La parcelle de Blois. Autour de la parcelle : recherches préalables à un jeu d'écriture d'archives
Aux derniers Rendez-vous de l'histoire, Entre-Temps a présenté et lancé "La parcelle de Blois", jeu d'écriture d'une histoire des possibles urbains autour d'une parcelle blésoise en friche, au 8-10 rue des Juifs. Aurélien Peter revient sur ce que permet un tel jeu, quand s'entrelacent imagination, pastiche et réflexion historienne, et présente les traces archéologiques et historiques avérées qui entourent cette parcelle et ont servi de socle commun aux membres d'Entre-Temps pour écrire des archives fictives mais potentielles et cohérentes de l'histoire du lieu.
Écarter l’impossible des possibles
Samedi 12 octobre dernier en fin de matinée, nous étions six membres du comité d’Entre-Temps sur l’estrade de la salle Malfray de l’hôtel de ville de Blois. À six, nous avons joué au jeu de la parcelle, un jeu déjà pratiqué dans les colonnes d’Entre-Temps, adapté cette année aux Rendez-vous de l’histoire ; à son thème, La Ville, et à sa ville, Blois.
Point de départ du jeu : la photographie d’une parcelle en friche au 8-10 rue des Juifs, dans le centre-ville blésois, que nous avions retenue parmi une demi-douzaine d’autres capturées lors d’une exploration préparatoire. L’objectif ? Que chacun, chacune écrive un pan de l’histoire possible du lieu, de ses bâtiments, de ses habitants, de ce qui aurait pu s’y passer et s’y tenir. Un jeu qui ne se circonscrit pas à notre performance puisque nous vous invitons à y jouer aussi et à nous envoyer vos textes. Nous avons déjà reçu quelques propositions qui seront bientôt publiées. Vous voulez y participer ? Petit rappel des règles ici !
Pour notre performance aux Rendez-vous de l’histoire, nous nous sommes mis d’accord : chaque intervention prendrait la forme d’une ou plusieurs archives pour proposer un éclairage sur un possible de l’histoire de cette parcelle. Il s’agit bien de pastiches, d’archives écrites par nos soins, par nos mains, que nous avons présentées.
Étudiant le lien entre imagination et réflexion historienne dans la deuxième partie de Pour une histoire des possibles (Le Seuil, 2016), Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou montrent que, dans son usage positif, l’imagination vient combler des manques, et qu’elle intervient dans l’effort de contextualisation qui préside au passage de la lecture d’une source à la construction du récit historien.
En miroir, pour aboutir à la lecture de nos archives sur la parcelle devant le public des Rendez-vous de l’histoire, pour les imaginer, nous avons mobilisé tout un champ de connaissances historiennes et documentaires, et effectué un travail approfondi de recherches et de contextualisation. Ce, pour écarter l’impossible des archives que nous allions écrire, tant dans leur forme que dans leur contenu. Archives fictives, mais archives potentielles, ces textes nichés dans la dent creuse du tissu urbain et de la documentation existante s’appuient solidement sur les parois et sur la documentation adjacentes, pour déployer une autre forme d’histoire urbaine, imaginaire mais cohérente.
Ainsi, avant de lire nos textes le samedi 12 octobre dernier, nous avions tenu à faire connaître le socle commun de nos recherches sur les à-côtés de cette parcelle, sur les traces archivistiques et archéologiques connues et avérées, que chacun, chacune a ensuite complétées en fonction de ses propres besoins d’écriture. C’est cette présentation, cette introduction contextualisante que nous publions aujourd’hui.
Les à-côtés de la parcelle et leur histoire
La parcelle dans Blois aujourd’hui
Qui se promène sur la rive droite de Blois et descend de la cathédrale vers la Loire par les Grands degrés Saint-Louis tombe sur un carrefour. De là débute la rue des Juifs. Si on s’engouffre dans la rue, il suffit de quelques pas pour observer sur la gauche (c’est-à-dire au sud) une rupture majeure dans la continuité du bâti. À la place de ce qui fut le numéro 8-10 s’étend un vaste espace en friche, par lequel le soleil inonde de lumière l’étroite rue… à condition qu’il fasse beau.
Tournons-nous donc vers la lumière, et observons : à nos pieds, une clôture basse peinte en vert, en retrait du bâti environnant, sépare la rue d’un terrain herbeux, d’apparence négligé, qui occupe la plus grande partie de l’espace. Des constructions de plain-pied, de modeste facture, flanquent ce terrain. Les murs de celle du fond sont recouverts de graffiti. Le tout est entouré de bâtiments plus hauts, d’une grande variété.
Cet espace (terrain et bâtiments bas compris) correspond à une unité cadastrale, la parcelle n° 563, feuille 000 DO 01 ; une parcelle de la forme d’un polygone concave qui s’élargit vers le nord. S’étalant sur près de 700 m2, ce n’est pas rien, elle longe la rue des Juifs sur 30 m, et s’enfonce de presque autant dans l’îlot urbain.
