Bâtir une cathédrale. Questions sur l'utilisation d'outils de simulation mécanique dans un jeu vidéo
Comment utiliser les outils de modélisation du comportement des structures en pierre dans un jeu vidéo de construction de cathédrales ? Les recherches scientifiques récemment menées sur Notre-Dame de Paris sont l’occasion d’interroger les relations entre la recherche et les productions culturelles liées à l’art et à l’histoire, en l’occurrence l'application aux jeux vidéos de construction.
À Maurizio Brocato
L’élaboration de nouveaux outils
Le projet de reconstruction des voûtes de Notre-Dame de Paris qui se sont effondrées à la suite de l’incendie des 15 et 16 avril 2019 a soulevé de très importantes difficultés techniques auxquelles il aurait été impossible de faire face sans le travail accompli au sein du groupe de travail « Calcul de structure » des scientifiques de Notre-Dame dirigé par Stéphane Morel. La pierre ayant été progressivement abandonnée en architecture au XXe siècle au profit du métal et du béton, les techniques de modélisation des comportements mécaniques de structures ont été élaborées pour répondre aux besoins des architectes de cette époque : elles sont pertinentes pour les matériaux homogènes que sont le métal et le béton mais non pour un édifice construit en pierre. Ainsi lorsque la décision de lancer les travaux de restauration des voûtes effondrées de la cathédrale de Notre-Dame de Paris a été prise, aucune technique de modélisation n’était disponible pour appréhender le comportement mécanique d’une structure faite de blocs de pierre, a fortiori aussi complexe que celle de cet édifice. Les déplacements des blocs de pierre les uns contre les autres (qui peuvent aller du léger mouvement par lequel apparaissent des fissures au niveau des interfaces pierre-mortier jusqu’au mouvement de bascule qui entraîne la chute), le fait que les propriétés mécaniques d’un bloc de pierre diffèrent en fonction de la direction des poussées qui s’exercent sur lui, le comportement du mortier qui varie selon sa composition et son épaisseur, sont autant d’aspects qui font de la modélisation du comportement mécanique de la structure des édifices gothiques, en général, et de la cathédrale de Notre-Dame de Paris, en particulier, une entreprise extraordinairement complexe.
Les scientifiques du groupe de travail « Calcul de structure » ont utilisé trois approches différentes afin d’évaluer le projet de reconstruction. Les résultats obtenus ont été confrontés les uns aux autres et se sont révélés concordants, ce qui a permis de valider le projet. Une estimation très précise de la résistance des pierres restées en place a aussi été menée. Elle a permis de conclure que c’est la dilatation des pierres, occasionnée par la chaleur extrême à laquelle elles ont été soumises durant l’incendie, qui a fait chuter les voûtes.
Soulignons que ces techniques de modélisation du comportement mécanique de structures d’édifices construits en pierre ont été développées spécifiquement pour l’étude de Notre-Dame de Paris dans une perspective aussi bien théorique que pratique : elles permettent, d’un point de vue purement scientifique, une meilleure compréhension de l’équilibre des forces en jeu dans l’édifice et sont, par ailleurs, essentielles pour la conduite des travaux de restauration.
La reprise de ces outils au profit d’un jeu vidéo de construction
Les modèles développés par les scientifiques du groupe de travail « Calcul de structure » pourraient être utilisés avec profit pour la réalisation d’un jeu vidéo de construction de cathédrales élaboré sur des bases scientifiques tant au regard de la connaissance historique que de la mécanique. Le principe est le suivant : le joueur se trouve à un moment donné de l’histoire et il se familiarise avec les dispositifs architecturaux qui ont déjà été mis en œuvre à cette époque. Il peut ensuite concevoir sa cathédrale en utilisant ces dispositifs techniques. Il lui faut également définir l’ordre dans lequel la construction va se dérouler. À la fin de chacune des phases significatives de la construction, son édifice est mis à l’épreuve des lois de la physique au moyen d’une simulation mécanique, sous poids propre dans un premier temps, puis en fonction d’autres forces, telle que celle du vent, qui s’exercent sur la structure.
Parmi les trois méthodes de modélisation du comportement des structures en pierre qui ont été adoptées au sein du groupe de travail « Calcul de structure » (l’approche continue, l’approche discrète de calcul à la rupture et l’approche discrète dynamique), quelle est celle qui serait la plus adaptée pour un tel jeu ?
