Nos archives: Mon gros cahier noir
Pour la série "Nos archives" d'Entre-Temps, des historiennes et des historiens exhument un fragment de leur propre fonds d’archives pour en faire brièvement le récit. Ainsi se dessine une série d’auto-portraits et puis, au fur et à mesure des contributions, se constituera un fonds d’archives collectif, celui de l'écriture d'une autre histoire : celle que les historiennes et les historiens ont vécu et avec laquelle, consciemment ou inconsciemment, ils et elles écrivent celle des femmes et des hommes qui les ont précédé·es.
J’ai déjà parlé et montré le cahier noir boursoufflé que je conserve dans mes papiers. Dans mon ouvrage Les retours. Lieux de mémoire d’une vocation historienne (Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019, p. 68), sa mention et son exposition mènent à un dossier de recherche en cours sur l’ordre juridique. En amorçant la rédaction de mon mémoire d’habilitation à diriger des recherches je ne savais pas encore quelle place lui donner dans son architecture. Il viendrait finalement se placer à la fin de l’ego-histoire, formant un chapitre intitulé On the desk[1]. Le gros cahier noir est la pièce matérielle saillante de ce dossier de recherche ouvert. Il s’agit d’un journal d’inspection des manuscrits d’une ordonnance castillane, l’Ordenamiento de Alcalá (1348). L’un de ses articles forme une lex legum en posant un ordre d’application de la loi. Cet ordre d’application commande une codification et une transmission, entre 1348 et 1351, aux implications philologiques et codicologiques. D’une certaine manière, mon gros cahier noir est à mon projet sur le régime juridique ce que les manuscrits de cette ordonnance sont à l’ordre d’application des normes qu’elle promeut, un fondement matériel.
Dire que ce cahier noir est un journal d’inspection de manuscrits n’épuise cependant pas l’interrogation codicologique qu’il peut susciter. Une mise en série n’est peut-être pas inutile ici. Car de l’année de délégation auprès du CNRS qui m’avait été accordée en 2012-2013, pour engager précisément ce projet sur les fondements matériels de l’ordre juridique, je conserve en réalité deux cahiers noirs. Tous deux sont des carnets moleskine, de très grand format (19 cm x 25 cm), de la collection classique de cette marque. Tandis que l’un, le premier chronologiquement, qui correspond à un journal des différents stages de mise à niveau en codicologie effectués entre septembre et décembre 2012, conserve l’épaisseur d’origine (1 cm) ; le second, le journal d’inspection des manuscrits donc (je reviendrai sur sa chronologie), présente un tour de taille sept fois supérieur, si bien que l’élastique, distendu, peine à le maintenir ceinturé. C’est cette prise de poids codicologique que j’aimerai comprendre.
L’enflement du cahier se réduit d’un tiers environ dès qu’on l’ouvre. Car, sur la table, se répand alors un tas de documentation contenu entre sa couverture et sa page de garde, qui porte la mention manuscrite Ordenamiento de Alcalá. Ce tas contient, entre autres pièces, des formulaires de demande de reproduction, des factures, quelques CD-ROMS sous enveloppe, des relevés manuscrits de cotes, une impression pliée du projet tel que présenté au CNRS, une autre d’un tableau de synthèse sous excel. Dans ce même tas, sont également présents deux cahiers arrachés d’un carnet de même format, mais qui n’est pas ce carnet. Le dernier cahier de celui-ci reste en effet entier, hormis deux pages coupées proprement. J’y reviendrai. A la suite de ces pages coupées, en troisième de couverture, le rabat habituel des carnets de cette marque ne contient que deux pièces : un carton de la Bibliothèque Francisco de Zabálburu, à Madrid, avec la mention manuscrite du courriel de l’institution, et une fiche horaire de l’Archivo General de Palacio, également à Madrid, qu’un employé, probablement, a utilisé pour faire la somme de ses prélèvements mensuels, oubliant ensuite de la garder ou de la jeter. En tête du gros cahier noir, le tas est ainsi comme un rabat réaménagé, ce que permettait de faire l’élastique du carnet. Je n’ai pas le souvenir d’avoir sciemment opérer ce réaménagement.
