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Et si ? Apprendre l’histoire en jouant sérieusement

Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou inaugurent une nouvelle série consacrée à la mise en pratique pédagogique de la réflexion contrefactuelle, véritable fabrique de l'histoire avec des "si", dont ils furent, de concert avec l'association F93, les chefs d'orchestres. À leur suite, Entre-Temps se proposera de relayer cinq retours d'expérience menées au sein de collèges et de lycées de la région parisienne en 2020 et 2021. Une immersion auprès d'enseignant.e.s, d'élèves et d'historien.n.es, qui ensemble ont oeuvré à imaginer et élaborer une hypothétique, mais non moins sérieuse, "Histoire sans fin".

« Si tel événement n’avait pas eu lieu, qu’est-ce que cela aurait changé au cours de l’histoire ? » L’analyse contrefactuelle est un raisonnement ordinaire, auquel nous recourons quotidiennement. Cette question permet d’apprécier un fait, d’évaluer l’impact d’un phénomène ou la pertinence de nos propres choix, que ce soit pour les regretter ou s’en féliciter.

Ce type de raisonnement, qui se loge à l’avant du cerveau dans le cortex orbitofrontal, se retrouve partout dans le monde, sous différentes formes. Il semble se multiplier aujourd’hui, dans une époque marquée par la confusion croissante entre la réalité et le virtuel, la crise de la notion de progrès, la difficulté à se projeter dans l’avenir et le surgissement de catastrophes imprévisibles comme la pandémie de la Covid 19. Les productions culturelles d’inspiration contrefactuelle foisonnent dans tous les domaines comme en témoignent Le Complot contre l’Amérique (2004) dans lequel Philip Roth imagine la victoire de l’aviateur Charles Lindbergh contre Roosevelt en 1940, faisant basculer le pays dans le fascisme, ou encore le film Inglorious Basterds (2009) de Quentin Tarantino qui relate l’assassinat de Hitler dans un cinéma en 1944 par des soldats juifs américains. La démarche est également courante dans la bande-dessinée où prospère le genre uchronique et dans les jeux vidéos comme la série The Witcher. Cette omniprésence peut expliquer l’intérêt que lui portent spontanément les générations les plus jeunes.

Historiennes et historiens, pourtant concernés au premier chef, ont un rapport ambivalent à l’égard de l’approche contrefactuelle. Certains lui reprochent de s’abstraire des archives et d’alimenter le récit « qui n’a pas eu lieu » par des projections anachroniques ou fantaisistes. D’autres objectent qu’on peut retrouver les nombreux raisonnements contrefactuels des acteurs dans les sources et que le non-advenu est certainement une dimension à part entière de l’enquête historique. Ce faisant, ils s’inspirent d’autres disciplines – sociologie, économie, science politique, psychologie, relations internationales – qui ont mobilisé de différentes manière cette approche depuis le début du XXe siècle.

Dans Pour une histoire des possibles (Seuil, 2016) et sa version américaine A Past of Possibilities (Yale University Press, 2021), nous avions explicité ces tensions et proposé des usages pertinents, du plus modeste au plus ambitieux, pour la recherche et l’écriture historiques. Ces réflexions ont été depuis prolongées dans différents domaines : les historiens Patrick Boucheron et François Hartog en font un exemple des renouvellement de la réflexion historienne dans L’histoire à venir (2018) ; l’économiste Thomas Piketty dans Capital et idéologie (2019) revisite le rapport entre le déterminisme historique et la possibilité de grandes « bifurcations » au cours des révolutions ; le professeur de littérature Pierre Bayard envisage les multiples œuvres reléguées dans l’oubli par quelques chefs-d’œuvre envahissants dans Et si les Beatles n’étaient pas nés (2022). Notre ouvrage explorait en outre la dimension pédagogique de cette analyse contrefactuelle, liée à son caractère interactif et à sa capacité à mettre en partage les connaissances. Les enseignants ne l’ignorent pas, élèves et étudiants y recourent spontanément, parfois non sans malice, au point de les déstabiliser. La démarche favorise ainsi le dialogue, et peut rendre possible la co-production d’un récit historique plus vivant mais aussi plus réflexif.

Nous avons organisé dès 2011 des « ateliers d’histoire partagée », fondés sur des questions de type contrefactuel et un échange avec la salle (Que serait le monde sans la traite atlantique et l’esclavage ? ou encore Et si le Roi Louis XVI avait réussi à s’enfuir le 21 juin 1791 ?). S’ouvre un espace inédit, entre ce qui a eu lieu et ce qui aurait pu advenir, où tous les éléments, des plus loufoques aux plus sérieux, sont en jeu. Ni « vrai », ni « faux », il s’agit d’un lieu de discussion et d’interprétation, où la parole de tous les participants peut mieux se faire entendre.

