Trois scènes de la Commune : entretien avec Cédric Maurin et Mario Batista
Cette année, les élèves d'une classe de première du Lycée Condorcet de Saint-Maur-des-Fossés ont participé, dans le cadre d'un partenariat avec le Théâtre de la Colline, à un atelier d'écriture sur la Commune. Encadrés par leur enseignant Cédric Maurin et l'auteur dramatique Mario Batista, ils ont inventé des situations, des personnages, des dialogues, pour donner vie à une série de scènes de la Commune. Il y a quinze jours, Entre-Temps publiait trois d'entre-elles : cette semaine, Cédric Maurin et Mario Batista reviennent sur les origines et le déroulement du projet.
Entre-Temps : Cédric, ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec le théâtre de la Colline. Peut-on revenir sur ce partenariat ?
Cédric Maurin : On a démarré le partenariat avec la Colline autour de la pièce d’Alexandra Badea, Points de non-retour [Thiaroye], sur la question des récits manquants de la colonisation. Ces trois dernières années, une réflexion s’est construite entre théâtre et histoire, théâtre et pédagogie. La première année, en 2018-2019, on a fait une enquête avec les élèves sur leur passé lié à la colonisation ou plus généralement à la grande Histoire, à partir de la pièce d’Alexandra Badéa. L’an dernier, on a mené un projet avec Joséphine Serre à partir de sa pièce Data Mossoul sur la question des données, de l’archivage et des médias. On a fait concevoir aux élèves un journal télévisé apocalyptique, en les faisant travailler sur la manipulation de l’information, avec tous les enjeux de temps, de format, de jeu théâtral, de plateau qu’un journal télévisé suppose. C’était le début du Covid, juste avant le confinement et ils ont d’ailleurs fait quelque chose sur le virus qui est tellement en dessous de ce qu’on a pu vivre ensuite que c’était assez drôle…
ET : L’idée, avant le Covid, était donc que les élèves aillent au théâtre, voir les pièces…
CM : Le partenariat comprend deux volets. Le volet « parcours spectateurs » de découverte du théâtre, avec généralement une visite et puis on va voir trois pièces, dont celle qui est le point de départ de notre travail. Ensuite, il y a un deuxième volet qui est la production d’une œuvre, à partir d’ateliers.
ET : Tout ceci a dû être bouleversé cette année ?
CM : Cette année, la pièce Transfuges d’Alexandra Badea n’a pas pu se jouer au lycée parce que la troupe était positive au Covid. D’autres classes qui étaient dans le programme ont eu du mal à mettre en place les ateliers… et puis nous on est partis dans l’idée des 150 ans de la Commune, des commémorations. Au lieu d’avoir plusieurs séquences de travail étalées dans le temps, on a prévu un atelier d’écriture sur deux jours, en croisant écriture historique et écriture théâtrale autour d’un auteur, Mario Batista, que j’ai rencontré pendant le projet Data Mossoul.
ET : Si bien que le projet ne partait pas d’une pièce ?
CM : Non. Il partait d’une actualité, les 150 ans de la Commune et de raisonnements, par exemple l’état de siège, ou la propagande en temps de guerre. Dans mes cours, j’ai fait des parallèles avec ce qu’on a pu vivre en temps de Covid, l’écart de communication qu’on peut avoir et de ressenti des choses, le fait d’être limité dans ses libertés, d’être face à un danger permanent et inconnu. Les élèves ont remobilisé des choses très actuelles. Je leur ai demandé d’écouter les podcasts de France Culture sur la Commune, mais aussi de regarder le film de Raphaël Meyssan, celui de Peter Watkins… Il y avait donc vraiment cette dimension de création.
Le programme de première est très institutionnel et politique, il met en place les grands cadres chronologiques, et ma visée pédagogique était de réinjecter de la dimension humaine, en essayant une forme d’écriture par le bas, qui mettrait en jeu des parcours, des personnages, des positions différentes, etc.
