Conseils d'été de la rédaction
C'est l'été sur Entre-Temps et, avant de prendre le large, les membres de la rédaction vous font part de quelques unes des lectures ou écoutes qui, au cours de ces derniers mois, ont retenu leur attention. Quelques conseils pour un été parsemé d'histoires.. On vous donne rendez-vous à la rentrée !
Christophe Granger, Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie. 1780-1822, Paris, Flammarion, 2022.
Par Gaëtan Bonnot
Valenciennes, 23 septembre 1822 à 5 heures du matin : Joseph Kabris, 42 ans, phénomène de curiosité surnommé le « prince tatoué », meurt. Depuis son adolescence, la trajectoire bousculée de cet homme aura été marquée par l’extraordinaire, impliquant de multiples « remaniements de soi » pour reprendre les termes de Christophe Granger. Matelot né à Bordeaux vers 1780, capturé par les Anglais et engagé sur un baleinier, il profite d’une escale ou d’un naufrage dans le Pacifique pour s’échapper vers 1795. Il s’implante dans l’île marquisienne de Nuku Hiva. Protégé du roi insulaire, marié à sa fille avec laquelle il a des enfants, il devient un guerrier tatoué, parfaitement intégré dans cette société d’adoption. En 1804, l’équipage d’un navire de l’expédition russe Krusenstern le retient à bord et l’enlève à sa « nouvelle patrie ». Il passe plusieurs années en Russie, à Moscou et Saint-Pétersbourg, rencontre le tsar, s’installe dans un établissement académique de prestige, devient professeur de natation. Kabris rentre en France en 1817, est présenté à Louis XVIII. Il finit son existence en racontant ses aventures et en exhibant ses tatouages de foire en foire pour quelques centimes, déclassé socialement.
Si le livre de Christophe Granger permet d’approcher cette destinée hors du commun, le projet de cette biographie sociologique est davantage de percevoir les ajustements sociaux successifs qui lui ont permis de refaire à plusieurs reprises sa vie dans des contextes sociaux variés, depuis son « intrusion » dans une société du Pacifique, jusqu’aux « recommencements » russes puis français : « C’est là qu’intervient Kabris. Mon hypothèse est que la connaissance de sa vie permet de se faire une idée plus précise du genre de déterminations sociales, présentes et passées, qui enserrent une existence d’homme. Je suis convaincu, et c’est cette conviction que j’ai voulu mettre à l’épreuve ici, qu’il n’y a rien dans une vie d’individu, pas même la possibilité de s’apparaître à soi-même comme une personne capable de choix personnels, qui ne soit déjà structuré par des institutions sociales, c’est-à-dire par un ensemble d’attentes, de possibilités, de situations et même de gestes que chacun trouve déjà fait avant soi » (pp. 20-21).
Paolo Cognetti, Le garçon sauvage. Carnet de montagne, Éditions Zoé, 2016 [édition originale : Il ragazzo selvatico, Cart’Armata edizioni, 2013].
Par Louise Gentil
C’est l’histoire d’un homme qui part en montagne pour trouver la solitude et apprendre à vivre avec. Revisitant l’exercice bien connu du carnet de voyage Paolo Cognetti fait résonner dans ces pages tant l’écho du Walden de Henry Thoreau que les poèmes alpins d’Antonia Pozzi. Parti pour être seul l’ermite se retrouve à découvrir la vie des alpages, à rencontrer les bergers, les randonneurs ou les gardiens de refuge. Une vie montagnarde bien anthropisée en somme, mais aussi emplie d’animaux et de plantes qui rythment les activités et les jours passés dans le Val d’Aoste. L’auteur nous offre un concentré des Alpes italiennes dont l’histoire longue des cols et des multiples traversées humaines n’est jamais oubliée.
Ce journal d’ermitage écrit au fil des saisons donne envie de partir découvrir les crêtes tout en pensant au lien étroit qui nous unit aux paysages. Il pourra satisfaire vos envies de montagne si vous ne pouvez les pratiquer et si – par chance – vous vous trouvez à proximité de quelque chemin d’altitude vous y courrez !
Jean-Marc Rochette, La Dernière Reine, Paris, Casterman, 2022.
