Reconstituer et prendre parti - Dialogue entre Patrick Boucheron et Pierre Schoeller
Suite à la sortie de son dernier long métrage, Un peuple et son roi, en septembre 2018, Pierre Schoeller a accepté de dialoguer avec la rédaction d’Entre-Temps. Nous avons voulu aborder, avec lui, la question des enjeux politiques que la reconstitution et la représentation de la Révolution Française posent de nos jours. Rencontre.
Adrien Genoudet : Nous cherchons, dans notre premier Focus d’Entre-Temps, à rassembler des contenus, des prises de paroles, des textes, qui mettent en question et en perspective le préfixe « RE », très présent dans la pensée historienne. Au-delà du « retour sur » les temps qui nous précèdent, de nombreux moyens, techniques, artistiques ou méthodologiques, nous permettent de re-constituer, et de re-présenter – de rendre présent, à nouveau, bien souvent par l’image – des périodes que nous n’avons pas vues de nos propres yeux…
C’est pourquoi il nous paraît intéressant de discuter avec vous, Pierre Schoeller, de votre dernier film, Un peuple et son roi, non pas pour l’ériger comme modèle ou pour l’encenser mais bien pour interroger, avec vous, de cette volonté de faire re-surgir un certain passé visible – et pas n’importe lequel, celui de la « Révolution Française » – au cœur de notre présent. C’est cela, avant tout, re-présenter, c’est rendre présent une seconde fois.
Dans un premier temps, j’aimerais savoir si vous pouvez nous dire pourquoi il vous a semblé intéressant – peut-être nécessaire ? – de revenir, à votre tour, et en images, sur la période de la « Révolution Française ». Pourquoi, de nos jours, cela vous a semblé être un projet cinématographique important ?
Pierre Schoeller : Depuis L’exercice de l’État, je voulais faire un film sur la Terreur, avec le désir de revenir sur la Révolution Française. Disons que je voulais plutôt y aller, car je ne savais pas grand-chose en vérité, de l’évènement. Je voulais m’intéresser à ce moment déterminant, et peut-être fondateur, du politique. J’ai donc commencé par lire, par rassembler des éléments, par questionner les uns et les autres. Je lis de manière très scolaire, très méthodique, en essayant de me faire un fil des évènements, sans chercher à installer un point de vue dans un premier temps. En lisant, je m’aperçois qu’il ne fallait pas s’arrêter à la seule Terreur, que ça pouvait être une erreur, selon moi.
Patrick Boucheron : Pourquoi ?
Pierre Schoeller : Eh bien, dans le même temps, je suivais les révolutions arabes et j’avais l’impression qu’on ne s’intéressait pas assez aux fondements, aux éléments fondateurs de ces évènements. Mais je ne voulais pas non plus m’intéresser à l’actualité. Mon film n’est pas lié, selon moi, à notre époque. J’ai toujours besoin de me faire une idée des évènements puis de revenir à l’archive. Puis, dans un second temps, de revenir aux récits des évènements. Pour cela, j’ai rapidement eu besoin de rencontrer des historiennes et les historiens. J’ai besoin, dans ma démarche de cinéaste, de me confronter à leurs connaissances, avec humilité, avec candeur mais aussi avec des questions très précises – notamment en ce qui concerne celles liées à la mise en scène. Ce qui était intéressant, c’est de voir qu’ils et elles attendaient un film sur ce sujet. J’ai fait finalement un pacte quasi faustien avec les historiens. Je me suis dit : on va créer une illusion qui est celle d’un présent. C’est ce que je propose aux spectateurs : de les inviter à re-jouer les évènements.
Adrien Genoudet : Vous avez dit, à plusieurs reprises, qu’il est important, pour vous, d’emmener « le spectateur dans un voyage dans le temps » ; et que pour que cela fonctionne, selon vous, il faut que ce « soit très juste ». Qu’entendez-vous par là ?
Pierre Schoeller : C’est-à-dire que la justesse est aussi, avant tout, une question liée à la cohérence. Je ne peux pas avoir, par exemple, une actrice avec un nez refait ! Il ne s’agit pas, d’ailleurs, de parler d’exactitude. Je sais qu’à de nombreuses reprises, je ne suis pas exact, que je ne peux pas l’être.
Patrick Boucheron : Est-ce qu’il y a des endroits, des moments précis, dans le film, où vous avez voulu ne pas être exact ? Est-ce que vous avez retiré des boutons de guêtres, sciemment, pour justement déjouer cette question de l’exactitude ? Car je crois que ça peut être un des enjeux de la reconstitution, que de montrer à tous moments la facticité des choses, ça peut être ça aussi la démarche cinématographique de reconstitution. Quand on regarde le film, on a l’impression que vous ne l’avez pas cherché, en tout cas pas systématiquement.
