Façonner

Si c'est un événement

Une expérience individuelle et planétaire, survisibilisée et comme suspendue dans le temps : pour penser ce que nous avons traversé et traversons encore, Gil Bartholeyns interroge et éprouve la notion d’événement. Il déplie ainsi tout ce que cache le fracas de son surgissement, depuis le lent processus de sa fabrique jusqu’à ce qui, dans notre rapport au temps et au monde, est à la fois révélé et profondément bouleversé.

Mennatallah El-Guedaily, collage, 17 juin 2020.

En janvier 2020, la Chine commence à mettre sa population en confinement. La Lombardie, le 23 février. La France, le 17 mars. Puis c’est au tour de New York, de Los Angeles, et deux mois passent au triste glas des chiffres. Ce n’est pas un événement, c’est une durée. L’historien peut écrire sur un événement sans précédent, il peut prendre date. Il peut prendre position, même peu de temps après. L’histoire commence dans l’événement, ou dans le choix de faire événement d’une chose. Mais comment faire, quand cela dure ? Quand s’installe l’hésitation du temps à employer pour raconter ce qui arrive ? Au mois d’avril, l’Europe a senti qu’elle était « au milieu », le tour du monde a été accompli en 80 jours. Il y a donc du mouvement dans le non-événement. Mais en disant non-événement, ne laissons pas penser que rien n’est arrivé ou n’arrive encore, au contraire. Le mois de mars européen est le mois de mai en Amérique latine. Certains songent à l’avenir quand d’autres voient fondre sur eux le virus ou sont noyés dans le deuil.

Cet événement dure et progresse, sa temporalité est multiple. Nous devrions appeler cela un événement durable. Le signe distinctif de cette sorte d’événement est qu’il est en-duré. C’est la sorte d’événement qu’est toute quarantaine, tout couvre-feu, tout exil sans doute, toute insoutenable attente : une nuit, une ou deux semaines à l’hôpital au chevet ou au loin d’un proche. Durant donc je dois sans cesse reconfigurer le temps de l’événement, mon rapport à ce qui a lieu, ma relation aux autres, et ainsi de suite jusqu’à la lecture et l’écriture de ce qui se peut dire ou raconter.

Un événement de longue durée se prend d’abord au-dedans. Certain·es tiennent un journal, entretiennent une correspondance, archivent des états, écrivent des tribunes. Rédigées dans l’instant, elles doivent être lues sans délai. La grande presse et les revues indépendantes sont diligentes mais pas toujours suffisamment. Quelques jours passent et il faut déjà revoir ici et là le présent de l’indicatif et les connecteurs temporels. La situation et l’ambiance évoluent – les mots évoluent de même. Ils ne supportent pas le délai comme « en temps normal ». Toute une littérature, déjà vaste et précise, est fille de l’instant et pourtant elle conserve sa pleine valeur. Si les structures économiques, sociales et éthiques demeurent inchangées « après », elle reste en effet une littérature du présent. Ce grand corpus inquiet est en même temps l’archive plurielle d’un moment inouï. Sa lecture invite à se replacer « en ce temps-là », à remettre en soi cette période et tenter de la retraverser telle qu’elle a été vécue. C’est alors faire éloge du temps des émotions, parfois infinitésimales, que nous avons eues chez soi et vis-à-vis des autres, sortant avec hantise, dans l’estrangement si calme du printemps lumineux qu’aura été le printemps 2020, une grande synoptique anticyclonique, les oiseaux revenant chanter dans les cours et les jardins, les eaux de Venise redevenant limpides et l’azur, immaculé.

Cela s’est passé mais cela possède une durée. C’est passé et cela dure pourtant car ce qui a eu lieu ne nous laisse pas (en paix, en forme, ensemble) à si bon compte dès que, dans notre vie, s’est produit non pas seulement l’événement diffus et pour certains douçâtre d’être assignés à résidence, mais la brutalité de la mort, des amis en soins intensifs, des corps en fosse commune ou stockés dans des sacs aux halles de Rungis, marché aux viandes et aux denrées du monde entier. L’événement dure quand s’est produit pour soi autre chose que le désir d’en sortir et parfois même de demeurer encore un peu dans cet « entre deux mondes », quand a été enduré le logement inconfortable, la violence conjugale, le foyer maltraitant, l’isolement, le chômage technique, la faillite imminente, le travail harassant dans un service hospitalier en état de choc. Ces expériences restent abstraites à beaucoup mais certaines ont été médiatisées, ce qui est déjà une manière d’exister que n’ont pas reçue tant de vies en séniorerie, en prison, en bidonville.

