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Le chantier digital de Notre-Dame de Paris : la numérisation des pratiques en archéologie du bâti

Le chantier de la cathédrale de Notre-Dame de Paris donne actuellement lieu à des recherches inédites en archéologie du bâti et notamment à l’élaboration d’un double numérique de la cathédrale, permettant aux chercheurs et aux acteurs de la restauration de s’immerger totalement dans l’édifice. Martine Robert, docteure en philosophie et spécialiste des liens entre jeux vidéo et histoire, s’interroge sur la potentialité d’un tel objet pour le grand public.

« La modélisation rend explicite à l’amateur comme à l’expert aussi bien la structure que les volumes de la grande église. Elle permet non seulement de scruter jusqu’au moindre détail l’édifice mais aussi de s’immerger totalement au sein du monument mieux qu’on ne peut le faire même en étant sur place[1] ».

Le chantier de la cathédrale de Notre-Dame de Paris né de l’incendie du 15 avril 2019 est exceptionnel non seulement par son objet mais également en raison des recherches en archéologie du bâti absolument inédites qu’il rend possibles. Ces recherches se distinguent par le recours massif à différentes technologies numériques dont l’adoption récente dans la discipline renouvelle le champ de manière radicale.

Les relevés scanner haute résolution de l’ensemble de la cathédrale effectués dans le cadre d’un projet lancé en 2010 par Andrew Tallon ont mis en évidence la puissance de ces outils pour analyser et comprendre les objets patrimoniaux[2]. Le traitement des données recueillies permet d’obtenir un plan spatial tri-dimensionnel de la cathédrale d’une extrême précision :

« Des coupes, des plans, des vues axonométriques[3] ou des écorchés de l’édifice peuvent être facilement créés en limitant les points de données visibles. Des mesures peuvent être prises entre deux points, ou à partir d’un point précis vers un plan de référence. Le bâtiment, en somme, peut être « vu » comme jamais auparavant, que ce soit au niveau des détails architecturaux (courbure et épaisseur des voûtes, par exemple), des variations de la géométrie (le degré de régularité dans le placement des piles de l’hémicycle, par exemple), des dimensions (la hauteur des chapiteaux, par exemple)[4]. »

Un double numérique de cette richesse donne accès à toutes les spécificités de l’édifice dans sa dimension matérielle et permet de retracer son histoire. Il est apparu, par exemple, que les murs hauts du chœur sont inclinés vers l’intérieur précisément à la hauteur à laquelle s’exerce la pression des arcs-boutants sur plusieurs travées ; ces derniers étaient donc présents avant les voûtes, sans quoi les forces que celles-ci exercent inévitablement sur les murs une fois les cintres des voûtes retirés auraient poussé cette partie des murs vers l’extérieur avant que le mortier ne soit entièrement sec. Ce type de déformations n’est pas perceptible à l’œil nu ; seules les mesures effectuées sur le double numérique de la cathédrale permettent de les déceler. Avec cette approche extraordinairement fine de leurs caractéristiques matérielles, les murs deviennent lisibles ; leur histoire peut être restituée. L’ouvrage de Dany Sandron et d’Andrew Tallon Notre-Dame de Paris[5], propose, comme résultat de l’analyse des relevés par scan laser, une reconstitution des phases d’édification de la cathédrale durant neuf siècles : les technologies numériques se prêtent aussi à rematérialiser les états successifs aujourd’hui disparus d’un édifice.

Un exemple de déformation perceptible grâce au relevé laser : Étampes, collégiale Notre-Dame, analyse laser, 2012 : coupe sur la nef. Image Andrew Tallon