Pierre Schoeller : Je n’avais pas toujours les moyens, financiers, pour être juste ou exact. La rue de Paris, par exemple, n’est pas juste.
Patrick Boucheron : Alors pour vous, les moments « où ce n’est pas juste » sont la manifestation d’une faiblesse, la conséquence d’un manquement économique ? Pourquoi vous dites que la rue de Paris n’est pas juste ?
Pierre Schoeller : Parce qu’il aurait fallu amener des tonnes de terres etc. Il faut comprendre, oui, que je joue un drôle de jeu lorsque je fais un film historique. De nombreuses choses manquent, de nombreuses choses ne sont pas possibles. Je n’ai pas pu faire, par exemple, la tribune qui était placée au-dessus des députés. Filmer l’histoire, finalement, est une incomplétude, c’est une prise de risque permanente. J’ai été obligé de contracter de très nombreuses choses. Les discours des députés par exemple. L’évènement est obligatoirement comprimé, compressé, lorsqu’on passe le cap de l’image. Mais mon domaine c’est le champ des images, c’est le domaine de la représentation – je ne fais pas un film d’historien, je ne suis pas un historien, en aucun cas.
Patrick Boucheron : Je tiens la question du « ça a eu lieu » comme étant la question historienne par essence, et donc on peut la déplier vers les lieux et vers le temps. Les lieux posent le problème de la reconstitution, précisément. Et c’est très intéressant de reconsidérer le terme de reconstitution, qui est aussi lié à la reconstitution d’un crime : on va refaire les gestes, dans les mêmes lieux, parfois avec les mêmes personnes. On les re-fait. Je crois que, même si vous vous en défendez, on trouve dans votre film cette idée d’une urgence politique, actuelle, où il faut re-faire voir les fondations, aujourd’hui, au moment où elles peuvent être attaquées, ou niées comme fondations. Mais dans la question du « ça a eu lieu », il y a aussi celle du dépli – le fait de déplier un temps resserré ou compressé. En ce sens c’est très juste ce que vous dites à ce sujet. Mais puisque vous parlez du fait qu’on a vécu ça, d’une certaine manière, avec les révolutions arabes – le fait de vivre une révolution avec la conscience du précédent de la Révolution Française – je me demande, en fait, qu’est-ce qui était le plus important pour vous : est-ce qu’il s’agissait de la reconstitution de l’espace, des lieux de la Révolution, ou de jouer avec la reconstitution du temps ? Est-ce que vous n’avez pas eu à un moment la tentation d’enlever des épisodes par exemple ?
Pierre Schoeller : C’est ce que j’ai fait finalement…
Patrick Boucheron : Oui, mais au bout du compte aucun évènement marquant ne manque dans le film. Vous auriez pu, par exemple, suivre quelqu’un qui ne vivrait pas tout… quelqu’un qui serait là en 1789 puis repartirait, reviendrait etc. Il y a une envie de tout balayer tout de même, non ?
Pierre Schoeller : Oui, disons que ce qui m’a intéressé, en priorité, c’est d’aller vers le 21 janvier, vers la mort du roi. J’ai voulu retranscrire, reconstituer peut-être, la fragilité de ce moment, de cette période. Je souhaitais montrer la dynamique du temps historique, sa fébrilité, sa fragilité.
Patrick Boucheron : Justement, dans le film, sur la dynamique et sur la compression du temps, la scène de la Bastille au début, est surprenante. Il y a la création d’un point de vue précis, à ce moment-là, on est à l’extérieur et on ne voit pas l’intérieur. La reconstitution des temps et des espaces, du lieu de la Bastille, est particulière…
Pierre Schoeller : C’est-à-dire que mettre en scène des femmes dans un champ, pas très loin de Paris, pour la « marche des femmes », avec de la pluie artificielle et d’autres accessoires, ça je peux le faire – on peut le faire, concrètement. Mais reconstruire la Bastille, bien entendu, je ne le peux pas.
Patrick Boucheron : Mais est-ce que vous auriez voulu le faire ? Est-ce qu’un cinéaste aujourd’hui peut ignorer le fait que les reconstitutions du Paris révolutionnaire existent, par exemple, dans les jeux vidéos ? Paul Veyne appelait ce rapport à la reconstitution l’ « effet péplum » en ce sens que, selon lui, « tout est vrai dans le détail mais c’est l’ensemble qui est faux ».
Pierre Schoeller : J’ai dû faire des choix, de très nombreux choix, c’est obligatoire. Je savais que j’allais devoir faire des raccourcis, que j’allais devoir mettre en place des points de vue.
Adrien Genoudet : Et les scènes qui restent, qui structurent le récit, sont souvent liées à une sorte de livre d’image. La plupart des séquences répondent, à mon sens, à un univers visuel de la Révolution Française qui est plutôt connu. Ce sont des images qui font écho à notre mémoire visuelle collective. Les choix se situent à ce niveau-là aussi je pense.
