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Des étudiant·e·s face aux vitrines – ép. 1 : le projet pédagogique & le couvert de cérémonie

L'année dernière, les maître·sse·s de conférences de l'université de Lille Marie Derrien et Tristan Martine ont eu l'idée de proposer à leurs étudiant·e·s lillois·e·s un exercice inspiré de la série "L'histoire sous vitrine" d'Entre-Temps. De quoi réjouir notre comité de rédaction ! Dans ce premier épisode, les deux enseignant·e·s expliquent comment a été pensée et réalisée l'adaptation pédagogique de la série ; puis deux étudiantes nous invitent à la table du général De Gaulle, pour réfléchir à ce que suppose la mise sous cloche des objets.

Adaptation pédagogique d’une mise en récit de l’histoire au musée

À l’IUT B de Tourcoing, les étudiant·e·s en deuxième année de Bachelor universitaire technologique se sont prêté·e·s l’an dernier à un petit exercice directement inspiré par la lecture de la revue Entre-temps. L’idée est née d’un sondage sur leurs pratiques culturelles, réalisé afin de faire connaissance lors de la première séance de travaux dirigés. Celui-ci a donné lieu, à l’issue du tour de table où chacun·e avait décrit ses goûts et ses habitudes, à une discussion animée sur les musées. Les étudiant·e·s affirmaient s’y rendre rarement en dehors des visites organisées dans le cadre de leur formation. En écoutant leurs échanges à bâtons rompus, je [Marie Derrien, ndlr] constatais que les musées, que beaucoup associaient exclusivement à la peinture, n’avaient selon elles et eux pas grand-chose à voir avec l’histoire. À la recherche d’un projet à conduire autour de cette question, j’ai découvert la série « L’histoire sous vitrine » d’Entre-Temps : pourquoi ne pas leur proposer de se rendre dans le musée de leur choix puis d’écrire à leur tour un billet ? 

Passé l’étonnement face à cette consigne peu habituelle, les étudiant·e·s se sont, pour la plupart, pris au jeu. Par groupe de deux ou trois, la première étape consistait à sélectionner une vitrine et à la prendre en photo pour la présenter à leurs camarades. Le bilan dressé au bout d’une semaine était réjouissant, tant les propositions se sont révélées éclectiques. Si le musée d’Histoire naturelle de Lille a rencontré un succès inattendu, les vitrines du musée La Piscine à Roubaix, du Palais des Beaux-Arts de Lille, du musée de la Poupée et du Jouet ancien de Wambrechies, ou encore du musée de la Résistance de Bondues ont fait apparaître la diversité des institutions muséales locales et ont permis de discuter collectivement de la définition même du musée. Après avoir lu plusieurs exemples de billets publiés dans la revue, nous avons ensuite élaboré un questionnaire détaillé, à remplir lors de séances d’observation au musée. Le recueil d’informations devait porter sur de multiples aspects de la « rencontre » avec la vitrine : l’expérience était envisagée dans sa dimension spatiale, matérielle, sensorielle, émotionnelle, intellectuelle… L’enquête visait ainsi à dépasser l’apparente évidence, voire la banalité de la vitrine, pour réfléchir aux effets de médiation produits par ce dispositif muséal a priori très classique. Les étudiant·e·s ont dû réaliser des recherches sur le ou les objets présentés afin de déterminer pourquoi et dans quelles circonstances ces derniers étaient arrivés au musée, puis analyser comment, par les choix opérés dans leur mise en scène, leur histoire était racontée. Lors de chaque séance de TD, un groupe présentait l’avancée de son travail et, petit à petit, le débat progressait autour d’une question centrale : que signifie exposer ? Durant la dernière phase du projet, cette question était aussi envisagée très concrètement par les étudiant·e·s qui devaient mettre en mots leur réflexion pour rédiger leur billet. 

Tout au long du semestre, le travail réalisé à l’IUT B a également été proposé aux étudiant·e·s du Master d’Histoire (parcours « Relations internationales, guerres et conflits », « Archives » ou « Mondes anciens ») de la Faculté des humanités à l’université de Lille, où mon collègue Tristan Martine dispense un cours sur les enjeux publics de l’histoire. La démarche fut la même qu’à l’IUT, avec une réflexion initiale autour des enjeux de la « mise sous vitrines » de l’histoire. Les difficultés furent similaires à celles rencontrées à l’IUT, les étudiant·e·s s’interrogeant sur la pertinence des différents choix envisageables. Les résultats sont également très éclectiques, les un·e·s ayant fait le choix d’aller interroger les vitrines des musées de leur ville de naissance, les autres souhaitant mettre en avant le travail d’associations dans lesquelles iels sont investi·e·s, tandis que d’autres encore ont préféré les principales institutions muséales de Lille et de sa région. L’écueil principal qu’il s’agissait d’éviter était de centrer le propos sur le musée en général ou au contraire uniquement sur l’objet au cœur de la vitrine, au lieu de se concentrer sur cette dernière, son intérêt, sa place, voire ses inconvénients. Des discussions collectives ont permis de dépasser ces limites afin de s’approprier pleinement l’exercice, ce que chaque groupe a fait de manière personnelle. La diversité des regards est nettement apparue lorsque plusieurs d’entre elles et eux se sont rendu·e·s dans le même musée mais ont choisi, pour des raisons qui leur sont propres, des vitrines différentes, appréhendées selon un angle de vue bien singulier. 

