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Nos archives : Confirmation

Pour la série "Nos archives" qu'Entre-Temps propose cette année, des historiennes et des historiens exhument un fragment de leur propre fonds d’archives pour en faire brièvement le récit. Ainsi se dessine une série d’auto-portraits et puis, au fur et à mesure des contributions, se constituera un fonds d’archives collectif, celui de l'écriture d'une autre histoire : celle que les historiennes et les historiens ont vécu et avec laquelle, consciemment ou inconsciemment, ils et elles écrivent celle des femmes et des hommes qui les ont précédé·es.

Photographie issue des archives personnelles de l’auteur.

Je l’avais déjà vue, cette photo, avant la mort de mon grand-père Alessio à l’automne 2019, avant que ma compagne, photographe de l’intime, ne la fasse réapparaître sur l’écran de son ordinateur ; et pourtant je l’avais oubliée.

Il y a quelques années de cela, Céline avait numérisé des vieilles photos que mes grands-parents gardaient dans un album, dans leur maison en banlieue parisienne. Au jour de l’enterrement, je distribuais les tirages agrandis de ces photos restaurées aux enfants et petits-enfants réunis sous le crachin autour du cercueil, sous le ciel bas et pluvieux du cimetière qui jouxte l’église de Drancy, en Seine-Saint-Denis. Il y avait là aussi des amis de longue date, des Italiens qui pour certains avaient accompagné Alessio dans la grande traversée en train jusqu’à Paris, en 1955. Grâce à sa tante, il y avait trouvé ce travail qui faisait cruellement défaut dans la Ciociaria, cette région méridionale du Lazio pauvre et dévastée par les combats de la Seconde guerre mondiale. En janvier 1958, sa femme et ses enfants quittaient à leur tour le petit village à flanc de montagne pour gagner la rue de Crimée à Paris, où la famille réunie logerait les premières années dans une petite chambre d’hôtel aménagée dans d’anciennes écuries.

Que voit-on sur la photo ? Un portrait de famille, donc, pris dans un studio improvisé, près de l’église du village, par un photographe monté probablement de Cassino pour l’occasion. La photo date de l’été 1961 ou 62, la famille au complet était revenue comme chaque année passer les vacances à Terelle ou, plus exactement, dans un hameau distant de sept kilomètres du bourg où sont nés mes grands-parents, Alessio et Maria, ainsi que ma mère, Ernestina, et mon oncle Mario. Le photographe a placé tout le monde avec soin dans le cadre : au fond, les parents et la petite dernière, Antoinette, née à Paris ; les deux communiants au premier plan ; les parrains de part et d’autre, ce jeune couple, Maria Luigia et Benedetto, originaire du même hameau. Sur l’épaule droite de ma mère, la main costaude de la marraine pose discrètement les origines paysannes de l’assemblée en habits de cérémonie. Les regards sont fixes, graves, solennels comme l’était ce jour singulier, l’évènement immortalisé par la photo, cet objet encore rare, précieux. La petite Antoinette, tenue fermement par sa mère, s’agace, et Alessio, dans son beau costume cravate (celui de son mariage, sûrement), ne peut retenir un léger rictus. Il doit y avoir aussi dans cette expression une certaine lassitude, l’envie d’en finir et d’aller célébrer cela, après une cérémonie probablement trop longue qui a vu défiler une ribambelle de jeunes communiants venus du village et des alentours. Lorsque j’étais enfant, il quittait ma grand-mère le dimanche sur le chemin de l’église pour rejoindre les amis au bar du village, boire une bière sous la vigne vierge de la terrasse et jouer aux cartes selon un rituel que j’observais alors avec envie et curiosité, à la Briscola ou à la Scopa, pendant que mon frère et moi mangions une glace. Enfin Maria revenait et c’était déjà l’heure du départ, dans la voiture de Benedetto.