Le « tas-rabat » retiré, l’enflement (l’inflammation ?) persiste aux deux tiers encore. L’inspection des manuscrits commande le contenu du cahier. Les pages alignent ainsi des relevés. Comme le montre celui relatif au manuscrit Z.III.9 de la Real Biblioteca de San Lorenzo del Escorial (il s’agit de l’exemplaire enluminé de l’Ordenamiento de Alcalá que Pierre Ier conservait dans sa chambre), le relevé est introduit par la mention logique de la cote du manuscrit et de la date de son inspection en en-tête supérieur droit (ici une deuxième date indique une inspection commencée le 6 novembre 2012 et achevée le lendemain). Le relevé s’attache essentiellement à la structure codicologique du manuscrit et à son impagination. Le remplissage au crayon aligne donc des schémas. La saisie figurative de ces données explique le choix d’un journal d’inspection manuscrit. Elle ne fut pas le seul type de saisie pratiquée pendant l’inspection. D’autres données furent enregistrées de manière informatique, d’où la présence dans le « tas-rabat » – j’ai conscience que la formule est un peu disgracieuse – de l’impression du tableau de synthèse sous excel. Si le relevé du Ms. Z.III.9 présente une structure archétypale, son format tient pour sa part de l’hapax, car les feuilles du cahier ne présentent ici aucune incorporation documentaire. Or, cette incorporation, ou cette insertion, est la norme en réalité. Et elle explique donc structurellement l’enflement encore constaté.
Une démarche quantitativiste imposerait d’envisager cette insertion documentaire selon une logique statistique, idéalement du mode le plus pratiqué au plus rare. La narration invite cependant à suivre une autre trame. Ainsi, le « tas-rabat » (j’aime bien cette sonorité disgracieuse en fait) entretient-il une relation intrinsèque avec le mode d’insertion le plus rare : le glissement d’un document, après pliage, entre les feuilles du cahier. Par exemple, en fin du relevé du Ms. 2049 de la Biblioteca General Histórica de l’Université de Salamanque (un manuscrit commun de l’Ordenamiento de Alcalá, destiné à une ville), la facture pliée de sa reproduction est glissée entre deux pages du cahier. Au vu de la présence de ces mêmes pièces dans le « tas-rabat » (cela devient une formule magique), celui-ci a été alimenté par l’extraction de nombres de ces mêmes pièces glissées préalablement entre les pages, dans, ou en fin de relevé.
Etant donné le déplacement de ces pièces dans un « tas-rabat » (une zone de stationnement en somme, un tarmac codicologique ?) déjà retiré, l’important enflement subsistant est donc la conséquence d’un autre mode d’insertion documentaire. L’incorporation documentaire par agrafage en est la principale responsable, à hauteur de 70 % environ. L’agrafage concerne en premier lieu l’impression des fiches d’inspection extraites du corpus codicologique Philobiblon, hébergé par l’université de Berkeley. Préalablement pliées et retournées, elles sont insérées en tête de mes relevés. Une vue du résultat de ce type d’adjonction nous est fournie, par exemple, par le relevé d’inspection du Ms. Y-II-8 conservé à la bibliothèque de l’Escorial (un manuscrit tardif de l’Ordenamiento de Alcalá). Le placement indique l’enjeu préalable de vérification des données poursuivi pendant ma propre inspection.
Mais il arrive encore que mes propres relevés soient insérés par agrafage. Ce type d’incorporation caractérise cinq relevés, placés en fin de cahier – à la suite viennent trois relevés seulement, relatifs à des manuscrits consultés à la Bibliothèque de la Real Academia Española à Madrid, à la bibliothèque capitulaire de Cordoue et à la Bibliothèque Menéndez Pelayo à Santander. Ces cinq relevés concernent des manuscrits consultés à la Biblioteca Nacional de España, où l’introduction d’un cahier noir déjà bien gras était impossible en salle des manuscrits, la Sala Cervantes. Des relevés d’autres manuscrits consultés dans cette même salle ne donnent pourtant pas lieu à ce type d’insertion documentaire. Ce sont des manuscrits moins significatifs pour l’enquête, dont l’inspection se solde par quelques commentaires seulement, probablement recopiés a posteriori dans le cahier. Les relevés agrafés ont pour caractéristique commune de restituer la structure codicologique et l’impagination du manuscrit par des schémas, les recopier représentait un risque d’erreur. Le figuré commande ainsi l’insertion par agrafage du relevé. Et cet agrafage transforme, en ces endroits, les feuillets du cahier en panneaux d’agrafage, de la fiche d’inspection « Philobiblon » pliée et retournée au recto, et, au verso, de mes schémas sur des feuilles de format A4, coupées par la moitié et numérotées. Du fait de ces feuillets-panneaux troués d’agrafes – voir le cliché des relevés d’inspection des Ms. 6406 et 19438 conservés à la Bibliothèque nationale à Madrid (tous deux des manuscrits communs de l’ordonnance, destinés aux villes) –, tourner la page réclame ici un maniement délicat.