Pierre Schoeller : Je pense que le film est avant tout adressé à quelqu’un qui ne connaitrait rien de la Révolution. Dans le même temps, je crois que cela ne m’intéressait pas de prendre position pour une figure, j’assume totalement le relativisme humain qui traverse le film. Le personnage de Basile [Gaspard Ulliel], par exemple, est celui d’un être créé par l’histoire.
Adrien Genoudet : On parlait du point de vue, et notamment dans la séquence de la Bastille où vous faites le choix de vous mettre « au niveau » des gens du peuple qui se retrouvent être éblouis par le soleil qui illumine peu à peu la rue au gré de la destruction de la Bastille ; et je pense que cette question du point de vue est essentielle. Quoi qu’il arrive, je pense que dans tout travail de reconstitution, de représentation, il y a une prise de parti nécessaire. Ce sont ces « points de choix » dont vous venez de parler.
Patrick Boucheron : Pour ma part, je crois que j’aurais pu supporter – si ce n’est préférer – que le roi ne reste qu’une ombre par exemple, qu’on ne prenne jamais son parti, qu’on ne le voie jamais pleurer, hésiter, douter etc.
Pierre Schoeller : C’est la personne que vous ne voulez pas voir dans le film…
Patrick Boucheron : Oui, car je crois qu’on ne peut pas être avec lui et avec les autres. Vous faites un Louis XVI comme on le représente aujourd’hui. En gros : ce n’est pas un monstre. Il incarne un état de l’historiographie qui est aujourd’hui le nôtre. Si vous décidez de ne pas caricaturer Louis XVI, par exemple, vous allez finir par caricaturer Marie-Antoinette. C’est un peu, somme toute, comme faire le point en photographie, lorsqu’on se concentre sur quelqu’un, les autres vont être flous. On ne peut pas, je crois, être des deux côtés, lorsqu’on se confronte à la question de la reconstitution et à celle de la représentation.
Pierre Schoeller : Certes, mais tout se concentre, selon moi, dans la séquence finale. Elle vient montrer et condenser la complexité de l’ensemble, des deux « camps » si je peux m’exprimer ainsi.
Adrien Genoudet : Comment avez-vous composé cette séquence ? On sait, par exemple, que les archives sont contradictoires, que le moment de l’exécution de Louis XVI a produit des archives qui ne nous permettent pas de voir pleinement l’évènement en tant que tel, que les versions varient beaucoup. On retrouve bien, je crois, l’obligation de prendre parti lorsqu’on passe le cap de la reconstitution.
Pierre Schoeller : Oui, c’est un moment complexe. Je ne suis absolument pas sûr de moi à ce niveau là : où mettre l’échafaud, où placer le peuple etc.
Patrick Boucheron : Là on touche un point intéressant. Si, en tant qu’historien, au moment où je souhaite reconstituer la scène, je suis incapable de savoir où placer l’échafaud – ce qui est le cas – parce qu’en effet la discordance des témoignages et des archives créée un flou de représentation rendant par là même impossible tout acte de reconstitution, c’est pour moi une très bonne nouvelle. Cela prouve qu’il y a une sorte d’effet de souffle dans l’évènement en question et que je vais pouvoir en dire quelque chose – notamment sur l’irreprésentable. Alors on pourrait dire, dans ce sens, que si je peux en dire quelque chose, c’est parce que je suis un homme de l’écrit. Or, lorsqu’on passe le cap de l’image, bien entendu, c’est plus compliqué et on pourrait penser que cette impossibilité archivistique est une mauvaise nouvelle pour le cinéaste. Mais je ne crois pas : car il peut à son tour trouver ses propres moyens. Vous avez fait le choix de rester dans une veine réaliste par exemple, vous avez voulu reconstituer visuellement l’exécution alors que vous auriez pu faire tout autrement, jouer avec cette question de l’irreprésentable. Vous auriez pu, par exemple, en faire une sorte d’hallucination collective. Il y a toujours eu des ruptures de ton dans vos films, comme dans L’exercice de l’État…
Pierre Schoeller : Je pourrais tenter de définir ce qu’on a essayé de faire ainsi : c’est que tout, dans ce film, apparaisse comme une sorte de passage spatio-temporel, un retour dans le temps, tout en ayant conscience de l’illusion produite par une telle démarche. Mais le plus important, avec ces jeux de reconstitution – et l’exécution du roi en fait évidemment partie – c’est de donner un sens, de se demander quel sens ça a finalement de faire cela. Et je suis toujours étonné, d’ailleurs, quand je vois que les collégiennes et les collégiens qui voient le film applaudissent au moment de la décapitation du roi…
Patrick Boucheron : C’est pour ça que je suis étonné quand vous dites que vous ne voulez pas faire un film pour le présent, ou qu’il n’impacte pas notre époque. Je crois que vous cherchez quand même à donner à voir nos fondations politiques.