L’idée était de rendre compte d’une réalité qu’ils projettent sur cette époque-là, et moi je voulais les faire travailler sur la question des acteurs, des événements, des rapports de force, des divergences de points de vue et de leur évolution. Le travail de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, leurs ateliers d’histoire partagée, d’histoire contrefactuelle a nourri ce raisonnement. Mario avait déjà travaillé sur des questions historiques et il avait très à cœur d’avoir une approche très humaine, des dialogues, des situations compréhensibles par le texte. On a passé tout le projet avec des ambitions parfois contradictoires, mais qui en fait vont parfaitement dans le même sens et qui ont donné, je crois, un beau résultat.
ET : Mario c’était donc la première fois que vous participiez à un projet scolaire avec le théâtre de la Colline ?
Mario Batista : Avec la Colline oui, après avec les scolaires je fais souvent de la médiation culturelle. C’est quelque chose qui m’intéresse vraiment, puisque ça permet de confronter les jeunes ou les publics avec qui on travaille à l’intériorité, à ce qu’est l’imaginaire. Ce travail permet aussi de développer les personnalités d’une manière assez incroyable, et ce qu’il y a de différent entre la création – où on est sur un certain mode – et ce type d’action scolaire, c’est qu’on a tout de suite les résultats de ce qu’on fait. C’est-à-dire que ce que ça fait sur les gens, la manière dont ça les modifie, c’est immédiatement visible, et c’est ça qui m’intéresse dans la médiation culturelle. Sur ce projet là on avait beaucoup d’ambitions. Je l’ai trouvé passionnant, parce qu’on partait d’endroits extrêmement différents l’un et l’autre.
ET : Comment s’est fait le choix de travailler sur la Commune ?
CM : Nous étions tous les deux avec Marie-Julie Pagès, la responsable des relations avec les publics scolaires de la Colline. Sans pièce de théâtre à aller voir, il fallait se décider sur un matériau de départ qui pouvait cadrer avec le programme. J’en étais à la fin du Second Empire avec les élèves. Derrière, en Éducation morale et civique, j’avais prévu de faire quelque chose sur la question de la célébration et de la commémoration. On l’a vu pour Napoléon, les enjeux de mémoire, les débats politiques et historiques sont passionnants à étudier. En tant qu’universitaire ça me paraît important de leur montrer que la recherche fait débat, que ce ne sont pas des certitudes, qu’il y a des points historiques très différents. On leur vend un programme scolaire totalement « neutre » alors que les programmes sont tout sauf neutres… et cette prétendue neutralité ne devrait pas gommer toute la richesse de la recherche.
MB : Le choix s’est imposé en raison de l’actualité : les médias ne parlaient que de ça, de façon tordue la plupart du temps, ou très différente entre les uns et les autres, et c’est intéressant, parce que quand on est auteur contemporain, le matériau dont on dispose c’est l’observation du monde dans lequel on vit. Et d’un coup on pouvait aussi travailler sur un matériau historique tout en le confrontant à cette espèce de loupe, de chose un peu flottante dans la perception qu’on avait de cet événement-là. Ce qui était intéressant c’était de mettre les élèves en face de l’histoire avec un grand H, un peu abstraite pour eux, d’essayer de la concrétiser et de se projeter sur des personnages. L’idée était de permettre aux élèves de changer leur perception de ce qu’est l’histoire, c’est pour ça que j’aime bien l’expression de Cédric quand il parle d’« histoire par le bas », parce que l’histoire par le haut on la connaît tous, mais on ne sent pas forcément concerné, et on ne voit pas forcément en quoi ça change notre vie, alors que ça la change.
ET : Quelle a été la temporalité du projet ?
CM : On a conçu le projet avec Mario, puis les élèves ont eu quinze jours de recherches. Je leur avais donné des ressources en ligne, le Maitron, Retro News, des ressources scientifiquement solides et pédagogiquement à portée des élèves. Ils ont fait des recherches en autonomie, et de fait quand on s’est retrouvés ils l’avaient plutôt bien fait, ils avaient pris des notes, etc. Pour quinze jours, en dehors des cours, ils ont vraiment fait le boulot.
