Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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La vie tourmentée de l'espion Peter K : une lettre du dehors

Entre-Temps propose cette année un jeu d'écriture biographique participative. Comme point de départ, un document d'archives anonyme retraçant, sous la forme d'une brochure, le parcours de Peter K, espion entre la RDA et la France dans les années 1950-1960. Le but du jeu : constituer sur ce personnage énigmatique un dossier documentaire, un carton d’archives dont seule la première pièce – la brochure – sera authentique. Cette semaine, Elisabeth Schmit exhume une lettre de Renée Kranick libérée à son époux incarcéré.

Paris – 22 juin 1975

 

Peter

Je suis sortie. Peut-être l’as-tu déjà appris par D. ? Sortie mardi dernier, le 17. Je t’écris d’un café gare de Lyon. Je voulais venir te voir, et puis finalement je ne peux pas. Je n’ai pas le temps et puis je ne crois pas qu’ils me laisseraient de toute façon. Je vais chez ma sœur, rencontrer la petite Annie que je n’ai vue qu’en photo.

Tu sais comme on dit parfois qu’en prison on a le temps de repenser aux choses. Mais je n’ai repensé à rien. C’est une fois dehors que c’est revenu, tout. Tu te souviens le jour où ils sont venus, comme on s’est regardés et comme on ne s’est rien dit parce qu’on a juste fait tout comme il fallait, tout ce qu’on avait à faire. Dans l’ordre et sans y penser à deux fois. Et c’est comme si ça avait continué, jusqu’à mardi dernier

J’ai reçu tes cartes, mais pas toutes je crois. On ne m’a pas tout donné, et ce qu’on m’a donné était soigneusement déchiré, dans l’épaisseur, comme à cœur ouvert. J’ai imaginé celles que je n’avais pas reçues, et que peut-être tu n’avais même pas écrites. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai parlé de ça avec quelqu’un qui est venu me voir de la part de Katharina. Il n’a rien dit mais j’étais sûre qu’il t’avait vu avant, alors j’ai imaginé aussi ce que tu avais bien pu lui dire. Je n’ai pas emporté tes cartes mardi. Je n’emporte rien, et j’ai le vertige en pensant à tout ce qui a dû être écrit sur nous, qu’on a dû nous surveiller et interroger tout le monde et tout écrire. Jusqu’au contact de Katharina qui a aussi dû écrire ce que tu lui avais dit. Et le peu que je lui ai dit aussi. Je pense à ça et au fait que moi je n’ai plus rien ou presque. Qu’il n’existe presque aucune trace de ce que nous étions et au fond c’est peut-être pour ça qu’au bout d’un temps je n’ai plus su vraiment qui j’étais

Je ne sais pas quand je reviendrai et si je pourrai venir te voir. Je ne veux pas demander à D. tout de suite. Je viens juste de reprendre mes esprits. Alors ne m’attends pas tout de suite. Je ne peux pas retourner dedans, même pour te voir. Je dois rester un peu dehors et me reprendre et repenser aux choses

Je te laisse – je veux poster la lettre d’ici, avant de partir, et mon train arrive

À toi,

R.

Publié le 25 mai 2021
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