L’incendie de Notre-Dame de Paris a ainsi fait de la cathédrale un chantier archéologique dont les méthodes sont gouvernées par des données nativement numériques[6] de relevés et de rendus qui renouvellent radicalement les pratiques des chercheurs. Les modalités du travail de documentation du chantier en témoignent. Là où les voûtes ont cédé sous le poids de l’effondrement de la flèche, les poutres tombées au sol formaient une sorte de mikado géant de longues pièces de bois calcinées. Ces vestiges archéologiques d’une valeur inestimable vont susciter des études dendrochronologiques[7] des anneaux de bois, impossibles à mener lorsque la « forêt[8] » était en place, permettant de déterminer quels sont l’origine des chênes, leur âge ou encore la manière dont on les cultivait. Il était essentiel que la disposition après l’incendie des bois brûlés, nécessaire à la contextualisation spatiale de ces archives matérielles, soit documentée de la manière la plus exhaustive possible, ce qui a donné lieu à la production d’une masse considérable de données nativement numériques. L’effondrement des voûtes a par ailleurs révélé des pièces de métal auparavant invisibles utilisées pour les renforcer, soulevant par-là de nouvelles questions : quel est leur rôle dans la résistance de la structure, quelle est l’origine des minerais, à quelle époque les alliages ont-ils été réalisés ? Les scientifiques qui s’efforcent de répondre à ces questions font partie du groupe métal. D’autres groupes de travail s’occupent du bois et des charpentes, de la pierre et du mortier, du verre, des structures d’un point de vue mécanique, ou encore de l’acoustique de la cathédrale, avant et après l’incendie, mais aussi au fil du temps.

La masse considérable de données hétérogènes soulève la question de leur organisation et de la mise en forme du rendu visuel. La constitution d’un double numérique en trois dimensions de la cathédrale s’est naturellement imposée : la représentation donne accès à des informations en les structurant par la forme et la distribution dans l’espace. Il est possible de s’y déplacer et d’accéder aux données se rapportant à tel ou tel élément ainsi qu’à l’ensemble de la masse documentaire qui y est associée. Les recherches peuvent aussi être effectuées de manière sémantique, par mots-clés, selon une nomenclature des éléments d’architecture normalisée à l’occasion du chantier, et conduire à la représentation en trois dimensions dans son environnement de l’objet visé ainsi qu’à l’ensemble des données s’y rapportant.

Les ressources de l’écosystème digital conçu pour documenter dans le temps et l’espace le chantier de la cathédrale Notre-Dame sont d’autant plus précieuses qu’elles permettent aux chercheurs des différents groupes de travail qui se sont constitués de retrouver l’unité de leur objet d’étude, par-delà la disparité des sujets qui les occupent. Ce « système d’informations “monumental”[9] » joue un rôle essentiel aussi bien pour les chercheurs que pour le maître d’ouvrage, les maîtres d’œuvre et les conservateurs engagés dans le chantier de restauration en tant que moyen d’aide à la décision. Le dialogue entre les différents acteurs qui interviennent sur le chantier se noue entre eux par l’intermédiaire du modèle de la cathédrale en trois dimensions auquel sont reliées l’ensemble des connaissances disponibles avant l’incendie d’une part et issues des travaux des différents groupes d’autre part[10]. Le système d’informations « monumental » est constitué par le groupe de travail « Données Numériques[11] », qui a aussi pour mission de conserver toutes les données relatives au chantier de la cathédrale pour qu’elles constituent les archives de demain. Le système d’informations élaboré à partir du modèle numérique est, du fait d’une visée d’exhaustivité, très complexe d’utilisation et accessible uniquement aux acteurs de la restauration et aux chercheurs qui l’enrichissent régulièrement des résultats de leurs travaux.

Cependant la cathédrale Notre-Dame est un des édifices patrimoniaux les plus connus. L’incendie qui l’a frappé a suscité une très vive émotion au niveau aussi bien national qu’international : un groupe de travail « Émotions et mobilisations » a été ainsi constitué pour étudier cette dimension du chantier. Par ailleurs les quelques images ou séquences extraites du système d’informations « monumental » auxquelles un large public a eu accès fascinent par leur beauté et par le rêve qu’elles font naître de pouvoir découvrir la cathédrale selon toutes sortes de perspectives inédites. La puissance de ces représentations qui relèvent d’une connaissance sensible invite à concevoir « une version grand public de ce double numérique ». Il est envisagé de la réaliser « à terme[12] » mais il est peut-être dommage que ce ne soit précisément qu’ « à terme ». Comme l’écrivent Andrew Tallon et Dany Sandron : « La modélisation rend explicite à l’amateur comme à l’expert aussi bien la structure que les volumes de la grande église. Elle permet non seulement de scruter jusqu’au moindre détail l’édifice mais aussi de s’immerger totalement au sein du monument mieux qu’on ne peut le faire même en étant sur place[13] ». L’impossibilité d’accéder aujourd’hui à la cathédrale, à laquelle s’ajoutent les restrictions de déplacement sans précédent qu’impose la pandémie que nous connaissons aujourd’hui sont autant de raisons de ne pas différer la réalisation d’un double numérique de la cathédrale à destination du grand public : ce modèle en trois dimensions de la cathédrale révèlerait à  l’amateur  autant qu’à l’expert ses « structures » et ses « volumes », permettrait d’en découvrir les détails et surtout de « s’immerger totalement au sein du monument mieux qu’on ne peut le faire même en étant sur place[14] ».