Faut-il, tout d’abord, tenir compte ou non de l’appareil ? L’appareil est « le nom que l’on donne à l’assemblage des pierres de taille qui sont employées dans la construction d’un édifice » selon Eugène Viollet-le-Duc. La forme des pierres et l’orientation des joints dans un arc jouent un rôle déterminant dans la stabilité de la structure[1] :
Par ailleurs, comme l’ajoute Viollet-le-Duc, « chaque mode d’architecture a adopté un appareil qui lui appartient » : l’art de la découpe et de l’assemblage des pierres varie selon les époques et constitue un aspect essentiel d’une architecture. Ainsi l’appareil marque l’appartenance à une époque et à un espace donnés et il a des propriétés mécaniques propres. Dans la mesure où le jeu consisterait précisément à concevoir une cathédrale en utilisant les techniques d’un moment historique et à mettre à l’épreuve sa construction d’un point de vue mécanique, il s’impose très clairement de prendre en compte l’appareil dans la simulation mécanique, au moins pour certaines des parties de l’édifice. Il convient dès lors de se tourner vers une technique de modélisation « discrète » dans laquelle les blocs dont est faite la structure sont pris en compte. Se trouve ainsi écartée l’approche « continue » qui consiste à modéliser la structure architecturale comme s’il s’agissait d’un ensemble homogène, sans tenir compte du fait que cette structure est composée de blocs de pierre assemblés. Deux approches sont dès lors possibles : l’analyse statique du calcul à la rupture ou l’approche dynamique.
Le recours à l’analyse statique de calcul à la rupture afin de mettre à l’épreuve la stabilité de la structure d’une cathédrale élaborée par le joueur présente l’immense avantage de permettre d’obtenir un résultat quasi instantané. On sait si la structure est stable ou pas, si elle s’effondre ou non. Mais dans l’hypothèse, heureuse, où elle ne s’écroule pas, cette méthode ne permet pas de déterminer si la structure comporte des fragilités et donne lieu, par exemple, à des déplacements de blocs, à des déformations de colonnes qui conduisent à ce qu’elles soient plus écartées les unes des autres en hauteur qu’au sol, toutes choses qui, même sans donner lieu à un effondrement, sont préoccupantes et requièrent des reprises de la part des bâtisseurs : le chaînage du chœur, le renforcement d’une butée, le doublement d’un arc boutant, etc. Cette méthode d’évaluation de la stabilité d’une structure ne rend compte, par ailleurs, que des phénomènes de basculement en un point donné de la structure en faisant l’hypothèse d’une absence de glissement entre deux blocs[2]. Ce cadre théorique très contraint est problématique par rapport au principe d’un jeu vidéo de construction qui consiste à se mettre à la place des bâtisseurs d’une cathédrale. Ce principe implique une dimension temporelle dans laquelle l’édifice se transforme, présente des désordres qui doivent être repris et qui invitent le joueur à concevoir de telle manière plutôt que de telle autre la suite du chantier. L’analyse statique de calcul à la rupture permet uniquement de savoir si l’ouvrage tient ou non, et fait abstraction des glissements entre blocs que la structure peut occasionner et interdit d’envisager l’évolution de cette structure et donc sa temporalité. Cela ne semble ainsi pas la méthode de modélisation du comportement des structures en pierre adéquate pour un jeu vidéo de construction de cathédrales.
À cela s’ajoute un autre obstacle, de taille, à l’utilisation de cette méthode pour que ce jeu soit construit de manière rigoureuse au regard de l’histoire et de la mécanique. L’idée directrice du jeu est que le joueur se familiarise avec des dispositifs techniques, des formes architecturales, dont il peut dans un second temps s’emparer pour concevoir son propre édifice. Or le recours dans le jeu aux méthodes de simulation du comportement des structures en pierre reposant sur le calcul à la rupture imposerait de fournir au joueur des pièces dont la forme mais aussi les dimensions seraient entièrement définies, à la manière de pièces de Lego dont les caractéristiques ne peuvent pas être modifiées. Les bâtisseurs reprenaient des formes en les ajustant en fonction de la taille de l’édifice qu’ils voulaient construire[3], de considérations esthétiques ou encore de contraintes liées au soubassement de l’édifice (par exemple si celui-ci était construit, comme cela arrivait souvent, sur les fondations d’un autre bâtiment démoli). Il serait ainsi problématique que le joueur ne puisse pas, lui aussi, s’emparer d’une forme et la modifier comme il l’entend avant de l’utiliser dans sa construction. Cette possibilité, de plus, a trait à la nature même du jeu puisqu’il s’agit précisément de jouer avec des formes.
Les nombreuses et fortes limitations imposées par l’analyse statique de calcul à la rupture incitent, dans la mesure où il existe une alternative, à ne pas adopter cet outil pour réaliser la simulation mécanique d’un jeu vidéo de construction de cathédrales.
L’approche dynamique
L’approche dynamique prend en charge les phénomènes de glissement des pierres les unes contre les autres et rend compte de déplacements susceptibles de fragiliser la structure sans pour autant conduire à son effondrement.
