Trouver l'espace, faire revue
Ce samedi, Entre-Temps sera à Blois, pour les Rendez-vous de l'histoire où nous nous lancions il y a tout juste deux ans. En préparant cette rencontre, nous avons mesuré le chemin parcouru, l'espace exploré et, surtout, partagé. Ainsi espérons-nous vous retrouver à Blois, mais aussi ici, sur Entre-Temps, pour continuer à faire revue.
Il y a deux ans, lors des Rendez-vous de l’histoire de Blois, nous lancions notre revue. Nous la nommions Entre-Temps, sensibles à la valeur de l’intervalle, de l’écart, convaincus de la nécessité de parfois surseoir. Nous étions d’accord pour prendre ce temps, pour nous soustraire à la réaction et installer notre poste d’observation dans l’entre-temps d’une attention prolongée au travail de l’histoire, à l’histoire au travail. Entre-Temps serait une revue d’histoire actuelle, d’histoire en actes, et non une revue d’actualité.
Peut-être davantage qu’un espace donné, nous cherchions à créer un espacement à même d’accueillir notre désir de porter, ensemble, un regard sur nos pratiques. Nous le trouvions avec la revue qui est aussi une façon de re-voir, cette fois-ci à plusieurs. Ce « re » auquel Entre-Temps consacrait justement ses premières publications – le « re » du renouveau, de la reconstitution ou de la republication – disait un mouvement, du présent vers le passé, mais également un échange, un dialogue, celui de la relecture – collective – de la reprise – avec leurs auteurs – des textes reçus, de la relance aussi.
L’espacement de la revue devait aussi être celui que de jeunes chercheuses et chercheurs cherchent – précisément – à faire exister, au dehors des territoires qu’ils explorent quotidiennement pour leurs propres travaux. Un en-dehors qui ouvre des interrogations, par l’attention aux formes, multiples et diverses, que prend ou pourrait prendre l’histoire qu’elles et ils étudient. Regarder autour, être attentif à ce qui se fait – déjà – et à ce qui pourrait se faire, à ce que nous pourrions faire. Aller rencontrer – par l’entretien, l’enregistrement, la caméra – toutes celles et ceux qui travaillent l’histoire, afin de ne plus être seul.e.s, face à ses matériaux, mais de pouvoir se présenter et se parler, pouvoir restituer ces matériaux différemment, par et dans la revue. Restituer différemment parce qu’au large du cercle strictement académique, différemment parce qu’à la croisée de la discipline historique et du geste artistique, différemment parce que qu’engagé.e.s collectivement dans la revue, nous écrivons, recevons, relisons, élaborons et (re)définissons ensemble, au long cours, sa ligne éditoriale.
De là, la revue allait prendre forme – une forme – par l’assemblage successif de ses publications, commandes ou propositions, par leur accrochage chronologique et par la précision progressive des contours de cet objet. Nous étions impatients de voir sédimenter, progressivement, les archives d’Entre-Temps.
Et puis, au printemps dernier, il nous a semblé que la revue n’avait jamais porté si bien son nom, là, logée dans l’attente, dans l’interstice presque refuge de nos vies rythmées par les points épidémiologiques. Des images, des paroles, du son, des dialogues et des oiseaux sont alors venus donner à cet infime espace une épaisseur et une densité nouvelles, sont venus nommer, sonder et donc assouplir l’état de raidissement, comme suspendu, dans lequel nous étions.
Nous avons aussi lancé notre « tentative d’archivage des écrans d’un entre-temps », non pas pour se faire les garants d’une mémoire immédiate du confinement, ou en accueillir l’attrayante vitrine mémorielle mais pour agir, dans et depuis l’espace de la revue. Pour collecter, enregistrer et mettre en relation les signes de ce qui était, alors, en train de (se) passer. Pour assembler, au présent, ces écrans qui témoignaient d’un désir répété et répétitif, quotidien ou hebdomadaire, de s’adresser à soi et aux autres, par écrans interposés – désir qui trouvait dans la discipline volontaire de la mise en série une forme de résolution. C’est ce besoin de sérialité que notre collecte rendait alors, par l’assemblage des écrans, visible.
Nous voilà désormais, aujourd’hui, dans un nouvel entre-temps – encore un, plus vraiment au-dedans ni franchement au-dehors, dans l’incertitude. Il y a l’incertitude commune, partagée, et puis il y a les préoccupations singulières de celles et ceux qui cherchent avec un accès tout juste entrouvert aux archives et aux bibliothèques, dont la porte n’est décidément qu’entrebâillée ; de celles et ceux qui enseignent masqué.e.s ; de toutes celles et ceux qui ne peuvent plus vraiment se rencontrer. Dans ce contexte, il faut désormais, plus qu’archiver, faire l’inventaire. Que nous faut-il retrouver ? Que nous faut-il réinventer ? Cet inventaire des pratiques, des initiatives, des renoncements, des inventivités, Entre-Temps veut s’en faire l’écho et le réceptacle. Nous voulons repenser et redire la nécessité, plus que jamais, de rendre visibles et parlantes toutes les nouvelles formes d’écriture et d’enseignement de l’histoire, toutes celles aussi qui explorent la réflexivité du travail historien. C’est le sens de la revitalisation d’archives que nous avions proposée, lors de la dernière nuit des idées au Collège de France, avec Philippe Artières. À la recherche d’un dispositif – d’un geste – pour rendre vivantes ces archives, nous avions choisi de faire de l’estrade une scène et de la conférence une performance théâtrale. Si nous nous sommes autorisés à le faire, c’est que nous avions trouvé, grâce à la revue, l’espacement nécessaire à l’exploration des formes de restitution du travail historien. Si cela est possible, parce qu’il faut aujourd’hui se saisir de tous les possibles, nous referons ce geste à Blois, là où les Rendez-vous avaient accueilli notre lancement, et nous proposerons à nouveau cette expérience collective que l’on voit, d’ordinaire, si peu : le travail historien à l’œuvre, sa compréhension progressive et parfois lacunaire des archives, ses doutes, l’hésitation de l’écriture.
À l’heure où se resserre l’étau des contraintes et des mesures qui rendent plus difficiles encore les conditions de la recherche et de l’enseignement, à l’heure où d’aucuns proclament la fin du débat, réfléchissons, ensemble, à ce que cela signifie d’être une revue. Nous croyons qu’Entre-Temps est le lieu d’une rencontre, un espace où peuvent se déployer, aujourd’hui encore, toute l’énergie et l’inventivité dont notre discipline a besoin. C’est dans cet esprit que samedi 10 octobre, à Blois, devant un public, nous éteindrons les lumières et nous mettrons en scène, avec joie mais non sans rigueur, notre travail d’historiens et historiennes.
Cette fois, nous le ferons avec des archives personnelles, pour amorcer « Nos archives », la série que la revue proposera cette année, enrichie, après les nôtres, des contributions de toutes les historiennes et historiens qui ont accepté notre proposition d’exhumer un fragment de leur propre fonds d’archives et d’en faire brièvement le récit. Marqué.e.s de l’entre-temps d’aujourd’hui, tout empêché.e.s que nous sommes, peut-être est-ce le moment d’ouvrir nos archives, et de réfléchir aux chemins de traverse qui pourraient nous amener à les restituer autrement.
Peut-être est-ce surtout le moment pour nous toutes et tous, chercheuses et chercheurs, artistes, auteur.e.s, étudiant.e.s et enseignant.e.s de dire comment nous travaillons, aujourd’hui, comment nous étudions, jouons, écrivons, éprouvons, imaginons et enseignons l’histoire, et de le partager pour investir et élargir, encore, l’espacement de la revue.