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Nos archives : une médaille de Sainte-Hélène

Pour la série "Nos archives" qu'Entre-Temps propose cette année, des historiennes et des historiens exhument un fragment de leur propre fonds d’archives pour en faire brièvement le récit. Ainsi se dessinera une série d’auto-portraits et puis, au fur et à mesure des contributions, se constituera un fonds d’archives collectif, celui de l'écriture d'une autre histoire : celle des historiennes et des historiens, celle qu’elles et ils ont vécu et avec laquelle, consciemment ou inconsciemment, ils écrivent celle des femmes et des hommes qui les ont précédé.e.s.

Il y avait chez mes grands-parents maternels, accrochée au mur du salon, une médaille, vaguement marron, dans un petit cadre de verre cerclé de métal, maladroitement fixé à un anneau de fer-blanc. Je savais, car ma grand-mère me l’avait dit à plusieurs reprises, que cette médaille avait appartenu à l’un de ses ancêtres (« Il a fait toutes les guerres de Napoléon », me disait-elle, « et il en est revenu, tu te rends compte »). C’était intéressant, cette histoire de guerres, mais pas plus que bien d’autres choses que l’on pouvait trouver chez mes grands-parents.

Les photographies sont de l’auteur

Puis, mon grand-père est mort. Puis, mon père. Et, pour les objets aussi, la mort des humains transforme la vie en destin. Un jour, ma grand-mère me dit : « Cette médaille, elle sera à toi. Elle devait être pour ton père, puisqu’il était militaire. Mais maintenant, elle te revient, puisque, de ses enfants, tu es l’aîné et que tu es historien. » Ma grand-mère avait été institutrice, elle aimait beaucoup l’histoire – en tout cas cette sorte d’histoire qui semble procéder comme naturellement de la France, des batailles et des individus.

J’étais heureux à l’idée de posséder un jour ce souvenir, dont elle me raconta une fois de plus l’histoire (« il avait fait toutes les guerres de Napoléon et il en était revenu, tu te rends compte »). Mais j’oubliai aussitôt de qui il s’agissait exactement. Je n’ai pas la passion de la généalogie. Aussi, quand ma grand-mère est morte à son tour, j’aurais pu ne pas en savoir davantage, hériter simplement de cette médaille, sans doute l’accrocher quelque part et peut-être dire plus tard à l’un de mes petits-enfants : « C’est une médaille qui vient d’un de tes ancêtres, qui avait fait les guerres de Napoléon et qui en était revenu ».

La médaille est en bronze, suspendue à un ruban dont les couleurs vert et rouge sont aujourd’hui fanées. Encore bien visible, sur l’une des deux faces, on peut lire ces phrases encerclées de lauriers : « Campagnes de 1792 à 1815 / À ses compagnons de gloire sa dernière pensée / Ste Hélène / 5 mai 1821 ». Et, sur l’autre face, tout autour du profil romain de Bonaparte empâté : « Napoléon I empereur ». L’ensemble est surmonté d’une couronne, à l’image de celle que tient Napoléon au-dessus de Joséphine dans le célèbre tableau de Jacques-Louis David.

Tout évoque donc ici Napoléon Ier mais, ainsi que l’indique la date de sa mort, le 5 mai 1821, la médaille lui est évidemment postérieure. En réalité, elle date du temps de l’Empire restauré, lorsque Napoléon III cherchait à se couvrir du manteau de gloire de son oncle. Appelée « médaille de Sainte-Hélène », elle fut créée en 1857, dessinée par le graveur Désiré-Albert Barre et progressivement décernée à 400000 vétérans des guerres de la Révolution et de l’Empire – non seulement des Français mais aussi des étrangers, principalement belges, qui avaient constitué les régiments de la Grande Armée. Pour la mériter, il fallait avoir participé à l’une ou l’autre des innombrables batailles qui avaient engagé la France entre 1792 et 1815 et être encore vivant en 1857. C’était le cas de cet ancêtre de ma grand-mère.

La médaille de Sainte-Hélène n’a pas bonne presse. Elle a été donnée à trop de gens, trop longtemps après les faits, et d’abord pour légitimer l’Empire ambigu de Napoléon III, au lendemain de la meurtrière guerre de Crimée. Le marron de son bronze lui a très tôt valu le surnom de « médaille en chocolat », par lequel on s’est ensuite moqué du désir tout à la fois orgueilleux et soumis pour les distinctions honorifiques. Cependant, ceux qui l’avaient reçue devaient en être émus. Et cette émotion a dû se transmettre, d’une façon ou d’une autre. Comment comprendre autrement que ma grand-mère y était si attachée, plus d’un siècle après que l’objet fut entré dans la famille ?