Faire cause commune

Si c’est un événement, nous l’avons fait. Fabriqué. Nous avons fait en sorte qu’il en soit un, décidément. Si l’événement historique échappe à la raison et à la volonté humaine, écrit Nicola Chiaromonte, il est cependant « supporté, voire voulu et produit par les hommes »[1]. De cet événement nous sommes alors doublement cause. D’abord nous sommes responsables de la pandémie elle-même, un événement qualifié par l’Organisation mondiale de la santé de « Covid-19 », une maladie infectieuse à coronavirus 2019, un virus émergeant nommé par les experts de façon moins indolore « Sars-Cov-2 » (coronavirus 2 du syndrome respiratoire aigu sévère), suggérant une généalogie, une histoire en partie déjà connue, sans antidatage au regard de sa séquence mondiale.

Cet événement-là est pré-fabriqué, de longue date, par le traitement effarant que l’homme réserve aux autres formes de vie. Sur des marchés, il entasse des animaux vivants et morts que l’histoire évolutive n’a jamais mis en présence les uns avec les autres, y compris avec l’espèce humaine. Dans les élevages, il conglobe des animaux génétiquement semblables et donc collectivement vulnérables. Partout il outrage les habitats et, réduisant la biodiversité, il réduit le nombre d’obstacles qu’un agent pathogène doit franchir pour atteindre l’homme. Le commerce et la consommation des animaux sauvages est dans tous les esprits, mais c’est une vue partielle et à courte distance. Car l’épidémiologie historique montre que les nouvelles maladies infectieuses et les épidémies sont dues en majorité à l’élevage intensif et industriel. À ce point, l’« altérité chinoise » et le commun accord sur la préservation de la faune en danger sont pour les populations « occidentales » des expédients commodes.

D’autre part, le séisme pandémique fait événement parce que nous lui avons prêté attention, donné attention. C’est un fait-attention. L’attention est ce capital à capitaliser de jour comme de nuit[2], cette chose à soi par laquelle nous avons consenti à faire de la « pandémie » (le fait collectif), de la « Covid-19 » (la maladie) et du « Sars-cov-2 » (l’agent du trouble), un événement majeur, d’une magnitude rarement égalée depuis la Seconde Guerre mondiale. Depuis les révoltes sociales de l’année 68 ? Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 ? Depuis le 11 septembre 2001 ? Il n’est pas sûr. L’importance d’un événement ne tient sans doute pas seulement à la nature des faits, au nombre de personnes touchées, ou à la décision politique. Le dé-blocage Est-Ouest est conclusif, libératoire, il a bouleversé la vie et le mode de vie de millions de personnes et transformé « l’équilibre mondial ». L’attaque des tours est autant une réaction qu’un événement déclencheur, prémices d’un monde que nous avons senti basculer.

La pandémie, parce qu’elle dure et semble s’éterniser dans le pli des jours, fait obstacle à la mécanique de la « nouvelle » qui ne cesse de chasser la précédente. Elle dure aussi médiatiquement. Nous ne faisons pas le tour du monde de façon topologique – une guerre, une éruption volcanique, un accident d’avion – mais de façon axiologique : chaque élément a une valeur locale. Chaque information a une résonnance personnelle. La « crise migratoire » en Méditerranée perdure également, mais son existence médiatique est sporadique. Le présentisme des médias trouve sa résolution naturelle dans notre incapacité à nous lever et nous coucher tous les jours en nous disant « et pendant ce temps-là… ». La pandémie, au contraire, est un pan-événement et elle se rappelle à nous chaque matin.

Surprésence et invisibilité

L’événement moderne est d’abord une chose qui se voit. Or l’iconomie de l’événement est ici principalement celle de ses effets : villes désertes, hôpitaux en détresse, déshérence commune. L’ailleurs est un autre ici. Rome, Times Square… La singularité des lieux cède le pas sur leur commun dénominateur. On va de « vision » en « vision ». À l’omni-lieu s’ajoute l’imagerie de cet être invisible qui est partout le même et potentiellement partout.