Chacun livre son savoir et son expérience, fait état de son ignorance et de ses intuitions. La frontière entre bons et mauvais élèves s’estompe : tout le monde a le droit de jouer, d’imaginer, et de se tromper. Quant à l’historienne et l’historien, l’exercice s’avère parfois périlleux, car ils doivent accepter de perdre un peu le contrôle de la mise en récit, sans se départir de leur rigueur méthodologique. La démarche nous invite à assumer une définition constructiviste de l’histoire comme une œuvre ouverte, que le lecteur et l’auditeur contribuent à produire. Et les participants retrouvent ainsi, en jouant sérieusement, la dimension fondamentalement expérimentale de la recherche historique.

Depuis 2016, nous avons animé une dizaine d’ateliers d’histoire partagée, dans des cadres, des contextes et des pays très différents. Très vite il a paru nécessaire de les mettre en pratique dans l’enseignement. Nous avons discuté avec des spécialistes de didactique, avant de proposer un tel atelier à une classe de première. Co-encadré par un collègue de l’enseignement secondaire, et à l’issue d’une préparation adéquate, le dispositif suscite, de manière ludique, une appropriation particulière des données historiques (puisqu’il faut les mobiliser pour formuler des hypothèses), ainsi qu’une initiation aux modalités du raisonnement historien (l’imputation causale, la comparaison, la dénaturalisation des catégories de l’entendement historique, l’inversion des perspectives, la prise en compte de différentes temporalités et de la diversité des acteurs et des points de vue, etc.)

Frise chronologique double réalisée par des élèves de seconde du lycée Marie Curie de Sceaux. Elle représente dans l'une de ses branches le récit alternatif d'une réussite de l'installation des Français en Amérique dès le XVI<sup>e</sup> siècle.
Frise chronologique double réalisée par des élèves de seconde du lycée Marie Curie de Sceaux. Elle représente dans l’une de ses branches le récit alternatif d’une réussite de l’installation des Français en Amérique dès le XVIe siècle.

C’est précisément au cours de cette première phase d’expérimentation que nous avons été contactés par l’association F93, qui œuvre à la diffusion de la culture scientifique et technique dans les établissements scolaires de la région parisienne. Mathieu Marion et Mariette Gaillard souhaitaient mettre en œuvre ces ateliers dans des classes de troisième, seconde et première. Nous avons donc proposé à des enseignant.e.s et des chercheur.e.s de travailler avec les classes autour d’hypothèses contrefactuelles, liées aux programmes comme à leurs domaines de spécialité. Tout au long de l’année, plusieurs séances de travail étaient successivement dédiées à la présentation de la démarche et de l’hypothèse contrefactuelle, aux recherches des élèves, puis à leur mise en récit. A la fin de l’année, toutes les classes ont restitué leurs travaux au cours d’un grand colloque tenu dans un des amphithéâtres de la Sorbonne.

Il s’est agi d’une véritable expérimentation pédagogique, à laquelle nous avons eu la chance de participer en tant que « directeurs scientifiques ». Cette entreprise audacieuse a bénéficié chaque année du soutien des établissements scolaires, du département de Seine de Saint-Denis, de la région Île de France et de l’inspection de l’Education nationale. Elle a réuni au cours des trois dernières années des centaines de collégiens et lycéens dans le cadre des projets « Contre les faits » (2019-2020), « L’histoire sans fin » (2021-2022) et « Les fins de l’histoire » (2022-2023). Nous avons été à chaque fois impressionnés par l’inventivité des collègues comme des élèves, et enthousiasmés par le plaisir que suscite chez eux cette expérience inédite. Les participants ont parfois fait état des difficultés rencontrées dans le déroulement de ses ateliers, avant d’en discuter collectivement et, la plupart du temps, de les surmonter au cours des séances de préparation.

C’est pourquoi nous avons ressenti aujourd’hui le besoin de ce « retour d’expérience » destiné aux collègues, enseignants, chercheurs, mais aussi aux curieux, aux amateurs ou aux citoyennes et citoyens intéressés par la transmission de l’histoire. Dans ce but, sont proposées ici la présentation des différents ateliers et des hypothèses suivies, les réflexions pédagogiques et scientifiques des enseignants comme des chercheurs, ainsi que les résultats des recherches effectuées par les différentes classes en 2020-2021 : la quatrième du collège Lucie Aubrac (Livry-Gargan), les secondes du lycée Paul Robert (Les Lilas), Charles de Gaulle (Rosny sous-Bois) et Marie Curie (Sceaux), les premières du Lycée Evariste Galois (Noisy-Le-Grand) et Honoré de Balzac (Paris 17), la terminale du Lycée Jean Moulin (Torcy). Ce dossier entend ainsi rendre compte du foisonnement créatif des hypothèses, des méthodologies et des archives mobilisées au cours de cette expérience collective. Nous espérons que ses lectrices et lecteurs pourront y puiser l’inspiration pour, à leur tour, enrichir cette pratique.

Publié le 24 janvier 2023
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