Deux autres incorporations par agrafage sont à signaler, mais de documents d’un type différent. En premier lieu, précédant la série des cinq relevés tout juste indiquée, l’insertion des photocopies de quatre privilèges consultés aux Archives municipales de Tolède le 9 novembre 2012. L’enluminure de l’un de ces privilèges -celui qui apparaît sur le cliché- permettait d’établir un lien indiscutable avec celle de deux des trois manuscrits enluminés de l’Ordenamiento de Alcalá, mais encore avec l’enluminure d’un manuscrit de la septième des Siete Partidas d’Alphonse X. L’intuition que j’avais de la nécessité de doubler l’inspection des manuscrits de l’Ordenamiento produits en 1351 – à l’occasion de la repromulgation de l’ordonnance et de sa diffusion effective – par celle des actes, en particulier enluminés, produits par la chancellerie royale de manière contemporaine se trouvait ainsi corroborée. Dans le cahier, l’insertion de ces photocopies d’actes marque donc un tournant dans mon enquête, appelée à une poursuite davantage archivistique et informatisée.
En second lieu, une dernière adjonction par agrafage détonne par rapport au type documentaire du relevé. Il s’agit de l’impression du projet tel que rédigé en décembre 2011, pour son envoi à divers organismes, mais dans la version seulement adressée au CNRS – pour une candidature à une délégation obtenue donc –, comme le précise la mention manuscrite de leurs sigles au recto du feuillet-panneau. Située en début de cahier, l’ajout de cette impression tient lieu de préambule, auquel fait suite le journal de l’exécution du projet. D’un point de vue codicologique, la chose est moins linéaire cependant.
Car si le préambule est en début de cahier, il n’est pas exactement au début. La première page noircie du cahier, qui porte la mention non datée en espagnol « Primeros apuntes », rapporte donc des premières notes, prises « Sur un carnet précédent. Date du 28/07/2011 » [en français]. Suivent des notes relatives à la Sentence arbitrale castillane de Medina del Campo de 1465, et plus précisément à la documentation la concernant conservée à la bibliothèque de la Real Academia de la Historia à Madrid. Le lien est ainsi posé entre le projet de recherche sur l’ordre juridique et un questionnement précédent, qui portait sur la constitutionnalisation d’un certain état de l’échange politique au travers de cette sentence, mais encore d’autres tentatives du même genre dans l’Europe des années 1460[2]. Un projet s’achève[3] et un autre commence. Leur croisée se joue entre la fin juillet et le début août 2011. En témoigne, à la suite de cette première page noircie du cahier, l’insertion par scotchage des pages du « carnet précédent », un petit carnet cette fois, qui concernent, dès le 2 août 2011, les manuscrits de l’Ordenamiento de Alcalá. Leur insertion dans le cahier noir oblige à distinguer deux temps. Les entrées indiquent tout d’abord les dates du 2, 7, 8, 16 et 17 août, du 2 septembre et de l’automne 2011 – avec un point d’interrogation entre parenthèses à la suite de cette date. Cette première série d’entrées est interrompue par l’insertion du « préambule ». Lui fait suite une série avec deux entrées seulement : le 3 et 10 octobre 2012, sur la même page donc, puis le 11 octobre. Cette dernière est le compte-rendu du rendez-vous avec l’équipe de l’institut national de restauration (Instituto del Patrimonio Cultural de España), qui avait appliqué à un privilège conservé aux archives municipales de Tolède (l’un des quatre reproduits dans le cahier à la date du 9 novembre 2012), une analyse microscopique. Je nourrissais l’espoir de pouvoir d’appliquer la même méthode aux manuscrits de l’Ordenamiento. La série des relevés commencent ensuite, avec un premier relevé en date du 29 octobre 2012, qui concerne deux manuscrits conservés à la Biblioteca General Histórica de l’Université de Salamanque, dont l’un, le Ms. 2049, déjà cité, est un manuscrit de l’Ordenamiento de Alcalá. Le gros cahier noir, comme projet d’écriture naît donc entre le 11 et le 29 octobre 2012.