La métaphore martiale, choisie par certains hommes d’État, est symptomatique : rapporter l’inconnu au connu, l’insaisissable au saisissable, l’inquiétant au familier, en y attachant l’idée du danger et du combat à mener sur un front sans frontières. Nous ne sommes même plus dans la situation où, comme l’écrivait Jean Baudrillard en 2002, la guerre étant si généralisée, si diffuse, si mondialisée (ayant « le mondial » pour enjeu), qu’il faut parfois « sauver » l’événement et « l’idée de la guerre par des mises en scènes spectaculaires »[3]. Ici c’est l’idée de la guerre elle-même qui vient sauver l’événement dont le seul spectacle est celui de l’état – sublime, au sens d’une beauté qui terrifie – dans lequel le virus a plongé les hauts lieux du monde. Le fonctionnement de l’information numérique, dont la viralité constitue le destin idéal de toute image et de toute déclaration, achève de donner à l’événement pandémique son caractère antimonique d’ubiquité spatiale et temporelle.

Alain Damasio[4] a raison d’insister : nous avons été suspendus, pris « dans le suspense morbide » du pic de mortalité que les chiffres donnent généralement sans âge, sans classe, presque sans lieu, comme si le monde était une boîte à boulier-compteur à peine compartimentée en pays ou en sous-continents. Notre attention est capturée parce que l’événement est à la fois planétaire et local. Le risque est faible mais il est à nos portes et continu. Et l’information est, elle aussi, continue et cumulative. La proximité physique et l’occupation mentale finissent par détacher les faits de leur taille. La pandémie devient incommensurable. Elle fera pourtant moins de victimes en une année que le paludisme (environ 1 million de personnes, 272 000 enfants en 2018). Moins que la malnutrition (5 à 6 millions d’enfants par an) et assurément moins que la « qualité » de l’air ou l’accentuation climatique, globale elle aussi. Entre le 1er janvier et le 12 mai 2020, les maladies cardioneurovasculaires ont tué deux fois plus de personnes que le coronavirus en France (51 000 contre 26 000). Rien de cela « n’arrête » le monde ni ne débouche sur une concertation planétaire

La focalisation, la visibilité, la présence ne sont pas proportionnelles aux faits, aux données, à l’événement. Il peut être spécieux de soutenir cela – surtout que l’histoire des petits et des oubliés s’est précisément établie sur le choix de faire tout avec peu, grand avec petit. De décrocher le traitement historique des grandeurs (sociales, politiques, artistiques…) de l’époque étudiée, mais aussi des grandeurs contemporaines, ce qui tend à faire de tout récit une narration critique. L’historiographie, depuis les années 1930 mais surtout depuis les années 1970, avec la « nouvelle histoire », l’histoire par le bas, l’anthropologie historique, celle de la vie biologique et émotionnelle des hommes, concourt à faire exister la trace de celles et ceux qui ne marquent pas le temps officiel. Prendre à bras-le-corps ce qui coule, ce qui est moins « important » ou moins « spectaculaire », voilà ce qui sauve l’événement de l’addition d’épiphénomènes. C’est ce qui fait que l’histoire est un destin en partage. N’est-ce pas une bonne chose ?

Pas un matin sans revue de presse saturée de pandémie, pas de nouvelle conversation sans virus. Tous les drames semblent s’incliner et attendre leur tour. Jusqu’à ce qu’un événement perce, mais pas n’importe lequel : le meurtre de George Floyd par les forces de police de Minneapolis le 25 mai 2020 ; ses derniers mots « Je ne peux pas respirer » (« I can’t breathe ») entrant en résonnance presque physiologique avec l’état du monde, et tout se passe comme si la longue intériorisation subie donnait lieu à une bouffée d’extériorisation proportionnée.

La survisibilité de la pandémie dit peut-être notre dévotion au « piquet de l’instant », comme l’écrivait Nietzsche, quant à lui, contre l’historicisme. Mais cette omniprésence a au moins quelque vertu. Nous n’avons jamais été aussi « terrestriels », pour reprendre le fantastique néologisme de Jules Verne dans le Voyage au centre de la Terre (1864). Nous n’avons jamais aussi bien compris que nous vivons sur une terre somme toute modeste et, selon l’« hypothèse Gaïa », dans une minuscule couche où tout ce qui est, de la terre meuble aux êtres vivants à feuilles et à plumes, se tient là, entre une masse inorganique et le cosmos glacé. Il n’y a jamais eu autant de monde en même temps pour dire qu’un autre monde est sinon possible, en tout cas nécessaire voire vital. Du moins jamais pour celles et ceux de ma génération qui comprend à la fois la génération X (née dit-on après 1966), la génération Y des Millennials et la génération Z ou C pour Connectivité et Créativité – ces fadaises sociologiques qui disent toutefois la façon dont nous sommes perçus et les rôles que l’on nous demande de tenir, entre émerveillement spontané et indocilité foncière envers tout ce qui touche à l’avenir. L’échelle sociale de l’histoire est désormais terrestrielle et donc existentielle.