ET : Et de votre côté Mario, aviez-vous déjà travaillé le matériau historique ?
MB : Quand j’écris, je ne travaille pas du tout à partir de documentation. Je fais un travail plutôt maniériste, qui s’appuie sur l’imagination, sur l’intériorité, et j’essaie à partir de là de restituer une réalité. Je prends souvent l’exemple de Van Gogh, on voit plus la pâte, la matière elle-même, et c’est en deuxième plan que réellement il y a le paysage ou le portrait. Quand j’ai fait un projet en Guyane sur le bagne, c’était la toute première fois que je me confrontais à un vrai travail de documentation[1]. Pas du tout comme peuvent le faire les historiens ou les enseignants, mais en tout cas un travail assez complet, sur plusieurs mois où j’ai pu avoir un ensemble, une vision de ce que pouvait être l’histoire du bagne en Guyane. Plusieurs mois plus tard, quand je me mets à écrire, j’oublie tout ça, et le texte sort. Je ne savais même pas si j’allais parler de tout ce que j’avais lu, car j’aime bien partir dans le vide. Et puis finalement c’est complètement l’histoire du bagne telle qu’elle a été digérée par l’inconscient qui est ressortie. J’en ai été le premier étonné. On fait notre spectacle, et puis on s’aperçoit que des chercheurs, des conservateurs ont vraiment beaucoup aimé parce qu’ils ont trouvé une vraie véracité historique.
Je pense que la création, et quand on fait de la recherche on fait aussi de la création, c’est qu’on est obligé d’imaginer des choses plausibles. Ce qui m’a étonné c’est qu’on a un truc dans la tête, ça disparaît, et ça se reconstitue de manière inconsciente et finalement, avec « une » vérité – car on parle de théâtre, on ne parle pas de science – qui est suffisamment convaincante pour des spécialistes. On a même un projet avec l’université de Cayenne par rapport à ce même thème qu’on a justement abordé avec la Colline qui est la confrontation entre des étudiants en histoire et la création, cette articulation un peu mystérieuse.
ET : Quand vous êtes arrivés, vous saviez ce qu’avaient déjà fait les élèves, tout ce travail de documentation ?
MB : Oui, Cédric a partagé les liens, j’ai regardé, mais ce qu’avaient fait les élèves je ne savais pas du tout, je ne les avais pas rencontrés avant. Mais ça me passionne, chacun fait un bout de chemin de son côté. J’ai proposé qu’on fasse des vignettes sur des moments symboliques avec différents personnages et différentes situations… c’était plus intéressant d’aller dans le sens d’une déconstruction et d’un éclatement, tout en gardant des moments clés.
Ce qui était important c’était de savoir comment on pouvait arriver à traduire un matériau historique en quelque chose de vivant, avec des choix qu’on est obligé de faire pour rendre les personnages vivants, notamment rendre les contradictions, ce qui est plus proche de la vie. Il ne fallait pas choisir des personnage tout blancs ou tout noirs, mais des personnages qui se retrouvent face à des contradictions, créer des scènes de conflits entre les différents points de vue, créer des enjeux qui fassent que, théâtralement, ça puisse fonctionner. On a travaillé environ six heures par jour, c’était intense, il fallait être assez organisé et arriver à faire quelque chose qui puisse être mis devant un public, qui soit à la fois anodin, banal, de la vie courante mais aussi crédible. Cédric tenait beaucoup à la dimension de la vérité historique, qui a été pour moi une contrainte énorme mais passionnante.
ET : Vous avez donc distribué entre les groupes plusieurs moments clés de la Commune. Ensuite vous leur avez laissé toute liberté dans la création des personnages ?