Ce n’est cependant pas par hasard que ce chantier n’a pas encore été initié. La manière selon laquelle opérer le passage de la version « professionnelle » à la version grand public ne va pas de soi, en partie parce que la pratique des utilisateurs de l’une et de l’autre serait extrêmement différente.

Les personnes qui ont aujourd’hui accès au « système d’informations monumental » de la cathédrale en ont besoin dans l’exercice leur fonction. Il est essentiel par exemple que les maîtres d’œuvre du chantier de restauration puissent savoir si la résistance mécanique des pierres et du mortier de telle ou telle partie de la cathédrale n’a pas été altérée sous l’action conjointe de la chaleur à laquelle ils ont été exposés durant l’incendie et de l’eau déversée pour éteindre le feu. La pratique intensive de l’écosystème numérique leur permet de s’orienter sans difficulté dans le redoutable labyrinthe que la richesse même de cet objet constitue. Indépendamment des difficultés techniques que ne manquerait pas de poser un large accès à un programme aussi lourd, le profane ne saurait s’y retrouver. Une version grand public doit ainsi être entièrement repensée et la question de savoir quelle forme il conviendrait de lui donner reste entière.

À suivre sur Entre-Temps

[1] Nous soulignons, Andrew Tallon, Dany Sandron, Notre-Dame de Paris, Paris, Parigramme, 2013, p. 11.

[2] Andrew Tallon « La technologie 3D au service de Notre-Dame », Notre-Dame de Paris, La nuée bleue, 2012, coll. « La grâce d’une cathédrale », p. 158-160.

[3] Représentations en trois dimensions qui font abstraction de la perspective et qui ne correspondent donc pas à notre mode de perception. Les éléments parallèles sont représentés de manière parallèle sans ligne de fuite et les distances ne sont pas réduites par l’éloignement. Auguste Choisy, ingénieur et historien de l’architecture, introduit dans ses ouvrages la perspective axonométrique plafonnante qui montre l’objet vu de dessous, comme en contre plongée. Cette représentation « fractionnée par plan coupe et élévation » offre au regard « à la fois, le plan, l’extérieur de l’édifice, sa coupe et ses dispositions intérieures », Auguste Choisy, préambule à l’Histoire de l’architecture, Paris, Gauthier-Villars, 1899.

[4] Op. cit., p. 159.

[5] Op. cit.

[6] Dont les données sont dès le départ numériques, contrairement à ce qui se produit lorsque des documents sur papier sont scannés.

[7] Méthode scientifique permettant d’obtenir une datation très précise, à l’année près, du bois utilisé en analysant le nombre et la morphologie des anneaux de croissance de l’arbre dont il provient.

[8] Nom donné à la charpente de la cathédrale Notre-Dame de Paris en raison du grand nombre de poutres et de la densité du réseau qu’elles constituaient.

[9] Selon l’expression retenue par le ministère de la culture.

[10] Voir la Visualisation 3D des données du chantier scientifique.

[11] Il est lié au Laboratoire Modèles et simulations pour l’Architecture et le Patrimoine.

[12] Voir « Le double numérique qui guidera la reconstruction de Notre-Dame début 2021 », Les Échos

[13] Citation mise en exergue, nous soulignons, Notre-Dame de Paris, Paris, Parigramme, 2013, p. 11.

[14] Nous soulignons.

Publié le 16 mars 2021
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