Quelque temps avant la mort de ma grand-mère, j’avais entrepris une recherche sur la réception publique des guerres lointaines dans l’Europe du XIXe siècle. Il me semblait intéressant de savoir ce que les civils de ce temps, qui fut pour l’essentiel en Europe un temps de paix, pouvaient connaître et ressentir des guerres qui se produisaient très loin de chez eux. La médaille de Sainte-Hélène m’apparut soudainement, au mur du salon de ma grand-mère, comme autre chose qu’une curiosité du décor. Au lendemain de la lointaine guerre de Crimée, un demi-siècle après les guerres de Napoléon Ier, elle devait évoquer aux yeux des générations nouvelles le mystère des batailles inconnues. Elle pouvait donc être analysée non seulement du point de vue de la légitimation de l’Empire restauré par Napoléon III, mais aussi du point de vue de la fascination – ou de la répulsion – pour la guerre en temps de paix. Je ne pouvais évidemment pas interroger sur ces sentiments les hommes et les femmes de 1857. Mais il y avait ma grand-mère. Je lui fis donc raconter à nouveau l’histoire de la médaille.

Cette fois, je pris des notes. J’ai donc retenu que la médaille appartenait au grand-père de son grand-père, qui s’appelait François Jau, un homme originaire du Canbayrou, une campagne dépendante de Chalabre, dans le département de l’Aude. Ce François Jau mourut vers la fin des années 1870, ce qui fait que le grand-père de ma grand-mère, né en 1869, l’avait connu assez longtemps pour s’en souvenir – et pour perpétuer ensuite ce souvenir auprès de sa petite-fille.

Ma grand-mère me dit qu’après les guerres de l’Empire, François Jau s’était marié et qu’il avait eu neuf garçons et une fille. Chez les Jau, il était d’usage qu’une génération porte le nom de François et une autre le nom de Jean. Tous les garçons du vétéran des guerres napoléoniennes s’appelèrent donc Jean, suivi d’un autre prénom, et la fille, Jeanneton. Celui qui allait devenir le père du grand-père de ma grand-mère s’appelait Jean-François. Il était gaucher et fit le métier de maître d’armes. Ma grand-mère affirme que, lorsqu’il était militaire, il eut comme élève le duc d’Aumale.

Elle me dit aussi que son grand-père lui a raconté trois anecdotes sur ce grand-père qui avait fait « toutes les guerres de Napoléon ». Elle entreprend de me les raconter à son tour. Voici comment je les ai notées, ce 18 août 2013 :

En Allemagne. Pas de cuisiniers dans les armées de Napoléon. La cuisine se faisait à tour de rôle. Un jour c’est à lui, Napoléon passe, lui dit « ta soupe est bonne » et lui donne une pièce d’or.

Pendant la retraite de Russie. Avaient réussi à quelques-uns à trouver des pommes de terre. Les font cuire sous la cendre. Un général qui passe par là leur en demande une. Ils la lui donnent.

La troisième est oubliée.

Voilà donc tout ce que je sais de l’histoire de cette médaille et de celui à qui on l’a remise. J’en retiens qu’à ma génération (je suis né en 1970), avec une grand-mère née en 1922, on pouvait encore se raconter des histoires transmises oralement depuis les guerres de la Révolution et de l’Empire – en tout cas la partie de ces histoires que l’on n’avait pas oubliée. Ce sont certes de pauvres histoires, passablement communes, dans lesquelles la gloire est le produit d’un mélange d’or et de pommes de terre. Mais ce sont des histoires précieuses, où se donne à sentir, un peu, l’émotion de ceux qui racontèrent et transmirent, sans pouvoir les écrire, le souvenir lointain des grandes campagnes militaires. Il m’est difficile d’en dire plus. Si les historiens étaient capables d’écrire mieux que d’autres leur propre histoire ou celle de leur famille, ça se saurait.

Un collectionneur regretterait peut-être de ne pas posséder la boîte de carton dans laquelle cette médaille avait été conservée. Le couvercle de cette boîte était recouvert d’un papier blanc glacé portant en relief l’aigle impérial et l’inscription « Aux compagnons de gloire de Napoléon Ier – Décret du 12 août 1857 ».

Pour ma part, je ne regrette pas cette boîte. Je conserverai la médaille du grand-père du grand-père de ma grand-mère, François Jau, du Canbayrou, dans son petit cadre de verre cerclé de métal, maladroitement fixé à un anneau de fer-blanc. C’est par la grâce de ce cadre et de cet anneau, que l’objet produit industriellement par la Monnaie de Paris, sur ordre de Sa Majesté l’Empereur Napoléon III, est devenu un souvenir de famille. Il le serait resté si j’avais continué à raconter des morceaux, de plus en plus oubliés, de l’histoire que ma grand-mère tenait de son grand-père. Puis, on m’a demandé ce texte, qui va forcément transformer, en le pétrifiant par l’écriture, le mouvant souvenir familial.

Publié le 15 décembre 2020
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