Historialiser la Terre

L’échelle et l’origine, voilà bien des mots qui résonnent à l’oreille de tout historien comme deux problèmes irréductibles aux faits et au récit des faits. L’échelle de l’événement en cours est inédite. En général, un événement est situé et se diffuse, aujourd’hui mondialement, sous la forme d’une information. Le mode d’existence d’un événement, au-delà de son périmètre, est alors discursif et visuel. Sa présence médiatique finit parfois par produire un effet paradoxal d’irréalité. Les mégafeux de 2019 qui ravagent successivement la toundra sibérienne et l’Arctique, la forêt amazonienne puis le bush australien, relevaient presque, pour un Européen, de la fiction événementielle. Devant les images spectaculaires, il fallait se répéter « c’est en train d’avoir lieu ». Or ces événements étaient déjà très étendus, pluricontinentaux et d’une durée sans précédent. Leurs fumées ont baigné des villes entières, Sydney ou Novossibirsk, dans une atmosphère martienne et cendreuse.

L’événement pandémique, lui, n’est pas planétaire uniquement parce que son information est mondiale. Le mal n’est certes pas apparu partout en une fois, comme des vaisseaux extraterrestres apparaissant simultanément dans le ciel des grandes capitales. Mais la mondialisation rapide de la maladie a délocalisé l’événement. Et cette pan-localisation a provoqué le sentiment d’un état mondial. Cet événement, on devrait le nommer d’une autre antinomie : état événementiel.

L’événement est également troublant par le pont logique qu’il demande d’établir entre notre vie quotidienne et la vie sur Terre, entre notre santé personnelle et l’environnement. Le passage d’une conception de l’histoire humaine qui se joue à la surface de la terre, comme décor de son aventure, à une conception bio-historique, où l’homme a fait de la terre un agent voire une condition de son aventure, est en cours. L’histoire environnementale que mène un auteur comme William Cronon en est le meilleur exemple[5]. Les concepts utilitaristes de « capital naturel » ou de « services environnementaux » montrent que la Terre, surtout à ses dépens, peut être perçue comme partenaire, entre autres rapports d’inclusion. Mais la mise en pratique de cette perspective bio-historique en tant que puissance d’histoire se heurte à l’échelle même de la vie humaine.

Il faut le dire très simplement. La crise environnementale est, je ne sais pas si l’on doit dire morale, mais en tout cas elle est éthique. Il n’y a pas une action que nous faisons qui ne soit reliée à une sorte de grandeur que l’on ne parvient pas à maîtriser. Nos plus petits gestes sont rapportés, subitement, à de très grandes conséquences. C’est assez nouveau, cette forme de causalité, dans l’histoire de l’humanité. En tout cas elle caractérise la modernité. Bien sûr, nous agissons individuellement, mais en plus de certains modes de vie à fort « impact » écologique, nous sommes nombreux. Il y a un effet d’addition qui fait que les résultats sont très importants et restent malgré tout invisibles. Invisibles de deux manières. D’abord par l’éloignement géographique : l’acte que nous posons ici a une répercussion ailleurs. La répercussion est parfois contenue et délocalisée, sur le modèle de la décharge et du centre de stockage de déchets. Ou bien la répercussion est intangible. Les pollutions et surtout les appauvrissements (dégradation des sols, hypoxie des océans) sont des phénomènes graduels et fantomatiques.