En Bachelor Universitaire Technologique comme en Master d’Histoire, le pari de départ était donc le suivant : faire découvrir comment la mise en scène du savoir participe à sa transmission, saisir ce qui se joue dans la construction d’un musée, disposer de clés pour comprendre ces espaces et ainsi se les approprier. Si les billets produits sont très hétérogènes, on peut nourrir l’espoir que le projet a porté des fruits. Voici cinq productions – deux côté IUT, trois côté Faculté – qui nous paraissent en témoigner.

par Marie Derrien & Tristan Martine

[Entre-Temps publiera ces productions en trois temps : une ci-dessous, puis deux à deux toutes les deux semaines.]


Le couvert de cérémonie

C’est à la recherche d’une vitrine originale que nous avons poussé la porte de la maison natale de Charles de Gaulle, rue Princesse à Lille. Propriété de la Fondation Charles de Gaulle, cette maison est devenue un musée en 1983, à la gloire du général, « l’homme le plus illustre de notre histoire française ». Le département du Nord en assure la gestion depuis 2014. Le parcours proposé aux visiteurs se veut immersif : on cherche à nous plonger dans l’atmosphère d’une époque. Il nous semble que les habitants viennent juste de quitter cette charmante maison bourgeoise, acquise en 1872 par les grands-parents maternels de Charles de Gaulle. 

Après la visite du rez-de-chaussée et du premier étage, nous arrivons au niveau de l’exposition temporaire consacrée aux arts de la table, intitulée « Madame est servie… le général aussi ! ». Là, une grande table attire notre regard. En plein milieu de la salle d’exposition, elle est revêtue d’une élégante nappe blanche, joliment décorée et mise en valeur par un jeu de lumière. Un grand miroir placé à son extrémité donne l’illusion d’agrandir la tablée. Les chaises disposées tout autour paraissent nous inviter à nous y installer. À la place de chaque convive imaginaire, des couverts protégés par des cloches transparentes ont été dressés selon différents codes : leur disposition dépend de l’événement à l’occasion duquel le repas est servi, des invités reçus, parfois du menu… Le but est de nous faire découvrir le sens de ces us et coutumes liés à la gastronomie qui, au premier regard, peuvent passer complétement inaperçus. Les cloches, faites de verre ou de plastique peut-être, protègent les objets, tout en les mettant en valeur. Ce dispositif original, qui fait office de vitrine, permet aux visiteurs et visiteuses de s’approcher au plus près pour admirer les couverts, verres et assiettes, en oubliant qu’ils ou elles se trouvent dans un musée. 

Nous choisissons d’examiner le couvert mis pour un dîner de cérémonie. Le menu, dont la composition est détaillée dans l’exposition, comprend des mets spécifiques, ce qui implique l’ajout d’éléments appropriés. La fourchette à huîtres et celle à homard doivent être placées à droite avec les couteaux, comme tous les couverts à crustacés. Un rince-doigts individuel est proposé au convive. Pour ce service, les verres à vin du Rhin et à liqueur sont colorés. Selon que le champagne est servi pour ouvrir ou pour terminer le repas, la coupe peut être disposée au début ou à la fin de la série de verres. Un porte-bouquet agrémente la table, les fleurs étant le décor de table incontournable dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Dans la haute société, le dressage de la table cherche à être spectaculaire. Les verres sont luxueusement ornés, les couverts sont de plus en plus sophistiqués et les plats sont dressés de sorte à impressionner les convives. 

Si dans un premier temps nous sommes frappées par la beauté et la finesse de ces objets, leur mise sous cloche nous intrigue. Les cloches servent à protéger des mets, comme du fromage, des fruits ou des gâteaux ; elles sont aussi utilisées pour présenter les plats et les garder au chaud. Ici, leur utilisation a été détournée. Les cloches constituent une bulle protectrice pour des objets de valeur. Elles donnent en outre à la table un aspect ludique : nous nous sentons comme des enfants face à une dînette. Cette impression est renforcée en fin d’exposition quand il nous est proposé de « jouer » aux domestiques en dressant à notre tour une table avec des ustensiles en bois. 

Pourtant, il y a quelque chose à nos yeux, quelque chose qui… cloche. Ce dispositif produit aussi un effet de mise à distance. En quittant l’exposition, nous nous sentons un peu renvoyées à nos origines sociales et ne pouvons nous empêcher de nous demander si ces cloches ne sont pas là pour tenir hors de notre portée un monde inaccessible. Chez nous, on ne sort pas l’argenterie le dimanche, ni les verres en cristal pour nos invités. Et si le besoin vital de se nourrir est le même pour tous, la gastronomie et les arts de la table ont toujours été une occasion, pour les classes dominantes, de se démarquer socialement par la mise en place de codes et de règles. Finalement, qu’est-ce qui est mis sous cloche : ces couverts ou un milieu bourgeois bien éloigné de nos réalités ?

Laurie Dubois & Anaïs Delcroix
Étudiantes en 2e année de BUT Carrières sociales,

option animation sociale et socio-culturelle,
IUT B (Université de Lille).

Publié le 23 janvier 2024
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