Cet îlot est délimité au nord, vous l’avez compris, par la rue des Juifs, qui suit le cours aujourd’hui souterrain de l’Arrou, petite rivière ravinée débouchant dans la Loire. À l’ouest de l’îlot, on trouve la rue des Trois clefs ; la rue du Chant des oiseaux au sud ; et pour finir, la rue du Poids du roi à l’est.
La parcelle dans les creux de l’histoire de Blois
Les indices les plus anciens d’une expansion de l’habitat urbain dans ce secteur datent des IXe-Xe siècles. Ils sont notamment mentionnés dans un diagnostic de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) de 2006, réalisé sur les n° 8 à 14 de la rue des Juifs. C’est aussi à peu près à cette période (en 992) que la présence d’une communauté juive est attestée dans la zone, communauté qui aurait donné son nom à la rue lorsque le tracé se fixe vers le XIIe siècle : rue de la juiverie jusqu’à la fin de l’époque moderne, rue des Juifs ensuite.
En l’état actuel de la documentation, les parties les plus anciennes des maisons remontent, elles, au XIIIe siècle. C’est-à-dire après que la communauté juive a disparu de la ville. Après que, le 26 mai 1171, le comte de Blois a envoyé au bûcher près d’un tiers des membres de cette communauté, soit plus d’une 30aine de Juifs.
Le ravin de l’Arrou est alors à ciel ouvert, et les témoignages comme les recherches archéologiques, notamment au n° 6 de la rue des Juifs (Inrap, 2019), concordent pour signaler que les habitations du côté sud de la rue (du côté de notre parcelle) ont un double niveau d’accès : un rez de chaussée donnant sur la rue de la juiverie, et un étage inférieur débouchant sur des cours et des venelles sans doute situées au niveau de l’Arrou, comme un rez de rivière ou un rez de fosse, en somme. S’y ajoutent de complexes et étendus réseaux de caves. La trame paroissiale apparaît à la même époque. La rue de la juiverie dépend de la paroisse Saint-Solenne, église bâtie en haut du coteau, à l’emplacement de l’actuelle cathédrale.
Les maisons du quartier connaissent de nombreux remaniements aux XVe-XVIe siècles. Plusieurs d’entre elles sont transformées alors en hôtel particuliers, tel l’hôtel dit de Condé, 3 rue des Juifs, d’où le duc de Guise serait parti rejoindre le roi le matin de son assassinat en décembre 1588. À cette époque, le cours de l’Arrou commence à être entièrement recouvert, ce qui entraîne un nivellement progressif des terrains.
Le plan du cadastre napoléonien de Blois de 1810 permet d’observer qu’à cette époque, la parcelle s’étend jusqu’à l’extrémité ouest de la rue des Juifs. Le bâti de la rue ne semble pas évoluer de façon significative jusqu’au milieu du XIXe siècle, même si l’îlot n’est pas étranger aux événements qui touchent le quartier, comme les crues de la Loire et notamment celle de 1856. À cette période, la ville se développe et se modernise plutôt dans les hauteurs, loin du centre-ville, en témoigne l’installation de l’usine Poulain en 1848 sur le site de La Villette.
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l’îlot qui comprend la rue des Juifs connaît plusieurs modifications. Il est remodelé au sud en 1860 avec le percement de la rue du Prince-Impérial, aujourd’hui rue Denis-Papin.
Au début des années 1930, les maisons à l’angle de la rue des Juifs et de la rue des Trois clefs sont abattues pour construire un cinéma, le Capitole, qui ouvre ses portes le 17 février 1933. C’est sûrement à cette époque que la parcelle du 8-10 prend sa forme actuelle. Au cours de nos recherches, nous sommes tombés sur un article de La Nouvelle République publié pour la première fois en 2011, bref mais passionnant. Il donne voix à Pierre, ancien habitant de la maison sise au 8-10 rue des Juifs, qui raconte ses jeux d’enfant dans les pièces souterraines bordées par l’Arrou, l’arrivée du cinéma, la destruction de la maison.
L’îlot est touché par les bombardements allemands de juin 1940. Plusieurs maisons anciennes rescapées des bombardements ne survivent pas non plus aux projets de réalignement et de modernisation du centre-ville dans les années suivantes. La maison de la parcelle est alors encore debout. Elle est abattue au début des années 1960 pour construire une réserve aux Nouvelles galeries. Le projet n’ayant pas vu le jour, malgré la destruction du bâti, l’espace est aménagé en parking.
Entre 2012 et 2014, le parking ferme sa porte coulissante et le terrain devient une friche. Nous y voilà, c’est notre parcelle.
Dans les prochaines livraisons d’Entre-Temps, nous publierons les archives potentielles produites pour l’occasion à Blois par les membres du comité de rédaction d’Entre-Temps, et les textes que vous nous avez et nous aurez envoyés.
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Pour aller plus loin : notre série sur les adaptations pédagogiques de la réflexion contrefactuelle.