Les conséquences sont invisibles, ensuite, en raison de l’amplitude générationnelle : les actions que nous posons aujourd’hui ont des conséquences sans doute terribles mais à une échelle bien supérieure à celle de la vie humaine. Il y a là un conditionnement anthropologique qui rend extrêmement compliqué d’agir au-delà de ses intérêts propres, ou des intérêts de ses enfants. La mémoire fonctionne de la même façon. Passée deux ou trois générations, si elle n’est pas nourrie artificiellement, en un sens positif, par une transmission réfléchie, elle disparaît ou se dévoie. Ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs institutions universitaires et de recherche viennent de créer l’Institut Covid-19 Ad memoriam où une place à première vue étonnante est faite à la mémoire et au souvenir comme pharmacopée collective face à un événement qualifié de « rupture anthropologique majeure ». Sous l’égide d’un nouveau collaborative center de l’Organisation mondiale de la santé, cet institut se veut « un espace de conservation de l’Histoire et d’entretien de la mémoire des événements, grands et petits, liés à l’épidémie. Il veillera à entretenir le souvenir des actes de courage et de dévouement qui auront permis d’atténuer les effets de la pandémie, et de [sic] contribuer à esquisser des solutions durables pour l’avenir »[6].

L’état d’urgence est donc déclaré mais il reste pour beaucoup totalement abstrait. Heureusement, la description pessimiste des « effets » peut être inversée. Le mécanisme fonctionne aussi dans le sens de la restauration. Les effets d’un changement de comportement ne sont pas non plus perçus, mais ils n’en sont pas moins réels – ailleurs et dans le temps long. Encore que, entre le mois de février et le mois de mai 2020, la diminution des trafics routier, aérien et marin, dans le nord de la Chine puis en Europe, a fait plonger les niveaux de dioxyde d’azote et de particules fines dans l’atmosphère. Le retrait des humains du ciel aux forêts a produit des formes de « résilience » ou du moins de réappropriation très rapides d’espaces laissés vacants, de la réapparition de certains oiseaux migrateurs aux dauphins évoluant le long des quais de Cagliari. L’idée même que les animaux étaient de « retour » dans les villes, quand, affamés, ils ne faisaient que s’aventurer à la recherche de nourriture, est révélateur du désir de réenchantement.

Si nous sommes certains de notre pouvoir historique de dévastation, dont la temporalité dépasse en effet le temps d’une vie humaine, nous pouvons être également certains de notre pouvoir de restauration. Nous avons en ce sens un pouvoir prohistorique. L’action prohistorique est une action accomplie en vue de changer le cours prédictif de l’histoire. L’objectivation du statut de nos gestes – ici en faveur du futur, ou plus exactement d’un présent qui prépare un futur plus enviable – est un processus essentiel de refondation.

Les mesures du changement

L’action prohistorique est d’autant plus compliquée qu’elle semble déjà difficile à identifier, si l’on en croit l’état des « solutions » proposées et la conscience des causes. Les consultations citoyennes se sont multipliées et des « personnalités » ont été sollicitées pour dire à tous ce qu’il faudrait faire pour que demain ne soit pas comme hier[7]. Les réponses sont remarquablement élaborées, de l’utopie solidaire au plan financier, mais très peu d’entre elles proposent de remédier aux causes premières, cependant pointées par les scientifiques : « Il faut prendre en considération le rôle de la consommation de viande et l’élevage intensif dans ces nouvelles épidémies », titrait une tribune au Monde écrite par deux économistes et un écologue. La rencontre organisée le 23 avril par un intergroupe parlementaire européen avait pour titre « La pandémie de Covid-19 : maladies zoonotiques issues du commerce et de la consommation de la faune sauvage et de l’élevage intensif ». Ces rappels, par des spécialistes et des experts, relayés par quelques grands médias[8], vont plus loin que d’en appeler aux relations compassionnelles, de rappeler que nous ne savons plus comment marcher sur terre, ou d’accuser les pratiques alimentaires et médicales asiatiques : « Arrêter de maltraiter les animaux et les écosystèmes est aussi un impératif de santé humaine » titrait une tribune collective du Monde[9]. Le vœu généraliste ainsi formulé montre au moins une prise conscience du hiatus dans la perception des causes : « Prenons conscience, écrit Jane Goodall, icône de la défense des non-humains, « que la pandémie est liée à notre manque de respect pour le monde naturel »[10]. Dans We are the Wheater, le romancier et essayiste Jonathan Safran Foer[11] va encore plus loin dans le grand écart en s’attachant, comme d’autres, aux liens entre régime carné et réchauffement climatique[12]. Dans cette perspective, avec l’accélération du cycle pandémique à partir de la seconde moitié du XXe siècle, associé à la déforestation, aux monocultures et au braconnage, l’acte de manger s’inscrit dans le processus de constitution d’un bien commun posé jusqu’ici principalement à travers le changement climatique et l’effondrement du vivant

Les actions prohistoriques, même quand les causes sont bien identifiées, ne sont pas aisées à mettre en œuvre car il faut surmonter un écart d’échelle et un écart que je dirais de praxis. Écart d’échelle – en faisant du régime alimentaire individuel un geste barrière décisif et le réparateur molaire, alors que rapporter le quotidien à du long terme est contre-intuitif, tout comme constituer un choix individuel en éthos presque cosmique. Écart de praxis ensuite, en étant face à des massifs d’abstraction – environnement, écosystème, monde naturel, réchauffement… – auxquels il faut attacher des pratiques (des traductions) collectives de réparation.