Il faudrait reconstituer la bande-son de cette scène, les murmures ou les éclats de voix des familles massées là autour, impatientes elles aussi, tandis que le curé du village complimentait les uns et les autres, prenait des nouvelles de ceux qui vivaient désormais loin. Me reviennent en mémoire ces mots et leur sonorité étrange à laquelle je m’étais au fil des étés passés là-bas familiarisé, tous ces termes que j’aurais été alors incapable de transcrire, à commencer par le nom des gens : Maria Luigia, Marie-Louise, par exemple, que l’on prononce « Mariélvidge ». Je me souviens des jurons, des invocations aux saints et à la vierge Marie dont mes grands-parents étaient friands et que l’on répétait pour les faire enrager, avec mon frère ; tout un monde sonore familier qui refait surface dans les propos si peu compréhensibles de ma grand-mère. Âgée aujourd’hui de 91 ans, elle ne s’exprime plus que dans ce parler proche du napolitain qui la tire chaque jour un peu plus vers ces souvenirs heureux ou tristes d’un lointain passé, dans cette maison de retraite d’Aulnay-sous-Bois où elle vit depuis deux ans. C’est là que mon grand-père s’est éteint, quelques mois seulement après avoir quitté la maison à Drancy qu’ils avaient achetée avec ma grand-mère en 1972, près de l’usine où tous deux ont travaillé jusqu’à la retraite.

Cette mise en scène un peu compassée révèle aussi la réalité presque baroque d’une italianité dont les marques s’estompent au sein de ma famille ; celui de ce passé dont la mémoire, les hauts faits et les petites histoires s’effacent au fil des années, des générations. À force d’observer cette photo j’y décèle, oui, quelque-chose de l’ordre d’une confirmation, non plus chrétienne mais d’ordre privé, celle de ce passé qui accroche aux grains de ces vieilles photos de famille trop rares. Soixante années se sont écoulées depuis, six décennies au cours desquelles, à force d’exils et d’enterrements, le hameau s’est dépeuplé, au point d’être aujourd’hui à l’état d’abandon. Une dernière maison est encore habitée, celle de Maria Luigia et Benedetto, à la retraite depuis longtemps déjà ; pour le reste les ronces et les arbres ont envahi les chemins, les escaliers taillés dans la pierre, les terrasses de béton et les seuils des maisons. Les plantations d’arbres et les champs où l’on allait enfant faire de belles récoltes ne sont plus entretenus. Il n’y a que les adeptes de parapente pour emprunter aujourd’hui encore cette étroite route en cul de sac et prendre leur envol au-dessus de ces paysages rudes, face à l’abbaye de Monte Cassino, pour des vues à couper le souffle.

Cette confirmation se cristallise dans les traits méconnaissables de l’adolescente très belle et digne dans sa robe de communiante. Elle porte des souliers de cuir blanc que l’on devine derrière les voiles de dentelle dont la candeur contraste avec le discret trait noir de la montre au poignet. Sa tenue immaculée, ses cheveux bruns nattés en chignon et sertis d’un voile, ses doigts gantés entrecroisés disent la force de ces rituels sacrés qui rythmaient la vie du village depuis des siècles, et que perpétuent, mais pour combien de temps ?, ces émigrés qui déjà refont leur vie au Canada ou en France. Cette photo fixe sur le papier un moment de transition, un passage que personne n’ose encore affronter, puisque se joue là un rituel intime qui scelle, au contraire, l’appartenance commune et vient relier le temps d’une pose ceux déjà partis et ceux demeurés là, malgré tout.

Son visage adolescent n’exprime rien de ce que fut la vie de la jeune immigrée scolarisée en France et déjà francophone ; elle qui avait délaissé les bancs de la petite école de Terelle où elle se rendait encore en décembre 1857 à pied chaque matin, après avoir gobé un œuf frais, par les chemins qui menaient au bourg et dont la trace s’est perdue depuis sous la broussaille du maquis.

Comment reconnaître dans ce visage ma mère ? Comment m’y reconnaitre aussi ? La photo est une dentelle transparente posée sur le passé, qui suggère plus qu’elle ne révèle ce qui se tient là, derrière le rideau plissé que l’on aperçoit au fond, tiré sur les coulisses.

Ce texte, achevé en janvier 2021, est dédié à la mémoire de ma grand-mère Maria, morte depuis.

 

Publié le 11 mai 2021
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