Pour une géométrie donnée, avec le calcul à la rupture, on peut déterminer quelle est la charge ultime à partir de laquelle la structure va s’écrouler et quel est l’emplacement où la structure va céder, mais l’on ne saura rien des fissures ni des mouvements dont elle est, du fait de sa conception, traversée. Voir la structure se déformer est ludique et permet d’appréhender les mécanismes qui sont en jeu, ce qui représente un gain d’intelligibilité considérable. Cela permet, de plus, de vraiment faire entrer le joueur dans la temporalité de la construction et de le confronter précisément aux questions auxquelles ont fait face les bâtisseurs à travers la nécessité de reprendre ce qui a déjà été édifié et d’ajuster le plan initial en fonction des fragilités repérées pour la poursuite du chantier de construction. Enfin l’approche dynamique de la simulation mécanique dans le jeu permet au joueur de modifier comme il le souhaite en longueur, largeur, profondeur, inclinaisons, les dispositifs architecturaux qu’il souhaite utiliser.
Un jeu d’équilibre
Les possibilités de l’approche dynamique, bien plus vastes que celles du calcul à la rupture, ont cependant un coût. Les temps de calcul sont beaucoup plus longs. On peut imaginer que la temporalité d’un tel jeu ne soit pas celle des jeux vidéo que l’on connaît et qu’il soit nécessaire, par exemple, de lancer le calcul et d’attendre le lendemain, ou trois jours après, pour savoir si la partie de la cathédrale que l’on a construite tient au moment où l’on enlève les cintres des voûtes. Il est impossible, en effet, si l’on veut que le jeu soit rigoureux d’un point de vue scientifique, de comprimer à l’extrême le temps de calcul. Il n’empêche que ce temps de calcul ne peut demeurer raisonnable (et ne pas par exemple exiger quinze jours) que si l’on passe par des hypothèses simplificatrices . On va, ainsi, couper la voûte en un certain nombre de morceaux : pour pouvoir jouer avec des mécanismes, il faut un certain nombre de blocs indépendants dans la structure, mais il n’en faut pas trop. Dans le même ordre d’idée, il faudrait, au moins dans une première version du jeu faire l’hypothèse que les blocs sont rigides et non déformables ou encore simplifier la simulation en partant du principe que si la base de l’édifice est stable, elle ne va pas bouger, ce qui permet de ne plus s’occuper que de ce qui se trouve au-dessus par la suite.
Un équilibre est à trouver pour déterminer jusqu’à quel degré de simplification il est possible d’aller sans que la simulation perde sa pertinence. Dans quelle mesure est-il possible de faire comprendre les principes de la stabilité d’une cathédrale, et de permettre d’appréhender les évolutions qui ont permis que les voûtes soient de plus en plus hautes et de moins en moins épaisses, en donnant à jouer avec les structures ?
Le jeu croiserait ici les préoccupations des chercheurs. Le programme de recherche ALTIOR porté par Yves Gallet, qui coordonne aussi le groupe de travail « Pierre », vise précisément à reprendre les hypothèses faites par les archéologues du bâti et les historiens d’art concernant l’ordre dans lequel les différentes parties de la cathédrale ont été construites et « à les confronter aux simulations numériques du comportement mécanique des structures »[4]. À travers la simulation, l’ingénierie vient questionner et nourrir la démarche de l’historien.
Le jeu inviterait à se livrer à des expérimentations de cet ordre, sans cesse recommencées : le plaisir de jouer avec des formes serait aussi un plaisir pris à l’intelligence des forces à l’œuvre dans ces formes.
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Cet article est issu d’échanges menés avec Paul Nougayrède, Frédéric Dubois et Paul Taforel qui font tous les trois partie du groupe de travail « Calcul de structure » des scientifiques de Notre-Dame dirigé par Stéphane Morel. Qu’ils soient ici remerciés. Maurizio Brocato a, par ailleurs, été le premier à répondre avec enthousiasme à mes questions concernant la possibilité d’utiliser les outils de modélisation du comportement mécanique développés pour l’étude de la structure post-incendie de Notre-Dame de Paris au profit d’un jeu vidéo de construction de cathédrales. Il est décédé le16 janvier 2023. Ce texte lui est dédié.
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[1] Michel Henry-Claude, Laurence Stefanon et Yannick Zaballos, Gavaudun, Principes et éléments de l’architecture religieuse médiévale, les Éd. Fragile, 1997, p. 24.
[2] Jacques Heyman, The Stone Skeleton : Structural Engineering of Masonry Architecture, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
[3] L’église Saint-Julien-le-pauvre, par exemple, est construite en face de Notre-Dame de Paris, à la même époque, et présente des similitudes architecturales manifestes. Elle est, cependant, beaucoup plus petite.
[4] Philippe Dillmann, Pascal Liévaux, Aline Magnien et al. (idr.), Notre-Dame de Paris, la science à l’œuvre, Paris, Le Cherche-Midi, 2022, p. 108.