Réchauffement et biodiversité : ce sont à nouveau des phénomènes géants et peu visibles, des titans événementiels dont la réalité n’est, de fait, admise qu’au prix d’inondations, de sècheresses, et pour les populations des régions tempérées les moins directement touchées, à grands renforts d’images satellitaires et de photographies comparatives pour « démontrer » la réduction des calottes polaires ou le recul du front des glaciers. Les images choquantes ont longtemps été humanitaires, la famine du Biafra en exemple ; elles ont fait place aux ours blancs faméliques. Ce sont des métonymies : le singulier pour le tout, la conséquence pour la cause. L’invisibilité et l’échelle – le rapport entre l’homme et le fait : de taille, de temps – caractérisent les phénomènes anthropogéniques et par conséquent les problèmes de représentation qu’ils posent.

Entre 1966 et 1972, plusieurs clichés pris de l’espace, dont les célèbres Lever de Terre et La bille bleue, vont faire « découvrir » la Terre à l’humanité. Si ces images sont considérées comme les plus influentes du monde contemporain, c’est parce qu’elles ont rendu sensible (visible, donc réel) le fait que la planète est une petite île éclairée au milieu de l’obscurité. Il a fallu « réduire » l’échelle pour que la question terrestrielle soit inventée. C’est en étant réduite à une bille que la Terre a été associée à la finitude et à l’idée de maison. Agir de façon prohistorique d’une part, et rendre commensurable ce qui tient lieu d’infini ou d’éternel d’autre part, ce sont des opérations nécessaires pour envisager un nouveau rapport au changement. Si nous avons tant de peine à changer c’est parce que nos habitudes de pensée ne sont pas adaptées à l’ordre de grandeur du changement à accomplir.

Extension de la causalité

Les experts recherchent activement l’origine de la pandémie : le lieu, le moment, l’espèce, le cas primaire. Ils retracent les chaînes de transmission, la dispersion sociale du virus notamment pour enrayer l’épidémie, comme en Corée du Sud. L’obsession méthodique pour l’origine et son avers complotiste (la fuite d’un laboratoire P4 ou le déploiement de la G5) sont le signe d’une attention portée à ce qui peut être maîtrisable. Mais chercher à savoir d’où ça vient est une chose, se demander d’où ça provient en est une autre. Les spécialistes et le public attachent beaucoup d’importance à l’identification d’un hypothétique patient zéro, de l’étal ou de l’animal « d’où tout serait parti », autrement dit aux événements d’émergence, plutôt qu’aux conditions d’émergence des événements. À une causalité factuelle plutôt que factorielle, positiviste plutôt que généalogique.

Ici encore le lien entre ce qui arrive et pourquoi cela arrive nécessite de reconditionner la structure logique de ce qu’est un événement. L’événement n’est pas à considérer seulement dans la pure singularité que l’historien reconnaît généralement aux événements et à leurs causes. Le causalisme, simple physique des faits, doit se prolonger par une « métaphysique » de l’événement. Quand quelqu’un vous demande : En quoi l’avis d’un historien ou d’un anthropologue est utile « sur une question qui relève de la biologie » ? Vous répondez : Parce que les phénomènes biologiques que nous subissons sont culturels. Et vous tenez une anecdote hautement significative du problème.