MB : Ils étaient encadrés par Cédric pour qu’il n’y ait pas d’erreur sur un choix de personnage. Il fallait intégrer à chaque fois des contraintes. J’ai corrigé aussi de petites choses de mon côté : je mets un point d’honneur à ne pas retoucher les textes d’élèves, d’enfants, etc., d’une manière qui pourrait remettre en question leur légitimité. J’ai repris des maladresses dans la mise en page, des phrases compliquées pour dire des choses très simples : une écriture de théâtre c’est une écriture efficace et économique. Il faut enlever les zones de bavardage. Et il faut pouvoir s’identifier : quand on lit Molière, L’École des femmes avec le langage de l’époque on se dit qu’on ne comprend rien, mais si on dit que ce type là est assez fortuné, assez âgé, il voudrait bien se marier avec cette jeune fille qui elle ne sait rien, il trouve que c’est plutôt bien qu’une femme ne sache rien, ça permet de mieux la contrôler… ça ce sont des choses qu’on peut comprendre, donc si on travaille directement sur des situations de ce type, on s’y reconnaît, ça parle d’aujourd’hui. C’était le moyen de créer des déclics chez les élèves, qu’à un moment donné l’histoire ne soit pas quelque chose auquel on ne peut pas s’identifier. Créer des situations comme la scène du café, où un élève joue un politicien qui veut se présenter aux élections, bah dans ce café il paie un coup à boire, les mecs sont un peu bourrés, et tout d’un coup ça on peut parvenir à le concevoir.
ET : Comment étaient répartis les élèves ? L’idée était-elle de jouer, que chaque groupe prenne en charge la scène qu’il avait écrite et la joue ?
CM : Il y avait sept ateliers de cinq élèves. Le seul cadrage qu’on avait donné c’était les sept moments clés autour de la Commune : un peu avant, un moment d’élection, la semaine sanglante, etc., et le seul autre impératif c’était d’intégrer un personnage étranger dans chaque scène. Je voulais rendre cette complexité internationale de l’événement aussi, et je voulais retrouver le thème aujourd’hui de l’étranger, du migrant, voir comment ils articulaient ça, comment ils projetaient ça dans le passé. Ils ont projeté pas mal de choses, les violences faites aux femmes par exemple, il y a deux-trois scènes qui en parlent, et c’est vrai que sur la Commune je ne crois pas qu’il y ait d’articles sur cette question, en période insurrectionnelle, sur la question de viols par l’armée.
Mario passait dans les groupes et faisait des corrections ou rajoutait des exigences, en les ramenant sur l’écriture particulière qu’il souhaitait d’eux. Moi j’étais sur mon ordinateur, connecté sur le Maitron et sur toutes les ressources, parce qu’ils m’ont posé un certain nombre de colles aussi… on a aussi travaillé sur les incohérences historiques. Chaque erreur est l’occasion de leur montrer que faire de l’histoire ça n’est pas projeter son époque sur une période passée, c’est interroger à travers des problématiques construites, et que nous on écrit une histoire en connaissant la fin. Je voulais replacer la question des acteurs au milieu de l’évènement, qui eux n’ont pas la fin, qui sont en train d’agir, et qui ont leur propre bagage culturel et idéologique.
ET : Il y a comme trois ingrédients dans ce projet, le matériau historique, l’écriture théâtrale et l’actualité. Pour vous Mario on a l’impression qu’il y a une sorte de métabolisation du matériau historique pour après vous engouffrer vraiment dans l’écriture et dans quelque chose de très actuel, et de l’autre côté il y a la démarche de Cédric, qui est de métaboliser l’actualité pour après s’engouffrer en toute conscience dans une écriture historique qui, en même temps, est chargée de l’actualité qu’on vit. Vous avez dû vous rencontrer quelque part entre les deux. Qu’est-ce qu’on peut dire aussi du choix de la Commune qui, en l’occurrence, était sans doute particulièrement pertinent, car c’est une période de grand débat politique, et de débats dans l’espace public ?
MB : Oui. Le danger pour moi dans un travail de ce type, c’était de faire en sorte que cette parole reste quelque chose d’hyper concret, alors que ça parle beaucoup et c’est normal, puisqu’il y a des représentants de courants politiques, et puis c’est un moment de débats, partout, un moment où les décisions politiques modifient vraiment la vie au quotidien. Mais ça n’est pas que de l’action physique, c’est aussi de l’action verbale, et c’est ça qu’il fallait réussir à faire comprendre aux élèves.