Par Pauline Guillemet
En 1922, l’artiste François Pompon sculpte, en plâtre, son premier Ours Blanc, dont la forme simplifiée rencontre le goût du public de l’époque. Si on peut encore admirer aujourd’hui ses traits épurés dans le grand hall du Musée d’Orsay – où trône l’une de ses versions en pierre de Lens – l’Ourse sculptée par le personnage de Jeanne Sauvage dans La Dernière Reine de Jean-Marc Rochette, est sensiblement plus réaliste. Sculptrice animalière inspirée de la figure de Jane Poupelet (1874-1932), proche de Bourdelle et de Rodin dans le Paris de l’entre-deux-guerres, Jeanne Sauvage met aussi ses talents au service des Gueules cassées pour qui elle fabrique des masques destinés à cacher les mutilations de la guerre. C’est en lui fabricant un pareil masque qu’elle tombe amoureuse d’Édouard Roux, originaire du plateau du Vercors dans lequel il a passé son enfance et vers lequel ils reviennent, tous les deux, pour vivre leur amour et soigner la tuberculose de Jeanne. Entrecroisant l’histoire de la disparition des ours du Vercors, de la reconstruction post-traumatique des soldats de la Première Guerre mais aussi du réseau d’artistes de Montmartre gravitant autour du Lapin Agile, ce roman graphique de Jean-Marc Rochette articule élégamment une réflexion sur les questions sociales, écologiques et esthétiques de l’entre-deux-guerres mais aussi sur les rapports sociaux de sexes, dans une résonance étonnante avec le contemporain.
Podcast de Philippe Collin, Simone de Beauvoir, Itinéraire d’une jeune fille rangée, 2023 (France Inter, 8 épisodes de 55 minutes)
Par Margot Renard
Voilà non pas un conseil de lecture, mais un conseil d’écoute : un podcast intitulé Simone de Beauvoir, Itinéraire d’une jeune fille rangée. Du son pur, donc, disponible sur le site et sur l’application de France Inter, que l’on peut écouter partout, dans le train, dans son lit, à la plage, et à toute heure. En huit épisodes d’une heure chacun, ce podcast présente le parcours et l’héritage de la philosophe Simone de Beauvoir (1908-1986). C’est un travail considérable qu’ont accompli le journaliste Philippe Collin et son équipe, qui n’en est pas à son coup d’essai (voir par exemple son excellent podcast sur Pétain, tout aussi d’actualité). De l’enfance de Simone de Beauvoir dans « Tenir son rang » à sa postérité dans « L’héritage du castor », toute la vie et l’œuvre de Beauvoir sont scrutés et détaillés à travers le récit en voix off de Collin, des interviews et des sons d’époque, et l’analyse d’historien∙nes et de philosophes comme Manon Garcia, Michelle Perrot, Pascal Ory, Christophe Charle ou encore Danièle Sallenave (biographe de Beauvoir). Cette traversée a cela de précieux, et même parfois de touchant, qu’elle interroge avec une grande honnêteté intellectuelle l’originalité de la pensée et de l’action de Beauvoir, mais aussi ses choix politiques (et ceux de Sartre) dont certains nous semblent aujourd’hui discutables, notamment sa persistance à soutenir les régimes communistes. À cela s’ajoute un sens de la nuance et de la pédagogie qui rendent ce podcast essentiel à tous ceux qui voudraient (re)découvrir l’apport de Simone de Beauvoir, dans son contexte comme pour nos sociétés contemporaines.
Leslie Poles Hartley, Le messager, 10/18, 2021 (1953)
Par Elisabeth Schmit
C’est un été chaud, au tout début du XXe siècle, dans le Norfolk. Très vite, on y étouffe. Le jeune narrateur, propulsé dans un autre monde que sien, doit y trouver les manières, les vêtements, les occupations et les mots adéquats. Adapter sans cesse l’allure de sa course à la température ambiante, quand les autres paraissent s’y mouvoir avec une déconcertante aisance. Parce qu’il est décalé, le voilà qui se retrouve fatalement au centre. Le voilà pris, solidement, dans la trame d’un secret d’amour et de famille. Arrimé. Et tandis que la température monte, son pas s’accélère pour tenter de desserrer ce nœud. En vain, peut-être.
Mattia Filice, Mécano, P.O.L., 2023
Par Florie Varitille
Un seul mot, pour désigner l’ensemble des expériences d’un métier. En donnant à son livre le surnom des conducteurs de train, Mattia Filice partage son vécu en cabine, à la tête de ces monstres de plusieurs tonnes. En déroulant son propre parcours professionnel, l’auteur témoigne à la fois de son intérêt pour son travail, mais également des difficultés : celles de passer la sélection et la peur de l’échec durant la formation, celles de rouler sur différentes lignes entre trains de fret et de voyageurs, et celles relatives aux fatigues, aux insomnies et aux angoisses par crainte de l’accident. Cette plongée dans le métier est d’autant plus saisissante que Mattia Filice a choisi un style très libre, entre vers et prose, ce qui lui permet de jouer avec les rythmes dans ce roman. Une très belle lecture!