Il se dégage ainsi du premier tour de piste des idées et mesures proposées par les intellectuels et le monde politique pour « ne plus jamais revivre cela », la non-évidence du problème des relations asymétriques entre humains et non-humains, poussé à sa limite dans le braconnage de consommation et l’élevage intensif[13]. Le « capitalisme » semble être la cible principale parce que les problèmes que la pandémie a mis en lumière sont propres à un modèle de société et de gouvernance : un système de santé défaillant, le chômage de masse, le travail-avant-tout… La situation vécue donne l’occasion d’exiger une société plus juste, plus solidaire, une meilleure répartition des richesses. Et pour beaucoup le temps de la sidération n’est sans doute pas encore passé. On se rattache encore à l’instant. Où en est-on ? Quelle est la tendance du moment ? Les chiffres sont la frayeur des simples d’esprit aurait dit Leopold Khor. 3 618 325 cas confirmés, 1 184 145 guérisons, 253 381 décès dans le monde, pouvait-on lire le 6 mai 2020 à 1 heure du matin UTC+1, selon la première l’occurrence de Google Actualités. Brésil, vendredi 22 mai à 23 heures : 319 069 cas confirmés, 20 541 décès… Des chiffres en évolution constante qui ne veulent rien dire mais qui ont un effet, c’est-à-dire qui portent en eux quelque chose dont ils sont dépourvus. À l’ère de la valeur de la vie, de l’extension des droits à la vie, des « égards ajustés »[14], de la fin du dualisme nature-culture, phénomènes qui marquent la rupture avec la Modernité classique, certains demandent d’ajouter les non-humains qui décèdent des nouvelles zoonoses et des épizooties. Ainsi, en mars 2019, la Chine avait déjà abattu préventivement plus d’un million de cochons pour « protéger » les élevages « sains » contre la peste porcine africaine, et en Europe, d’Est en Ouest, des milliers de sangliers furent tirés pour éviter la contagion. Puisqu’il est établi que l’élevage industriel est historiquement le foyer d’émergence des zoonoses, certains, par extension de causalité, suggèrent également de porter en compte les cent soixante-dix milliards d’animaux terrestres et marins consommés par an à la faveur de gigantesques filières abolissant toujours plus la souveraineté alimentaire des populations.

Le pathocène et le siècle biotique, 1930-2030

L’unité historique du modèle intensiviste est de l’ordre d’un grand siècle, si les optimistes, tout comme les Cassandre, ont raison de fixer le point de bascule dans les années 2030. Cette séquence, je propose de lui donner le nom d’une ère : le pathocène. Le pathocène est déjà en place en 1900 : la réalité sanitaire des abattoirs de Chicago décrite par Upton Sinclair dans La Jungle (1906) ne souffre à cet égard d’aucune équivoque. De façon plus nette, c’est la phase civilisationnelle qui nous lie, en Europe, à la Politique agricole commune et à la « révolution verte » dont les mots d’ordre furent d’intensifier et de massifier les unités de production. Il fallait nourrir les pays européens en reconstruction. Le rendement du blé à l’hectare fut multiplié par huit en cinquante ans. Mais l’ingénierie biotique et le biopouvoir industriel furent totaux. Les intrants de toutes sortes (chimiques, hormonaux…) ont été le coup de baguette magique, avec la sélection génétique. En matière d’agriculture, le Néolithique a pris fin avec l’ouverture du bal nucléaire dans les années 1930 et surtout dans les années 1950 où les plantes sont exposées à des rayons, avec pour résultat aléatoire des rendements plus élevés, des maturations hâtives, des résistances à la rouille ou à la verse, des plants plus vigoureux, des tiges plus courtes, des fruits plus gros, plus nombreux, plus colorés, des fleurs plus grandes que celles des ascendants. Tout le monde y est passé : blé, riz, soja, pois, arachide… Aujourd’hui, ce sont les plantes que l’on dit naturelles, face aux OGM. La sélection traditionnelle par phénotype (conserver les plus gros, les plus fournis de cycle en cycle) est malgré tout moins rentable que l’irradiation des semences pour provoquer des mutations avantageuses – une méthode à nouveau développée et soutenue contre le génie génétique. La zootechnique a elle aussi obtenu des résultats inespérés d’année en année : taux de conversion alimentaire amélioré, croît pondéral accéléré, poids vifs sur-augmentés…