CM : C’est un moment où la parole est importante et, d’autant plus en période révolutionnaire où se pose la question des légitimités, où la parole performe, où elle est dans l’action. La Commune, c’est 72 jours. Il n’y a pas de recul, on est dans l’urgence quasi permanente, dans l’incertitude. Je trouvais que les sept nœuds gordiens choisis permettaient aux élèves de rendre compte de cette complexité là. En tant qu’historien et enseignant, j’ai aimé travailler sur un évènement en train de se faire, sur la question des acteurs et de leur place, la place de l’étranger, le rôle des femmes, ré-exploiter ce qu’on avait vu dans le programme en faisant rejaillir ces connaissances par le bas. Essayer de mettre de la complexité. Un libéral pur jus ça n’existe pas, un républicain pur jus non plus, on peut être à gauche sur certains sujets et sur d’autres un peu moins…
ET : Il y a une scène que j’aime bien, dans le bar avec l’Espagnol et le candidat et où comme vous le dites il y a de la nuance, une espèce de palette entre les différents personnages et du changement d’avis aussi, ça bouge.
CM : Oui, ce n’est pas artificiel et c’est intelligent. Le personnage espagnol, ils l’ont proposé clé en main. Je n’ai pas eu à corriger, il était cohérent et il collait à la période d’emblée. Je trouve que c’est une intelligence de situation de vie, de théâtre.
ET : Cette scène est très réussie et c’est d’ailleurs la seule qui a un côté un peu comique. Est-ce que la question du registre s’est posée ?
MB : C’est personnel, mais je crois que la meilleure façon de véhiculer des idées c’est de passer par l’humour et la légèreté, y compris lorsque les scènes sont lourdes. Cela évite le pathos, le sentimentalisme. Par exemple, dans la scène du petit crieur où un personnage refuse de risquer sa vie pour un enfant, ce qui m’intéresse, c’est que cette personne soit légitime de son propre point de vue. Pour ce qui est de la morale, c’est une autre histoire. C’est ce qui fait qu’une scène dramatique fonctionne. C’est ça qui m’intéresse, de laisser le lecteur ou le spectateur se dire « mais il est horrible ce type ».
CM : Je crois aussi que sur une période d’insurrection comme la Commune, la politique, qu’on aimerait voir comme un affaire de cerveaux, de réflexions, de programmes, etc., c’est aussi une affaire de tripes, de tempérament, de comportement. Ce qui m’intéressait c’était ça aussi, il y a la grille politique, il y a la grille des évènements, et puis il y a nous, qu’est-ce que nous sommes ? L’histoire est faite par des minorités agissantes, en plus des opinions générales et des rapports de force. En dehors de ce qu’on a vu en classe, les élèves ne maîtrisaient pas le XIXe siècle politique, mais ils ont spontanément rendu une complexité. Par exemple dans cette scène du petit crieur autour de laquelle les élèves ont beaucoup discuté : le distributeur de journaux, on le sauve ou pas ? Et cette scène est finalement très frontale. J’aurais aimé que dans l’écriture on arrive à plus de finesse, à des nuances, à des modulations, mais pour eux ça se fait pas saccades et à-coups. Mais dans ce texte finalement j’aime bien cette fin qui arrive d’un coup, car après avoir blablaté… c’est comme en période électorale au bout du compte, dans l’urne, tu mets le bulletin que tu veux, et là le bulletin c’est la vie de cet enfant, et l’autre il tranche, soit on le donne, soit je vous donne tous, et c’est l’argument ultime. On se dit il y a eu tout ce blabla, cette complexité, pour que d’un coup le couperet tombe. Et sans pathos.
ET : Pour finir j’aimerais qu’on parle des élèves, de la manière dont ils ont, d’après vous, investi la chose. Étaient-ils pris par le projet ?
