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La vie tourmentée de l'espion Peter K : pour une simple photographie d’amoureux

Entre-Temps propose cette année un jeu d'écriture biographique participative. Comme point de départ, un document d'archives anonyme retraçant, sous la forme d'une brochure, le parcours de Peter K, espion entre la RDA et la France dans les années 1950-1960. Le but du jeu : constituer sur ce personnage énigmatique un dossier documentaire, un carton d’archives dont seule la première pièce – la brochure – sera authentique. Cette semaine, pour le septième épisode, Sophie Coeuré fait surgir des archives navales le secret d'une liaison passée.

Le fonctionnaire essuya de nouveau ses lunettes en soupirant avec inquiétude. Fichue buée, fichu masque ! Fichue année 2021 qui commençait si mal ! Quelle idée aussi avait eu cette journaliste de reprendre l’enquête sur des archives spoliées par les nazis et saisies par les soviétiques en 1945. Rien d’inquiétant à priori dans ces vieux cartons, d’autant qu’elle s’intéressait à des plans de bateaux et de sous-marins partis depuis longtemps à la casse. Et puis, on venait de commémorer les 25 ans de la mort de l’ancien Président. L’angoisse montait pourtant, malgré la beauté des flocons de neige qu’il apercevait par la fenêtre, tourbillonnant sur le boulevard Mortier.

« Rompons les amarres » avait proclamé fièrement le jeune Président. Ben voyons, c’était toujours aux mêmes de gérer les petits malins qui croyaient pouvoir remuer le passé à leur avantage… Il zooma sur la petite photo noir et blanc aux bords dentelés jointe au message de chantage. Au verso : « À François, de Christel Boom, avec amour, Berlin, avril 1945 ». Aucun doute, François M., l’envoyé du général de Gaulle pour la libération du camp de Dachau était bien passé par Berlin au printemps de la Libération. Aucun doute non plus sur l’image d’une tendre liaison entre les jeunes gens. Alors comment diable la photo avait-elle glissé dans un dossier concernant un sous-marin des années 1930 ?

Quelques clics sur internet et une conversation confidentielle avec l’archiviste n’avaient rien éclairci. OK, les dossiers avaient été saisis par la marine allemande pendant l’Occupation de la France, récupérés par l’Armée rouge qui avançait dans le Reich vaincu, puis renvoyés par les Soviétiques aux archives de l’armée est-allemande à Potsdam dans les années 1970. Mais qui pouvait bien se passionner pour ces vieilleries, sinon des rats d’archives ? Plus intéressant, les cartons avaient été restitués à la France en 1990 alors que s’évaporait l’Allemagne de l’Est. La RDA bien sûr, ce nid d’espions ! Un geste suffit à l’homme pour attraper dans sa bibliothèque les livres sur l’histoire des services secrets que ses collègues s’étaient obstinés à acheter. Il tomba sur un passage retraçant le parcours de Peter K., un membre du réseau de Markus Wolf qui avait vécu en France de 1963 jusqu’à son arrestation en 1966, exerçant sous couvert d’une petite entreprise de cartes postales, pendant que sa femme Renée espionnait l’OTAN comme secrétaire.

Ah les femmes ! Une photographie montrait Renée K. attablée avec une autre espionne, portant l’une et l’autre la même étrange broche dans les cheveux. On reconnaissait sans peine Christel, l’épouse de Günter Guillaume, l’espion infiltré au plus haut de la République fédérale allemande qui avait fait tomber le chancelier Willy Brandt en 1974. D’ailleurs Günter et François n’étaient pas sans se ressembler. Christel avait aimé les bruns autoritaires aux lunettes carrées, aux cravates voyantes, portant beau la casquette ou le chapeau aux larges bords. Elle avait donc aussi fréquenté Peter et Renée K. Et elle avait vécu à Berlin en 1945, avant d’être recrutée par la Stasi.

Le puzzle se mettait en place. À Paris, les espions est-allemands avaient sans doute tenté de faire chanter François, le nouveau chef du socialisme français. D’ailleurs, sa défense énergique de l’OTAN en 1966 n’avait-elle pas laissé place à une critique acerbe de l’Alliance Atlantique, dans le programme commun avec le Parti communiste français ? Les historiens s’étaient toujours interrogés sur l’étrange incursion en Allemagne de l’Est du candidat à la présidentielle en mars 1981, soi-disant en pèlerinage sur les chemins de ses tentatives d’évasion du Stalag en 1941. Son compagnon de voyage, le patron des sociaux-démocrates allemands, Willy Brandt lui-même, ne lui aurait-il pas ménagé une entrevue avec Christel, comme par hasard échangée avec la RFA en mars 1981 ? À la veille d’être élu, le président français n’aurait-il pas tenté de récupérer discrètement auprès de Honecker, alors à la tête de l’Allemagne de l’Est, la fameuse photographie emportée par le couple Kranick, lui aussi échangé par la France et rentré en RDA dès 1974 ?

Peter K. avait fini sa vie professionnelle comme il l’avait commencée : archiviste… aux Archives militaires de Potsdam. La photographie, glissée dans un dossier anonyme, avait été son assurance vie, peut-être une belle ressource d’argent frais provenant du gouvernement français. Quelle poisse qu’elle ait été exhumée par cette fouineuse de journaliste ! L’homme relut le message : rendue publique, la photographie révélerait un pan peu glorieux des relations avec le bloc communiste et une liaison secrète de l’ancien Président. La journaliste menaçait même de nommer une enfant cachée, à présent très haut placée en Allemagne. Ingrédients parfaits pour un scandale à la française qui gonflerait sur les réseaux sociaux, voire une crise diplomatique.

Pour prix de son silence, elle voulait des informations sur le Rainbow Warrior et d’autres affaires encore secrètes, histoire de torpiller les ventes d’armes françaises dans le Pacifique. Pas vraiment le moment, alors qu’on vendait à l’Australie les magnifiques et coûteux Shortfin Barracudas. Idéaliste, passionnée de sous-marins, cette journaliste ne plaisait décidément pas au fonctionnaire, et elle semblait bien partie pour nuire. À moins que…

L’homme éteignit son ordinateur et saisit lentement son téléphone sécurisé.

Peter K., Christel Boom, drôles de noms, et fichue année 2021 qui commençait sans John Le Carré.

Dossier du fonds « Potsdam » des archives des constructions navales

Depuis le mois de décembre, la revue Entre-Temps publie une nouvelle pièce toutes les deux semaines. Lectrices et lecteurs sont invité•es à participer tout en s’engageant à prendre en compte les informations contenues dans les pièces déjà produites, ainsi que dans la brochure. Envoyez vos propositions à la rédaction : entretemps.editorial@gmail.com.

Publié le 2 mars 2021
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