème soulevé par Crawford dans la perspective de l’élaboration de jeux vidéo historiens. J’ai été amenée à exposer les principes de deux jeux assez différents l’un de l’autre : ce sont des jalons permettant à l’historien d’entrevoir de nouvelles possibilités dans la manière de mener ses recherches. Un chantier, difficile, exigeant mais exaltant s’ouvre à lui. Dans le premier exemple de jeu, le joueur est un spéculateur à Paris à l’époque des travaux d’Haussmann. Les ressorts du jeu sont exposés sur le site de présentation de L’histoire en actes, livre issu de mon travail de thèse. L’autre exemple de jeu vidéo historien, moins complexe, repose sur une simulation mécanique et propose au joueur de construire une cathédrale gothique après avoir examiné les dispositifs techniques disponibles à telle ou telle époque et s’être familiarisé avec eux : il en sera prochainement question sur Entre-Temps.

Dans les deux cas, « le rapport entre une forme d’exposition et le contenu de connaissance devient, de manière totalement inédite, l’objet d’une interrogation explicite ».

[1] C. Milo, A. Boureau, Alter histoire : essais d’histoire expérimentale, Paris, Les Belles Lettres, 1991.

[2] Cette position est celle de Paul Veyne (Comment on écrit l’histoire : essai d’épistémologie, Paris, Seuil, coll. « Points », 1996) et de Paul Ricœur (Temps et récit, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1991).

[3] J. Revel, Jeux d’échelles : la micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard, Seuil, 1996, p. 33.

[4] Je souligne.

[5] J. Revel, Jeux d’échelles : la micro-analyse à l’expérience, op. cit., p. 34.

[6] C. Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier frioulan du XVIe siècle, Flammarion, Paris, 1980.

[7] C. Ginzburg, Enquête sur Piero Della Francesca : le “Baptême”, le cycle d’Arezzo, la “ Flagellation ” d’Urbino, Paris, Flammarion, 1983.

[8] J. Revel, Jeux d’échelles, op. cit., p. 32.

[9] Le modèle est ici la progression dans le jeu d’échecs et non la réalisation successive de missions prédéfinies. Le déroulement de la partie d’échecs se dessine progressivement, coup après coup, alors que dans de très nombreux jeux vidéo qui proposent des « mondes ouverts » (par exemple Grand Theft Auto V), le joueur ne progresse qu’en accomplissant des tâches qui sont autant de passages obligés.

[10] B. Lepetit, « L’histoire prend-elle les acteurs au sérieux ? », Revue Espace Temps Les Cahiers, 1995, n° 59-61 : « Le Temps réfléchi, l’histoire au risque des historiens », p. 112-122.

[11] La représentation vidéoludique historienne n’a pas vocation à rendre compte des sources à partir desquelles elle est élaborée ; elle doit être accompagnée d’un appareil critique à l’attention des spécialistes.

[12] C. Crawford, « 30 Years Later, One Man Is Still Trying To Fix Video Games », Kotaku [en ligne], 2013.

Publié le 22 septembre 2020
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