La faune sauvage est quant à elle incriminée comme « porteuse », « réservoir naturel » ou « hôte sain » de virus. Les chauves-souris, les rongeurs ou les oiseaux ne jouent cependant un rôle infectieux qu’en raison de leur introduction forcée dans les villages et les villes, de leur dépeçage et de la réduction constante de leur habitat qui multiplie les contacts. Conjugués, ces facteurs ont conduit à une augmentation de la fréquence et de la gravité des épidémies. Depuis 1976, le virus Ébola « cause régulièrement des petites épidémies meurtrières », quelques centaines de personnes tout au plus. Mais une « flambée de maladie à virus Ébola » s’est produite en Afrique de l’Ouest à partir de décembre 2013, cumulant rapidement 8000 morts. Frisson de panique, lorsqu’un premier cas est enregistré en Espagne et quatre aux États-Unis. Le 8 août 2014, l’Organisation mondiale de la santé déclare que « les conditions d’une urgence de santé publique de portée internationale sont réunies » et conclut, pour les « pays ayant un ou plusieurs premiers cas », qu’« une proportion importante d’infections s’est produite hors des centres de soins »[15]. Cette épidémie a été qualifiée d’« événement extraordinaire » par le Comité d’urgence. Pourquoi ?

Qu’est-ce qu’un événement extra-ordinaire ? C’est un événement qui n’arrive presque jamais ou qu’une seule fois. En l’occurrence, pour l’OMS, c’est un événement qui dépasse ses limites habituelles, qui se met à sortir de ses gonds. Relativement stable quand le virus frappe localement, sa multiplication à grande échelle augmente sensiblement la probabilité de voir apparaître des mutations qui modifient sa contagiosité ou son mode de transmission. Si bien que ces événements laissent craindre une installation du virus dans l’espèce humaine et, avec un taux de létalité actuel de 70 %, des épidémies foudroyantes, comme en subissent les singes dont les populations entre le Gabon et le Congo ont chuté de 50 % pour les gorilles et de 88 % pour les chimpanzés en deux ans[16]. Or ce parcours viral est considéré comme un exemplum de séquence transposable à d’autres virus.

(Texte écrit entre le 23 et le 29 mai 2020)

 

[1] Nicola Chiaromonte, The Paradox of History : Stendhal, Tolstoy, Pasternak and Others, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1971.

[2] Jonathan Cary, Suspensions of Perception : Attention, Spectacle and Modern Culture, The MIT Press, Cambridge Mass., 1999.

[3] Jean Baudrillard, L’Esprit du terrorisme, Pais, Galilée, 2002, p. 18, à propos des guerres du Golf et de celle d’Afghanistan.

[4] Alain Damasio, « Coronavigation en air trouble », Socialter, 4 mai 2020.

[5] William Cronon, en français Nature et récits. Essai d’histoire environnementale, Paris, Éditions Dehors, 2016.

[6] Communiqué de presse.

[7] « Qu’est-ce qu’on jette ? qu’est-ce qu’on garde ? Ces personnalités pensent le monde d’après », L’Obs, 17 mai 2020 ; « Hulot, Pécresse, Piketty, Kocher… 25 personnalités imaginent le « monde d’après », L’Obs ; « “Le jour d’après” : citoyens et députés proposent des solutions pour une société plus sobre et solidaire », Reporterre, 13 mai 2020. Consultation : Inventons le monde d’après.

[8] Par exemple « Coronavirus : Intensive farming provides perfect conditions for viruses to spread between animals and humans, study shows », The Independant, 6 mai 2020 ; « Intensive farming provides the perfect conditions for bacteria and viruses to spread between animals and humans and increases the risk of epidemics, study shows », Daliy Mail, 5 mai 2020.

[9] Le Monde, 6 mai 2020.

[10] Le Monde, 2 mai 2020. Je souligne.

[11] Jonathan Safran Foer, We are the Weather. Saving the Planet Begins at Breakfast, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2019, traduction L’avenir de la planète commence dans notre assiette, Paris, L’Olivier, 2019.

[12] Par exemple « Élevage, viande et santé humaine », Viande Info, s.d. ; « Des zoonoses à l’antibiorésistance », Blog L214, Éthique et animaux, 22 avril 2020 ; CIWF (Compassion in World Farming), pourtant non abolitionnistes, « Pandémies et élevage intensif : quelques réponses à vos questions ».

[13] Autre exemple, « Au cœur de la crise, construisons l’avenir » (« cent cinquante personnalités proches de la gauche ou de l’écologie »), L’Obs, 14 mai 2020.

[14] Jean-Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020.

[15] Organisation mondiale de la santé, « Feuille de route pour la riposte au virus Ébola, rapport de situation », 24 décembre 2014.

[16] Éric Leroy, « L’émergence du virus Ébola chez l’homme : un long processus pas totalement élucidé », Bulletin de l’Académie nationale de médecin, 2015, 199, 4-5, p. 651-671.

Publié le 30 juin 2020
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