Il est possible à présent d’en revenir à la paire de cahiers évoquée au tout début, le cahier de remise à niveau en codicologie, dont la chronologie court entre septembre et décembre 2012, et le gros cahier noir, entre la deuxième quinzaine d’octobre 2012 et le 28 novembre de cette même année (le dernier relevé concerne le Ms. 349 conservé à la Biblioteca Menéndez Pelayo à Santander). Un récit de l’enchaînement pourrait être le suivant. C’est l’histoire d’un maître de conférences qui retourne avec plaisir sur les bancs de l’école. Il préfère dès lors prendre avec lui un carnet plus proche du format d’un cahier d’écolier. Fort des connaissances rafraîchies et acquises, il décide en octobre que son petit carnet de recherche n’est pas d’un format adéquat pour tenir le journal de l’inspection qu’il commence. Il opte dès lors pour un carnet-cahier, du même type qu’il utilise lorsqu’il suit des stages. Toutefois, il ne veut pas perdre les informations du carnet qu’il s’apprête à abandonner et garder la trace de la chronologie de sa réflexion. Il sait bien désormais toute l’inventivité des producteurs de manuscrits médiévaux. Aussi, plutôt que de continuer à recopier les notes de ce premier carnet, il décide d’en incorporer les pages au nouveau cahier. Le décalage des formats, la nécessité de pouvoir continuer à tourner dans le cahier les pages du carnet le conduit au scotchage. L’insertion du préambule le fait essayer l’agrafage, option qu’il maintient par la suite, tout en glissant régulièrement des pièces entre les pages de ses relevés. Et le cahier noir enfle ainsi pendant près de deux mois. Davantage d’un journal d’inspection, il est devenu, parce qu’il avait été en définitive pensé comme tel, un cartulaire de recherche.
Le dernier cahier de ce cartulaire présente deux feuillets coupés ménageant des talons. Les deux feuillets coupés se retrouvent couturés par scotchage en fin du relevé d’inspection du Ms. Y.II.7 de l’Ordenamiento de Alcalá conservé à la bibliothèque de l’Escorial (l’exemplaire enluminé qu’Alphonse XI conservait dans sa chambre), afin de le corriger ou de le compléter. Les talons du dernier des cahiers du cartulaire restent donc inutilisés. Une couture était bien prévue pourtant en cet endroit, afin d’incorporer au cartulaire deux nouveaux cahiers, provenant d’un troisième cahier noir, disparu pour sa part, qui se trouvent simplement déposés dans le « tas-rabat » (décidément !). Ils correspondent à une dernière étape de mon inspection, ma tournée américaine, à la bibliothèque de l’Hispanic Society à New York et à la Librairie du Congrès à Washington, mais assez tardive, entre le 30 avril et le 2 mai 2013. Le retour au cahier ne fait que mieux sentir l’épuisement alors du projet d’un cartulaire de recherche. L’inspection des manuscrits était terminée, et l’étape proprement archivistique de mon projet de recherche m’avait ramené depuis quelques mois déjà à une saisie des données strictement informatique. Du rêve d’un chercheur apprenti cartulariste, il reste néanmoins ce gros cahier noir. Je garde ce cartulaire de recherche dans la bibliothèque de ma chambre (Alphonse XI et Pierre Ier conservaient dans leurs chambre leurs exemplaires de l’Ordenamiento, à partir desquels furent copiés les manuscrits destinés aux villes), dans l’un des rayons consacrés aux sources, en tant qu’exemplar d’un projet de recherche.
[1] Ce chapitre a été retiré de mon ouvrage Les retours. Une partie de ce chapitre est néanmoins publiée. Il s’agit de mon article « La semiótica del libro sellado. Los manuscritos del Ordenamiento de Alcalá (1348-1351) », dans José Manuel Nieto Soria et Óscar Villarroel González (coord.), Comunicación y conflicto en la cultura política peninsular (siglos XIII-XV), Madrid, Sílex, 2018, pp. 321-381.
[2] Mon article « Emoción, contrato y constitución. Aproximación a los intentos (pre)constitucionalistas en la Europa de los años 1460 (Sentencia de Medina del Campo, Concordia de Vilafranca del Penedès y Tratado de Saint-Maur-des-Fossés) », dans Flocel Sabaté (dir.), Por política, terror social, Lleida, Pagès editors, 2013, pp. 195-241 (rééd. dans mon recueil d’ouvrage El espanto y el miedo. Golpismo, emociones políticas y constitucionalismo en la Edad Media, Madrid, Dykinson, 2013), qui reprend des communications présentées à des séminaires organisés à Lleida, Paris et Londres, entre 2010 et 2013.
[3] Il allait encore déterminer la feuille de route du colloque madrilène de janvier 2014 : F. Foronda et J.-Ph. Genet (dir.), Des chartes aux constitutions. Autour de l’idée constitutionnelle en Europe (XIIe-XVIIe siècle), Paris – Rome, Éditions de la Sorbonne et École française de Rome, 2019.