CM : Ils visualisaient mal les choses au départ, car le projet ne s’est pas déroulé comme prévu. Et puis ça commençait par un travail de recherche en autonomie, ce qui était le plus dur que je pouvais leur donner. Mais quand on est arrivés et qu’on les a mis au travail, ils ont sorti leurs notes, ils avaient des feuilles, ils avaient écouté, regardé des trucs. Comme c’était un atelier, ils avaient droit au smartphone, donc un ou deux sur les cinq dans les groupes vérifiaient au fur et à mesure sur internet et complétaient certaines choses.
Le premier groupe a produit un texte à une vitesse folle, le premier jet était le bon. À part un ou deux élèves qui se sont laissés porter, ils ont joué le jeu. Et surtout, ils se sont cordialement engueulés, même si ça restait à la fois bon enfant et constructif. Pour d’autres groupes le premier jet était assez éloigné de ce qu’on voulait faire, mais ils se sont pris au jeu, ils ont vu qu’il y avait une émulation collective. Ça a été important qu’on puisse finir à temps pour qu’ils aient le temps de passer au tableau et de lire/jouer leur scène, de se confronter. Après coup, ils étaient tous ravis, avec en même temps cette pression et cette urgence, car ils ne savaient pas s’il y aurait les épreuves finales du bac avec le Covid, si bien qu’avec le contrôle continu chaque note compte et est essentielle pour les dossiers… cet atelier était comme une bulle au milieu de tout ça.
On a réussi à faire ça avec les élèves parce qu’il y a une intelligence collective, une intelligence de groupe, un sérieux, aussi parce que je suis dans un établissement où ils ont une aisance à l’écrit, c’est indéniable. Ça n’est pas la note sanction qui arrive comme un couperet, c’est faire parler leur créativité, leur intelligence individuelle et collective. Ça, c’est une corde pédagogique forte.
MB : On les a accompagnés, comme disait Cédric, sans tenter d’obtenir quoi que ce soit. Il est arrivé que dans d’autres projets, une prof par exemple décide de couper une partie du texte et on a une rébellion de la classe avec les grands mots, comme la censure. Je trouve ça passionnant parce que c’est leur travail. C’est aussi passionnant que le résultat lui-même. Il y avait aussi une manière très constructive de travailler. Cette mobilisation collective elle racontait aussi ce que pouvait être la Commune, ou l’idéal qu’elle représentait. Dans le résultat il y a des choses inégales, mais sans forfanterie, je pense qu’on a été au maximum de ce qu’on pouvait faire dans ces délais-là.
CM : L’histoire c’est de l’écriture et j’essayais de les sensibiliser à ça dans mon cours. Je renvoie à mes travaux de thèse, quand on avance, parce que c’est sur le XIXe, et je leur montre tous les tâtonnements. Je leur dis que là j’ai une hypothèse, mais que tant que je ne suis pas allé voir mon carton d’archives je n’en sais rien, peut-être que ma réponse ne s’y trouve pas, qu’elle est ailleurs, et peut-être même que je ne la trouverai nulle part. Si je ne la trouve pas, je vais devoir rédiger d’une certaine façon, et si je la trouve, d’une autre. C’est là où le livre de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou est fort, c’est qu’écrire de l’histoire, c’est sans arrêt faire une histoire des possibles, les « si » les plus solides, les plus étayés, les plus crédibles, et avec notre propre filtre à nous, en fonction de nos engagements politiques, de nos sensibilités, de nos tempéraments. Quand ils me posaient des colles, je venais avec la réponse, mais surtout avec mon cheminement, ma démarche. L’idée était d’arriver à créer de la fiction dans des interstices de bornes chronologiques existantes, de s’immiscer dans ces failles là et d’essayer de faire jaillir quelque chose qui aurait pu se passer, sans anachronisme. Je pense que Mario a vite pris conscience et il confirmera ou non que la création littéraire n’est pas contradictoire avec le fait d’être historiquement juste, en tout cas crédible.
MB : C’est pour ça l’approche de Cédric m’a intéressé. Moi je pars dans le vide, je le sais, mais de voir tout ce qu’il reste d’incertain en histoire avec tant de matériau, c’était troublant.
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[1] Des étoiles dans les branches, écrit et mis en scène par Mario Batista, 2020.