Pierre Schoeller : Si le film revitalise quelque chose, ce n’est pas la révolution, mais la parole des êtres. J’ai voulu aller chercher ça. C’est un film avec la révolution et pas sur la révolution.
Patrick Boucheron : Oui, mais à partir du moment où vous décidez, d’une certaine manière, de feuilleter tout le livre d’images de la Révolution, c’est une prise de position qui a un sens dans notre présent. Le roman national est un imagier et on peut l’interroger, bien entendu, ou encore le déformer, proposer d’autres images… En général, on a peur pour vous, et pour le film, lorsqu’on est spectateurs, on se demande : « comment il va faire ? comment il va montrer ça ? comment il va se positionner face à ça ? » etc. C’est pour cela, justement, que vous ne pouvez pas dire que c’est un film qui s’éloigne de notre présent, ou qui se veut être objectif, sa totalité nous renvoie à ce que nous sommes, en tant que spectateurs et citoyens, face à cet imagier, face à ce passé, face à la Révolution. Par exemple, l’intertitre « L’insurrection qui vient » ne peut pas être anodin. C’est d’ailleurs un intertitre qui me gêne personnellement. S’il y a quelque chose à dire, je crois, aux spectateurs – vous parliez de collégiennes et de collégiens – c’est que l’on ne peut pas se payer de mots, et encore moins lorsqu’il s’agit de la Révolution.
Pierre Schoeller : Je comprends… mais cet intertitre n’est en aucun cas un hommage à Julien Coupat ou au Comité Invisible.
Adrien Genoudet : Mais on ne peut pas ne pas faire le rapprochement…
Patrick Boucheron : Tout le monde joue avec l’idée de ces correspondances politiques, entre les temps. On l’a vu, à nouveau, avec les commémorations de Mai 68 où certains ont parlé de « recommencer » l’évènement au lieu de le commémorer. Or, c’est un problème, on ne recommence pas, on ne fait qu’une parodie d’une parodie. C’est pourquoi il est difficile de ne pas parler d’une interférence consciente et que vos jeux de reconstitutions – reconstituer la Révolution Française au cinéma – sont des prises de parti éminemment politiques.
Pierre Schoeller : Oui, le film est une hybridation. Ce qui m’intéresse, en général, c’est de m’interroger sur les modes de représentation et de remettre le cinéma dans un dialogue culturel. C’est parce que je sens que le temps s’ouvre aujourd’hui, politiquement, que je sens que je peux aller vers la thématique et la représentation de la Révolution Française, de ce passé-là.
Adrien Genoudet : Mais de quel passé parlons-nous ? En effet, ce qui est marquant, dans votre film, c’est la manière dont on constate à quel point la « Révolution Française » est prise dans une imagerie très précise, qui s’est construite au fil des siècles, au fil de la diffusion massive des images, des gravures, des tableaux, des films etc. Ne faut-il pas, selon vous, s’éloigner de cette imagerie héritée, tenter de « faire autre chose » de ces images, et non pas simplement y répondre en les prenant comme « sources » ?
Patrick Boucheron : J’ajouterai qu’il n’y a pas, finalement, de « scoops visuels » dans votre film. Il y a un réel air de déjà-vu. Les femmes portent bien, par exemple, leurs corsets à l’envers etc. Notre prévision de la Révolution est finalement plutôt juste.
Pierre Schoeller : Oui, ça veut dire que les traces qui restent ont eu une influence, qu’elles ont marqué nos imaginaires et notre travail, en tant que cinéaste aussi. Mais les lieux induisent aussi des images et un imaginaire. Versailles, par exemple, permet de faire ré-advenir l’image du lavement des pieds. C’est le conservateur du château qui m’en a parlé et j’ai pu, par la présence des lieux, re-faire, re-jouer, représenter une action perdue, invisible en un sens.
Patrick Boucheron : Oui, mais on touche ici, d’ailleurs, un point complexe, qui peut être notre conclusion. C’est un élément qui me fascine : le film commence, pour moi, comme un film de science-fiction. On est face à un vieux vaisseau spatial – Versailles – enduit de poussière quand soudain, quelqu’un vient le faire redémarrer. Il y a cette idée, en somme, que « Versailles », en soi, ça re-commence, ça re-marche n’importe quand. Il suffit d’ailleurs de voir les images de Poutine et de Macron dernièrement. Or, la Révolution, je ne crois pas… il n’y a plus de lieu, il n’y a plus rien. Ce qui re-commence, finalement, c’est toujours la théologie politique, c’est sa représentation, c’est le pouvoir, c’est Versailles…