Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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Cauchemars d'historiens - 5 : Philippe Ponce ou le test négatif

Étudier le passé pour mieux comprendre le présent, l’astuce est connue. Il arrive cependant que la recherche historique ne se termine pas par la mise en demeure du contemporain, mais par la mise en cellule de son praticien. Les études de cas qui suivront - toutes fictives - portent sur des historiens qui entretiennent un rapport pathologique à leur sujet de recherche et présentent de ce fait un certain nombre de facteurs de risque de régression temporelle. Chaque étude de cas se propose d’analyser les travaux de recherche de l’individu traité avant d’en exposer les symptômes par la transcription d’un extrait de cette « œuvre ».

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Étude de cas

Qui ne s’est jamais inscrit à toutes les listes de diffusion universitaires possibles et imaginables pour contrôler l’innocuité des questionnaires et enquêtes historiques proposés à la bonne volonté des destinataires ignore quelle entreprise vampirique peut se cacher derrière une phrase comme « Cela ne vous demandera pas plus de cinq minutes ». C’est pourtant l’absence d’une telle précaution horaire dans le questionnaire diffusé par Philippe Ponce le 1er janvier 2021 qui a alerté nos services. Jusqu’à présent, Ponce apparaissait comme le modèle anonyme de l’historien disciplinaire, reconnu par ses pairs pour son professionnalisme, apprécié par ses étudiants pour sa disponibilité, dédaigné par nos services pour sa discrétion sur ses engagements personnels (il arrivait que son célibat et ses absences répétées aux pots de rentrée interrogent sans inquiéter). Après avoir soutenu en 2003 une thèse d’histoire contemporaine sur les ingénieurs-géomètres du cadastre dans les zones frontalières du Nord-Est de la France (Alsace, Ardennes, Lorraine) entre 1789 et 1918 – thèse unanimement saluée comme honorable et publiée dans un modeste tirage aujourd’hui épuisé – Ponce était parvenu à se faire élire maître de conférences dans une prestigieuse université parisienne en 2006 à la faveur d’un cursus exhaustif et d’une réputation exemplaire. Sa sincérité semblait mériter d’autant moins vérification que, comme beaucoup d’historiens de sa génération, passé le besoin de faire ses preuves pour trouver une place au sein de l’institution universitaire, il s’était abandonné la quarantaine venue aux délices de la réflexivité pour prouver qu’il n’était pas qu’un « traceur » (comme le surnommait un de ses conscrits jaloux de sa réussite). Il était de notoriété publique que jusqu’au moment de son arrestation, Ponce préparait une habilitation à diriger des recherches sur les formes et les réseaux des sociabilités historiennes en France de 1918 à nos jours. Ce travail novateur avait déjà suscité quelques communications et publications, confidentielles mais de qualité, sur les origines dramatiques du pot de thèse, sur les colloques d’histoire antique sous l’Occupation ou sur les usages professionnels du minitel par les historiens.

C’est – voulut-il faire croire – au prétexte de cette vaste enquête que, le 1er janvier 2021, Ponce tenta de faire relayer par les principales listes de diffusion électroniques du domaine historique universitaire français le questionnaire retranscrit ci-après. Par miracle, il choisit de lancer cette cyberattaque en plein milieu de la période de pause des envois qu’observent beaucoup de ces listes pendant les fêtes, ce qui facilita le blocage de sa requête. Parmi les cibles visées figurent les listes AFMHT, AHCESR, AHMUF, ATHENA, CIEGL2022, Clandestinite, Consortium COSME, EFiGIES, ENUMHIST, histoire_eco, Mnémosyne, NEME, Philibert, Prosopo, THEUTH, ainsi que des dizaines d’autres listes trouvées – comme l’a confirmé l’examen de son ordinateur personnel – au hasard d’une recherche « liste de diffusion histoire » formulée sur Google dès le 28 octobre 2020 à 20h03.

Le message d’annonce du questionnaire soumis par Ponce s’avère à lui seul un chef d’œuvre de licence et de perniciosité. Soucieux de trier a priori son panel pour ne s’adresser qu’aux plus déviants, il attache son questionnaire en pièce-jointe à son message au double format docx et odt pour forcer les lecteurs à l’ouvrir sur leur ordinateur et ainsi s’assurer d’être signalé comme spam par les plus sécuritaires, il refuse d’utiliser le support numérique d’une plateforme institutionnelle afin d’être méprisé pas les lecteurs les plus sensibles au positionnement et il oublie d’estimer la durée sollicitée afin d’être procrastiné par les lecteurs les plus occupés. Il prend en revanche bien soin de préciser le nombre de questions (huit) afin de s’aliéner à bon compte les fanatiques du toxicomane et écrivain américain Philip K. Dick qui n’auraient pas manqué de remarquer que dans le roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1966) et dans le film Blade Runner (1982) qu’en a tiré l’octogénaire britannique Ridley Scott sont révélées précisément huit questions de ce test Voight-Kampff censé permettre de différencier un humain d’un androïde (d’après les nombreux sites internet consultés par Ponce dans la soirée du 31 décembre 2020).

En parallèle, Ponce usa du réseau social Twitter – via un compte créé dès février 2010 mais resté muet jusque-là malgré de quotidiennes connexions – pour diffuser le test incriminé, question par question, par une série de 52 tweets envoyés entre 7h32 et 7h50 auprès de ces 31 abonnés (parmi lesquels figurent au moins 13 êtres humains avérés). Je signalai cette autre cyberattaque pour modération dès le 1er janvier 2021 7h56.

Le caractère foudroyant de la neutralisation de cette cyberattaque m’autorise à affirmer que je suis la seule personne à avoir répondu au test de Ponce. Pour le forcer à se dévoiler, je pris soin de répondre sous le pseudonyme de Jacques Cadet, francisation grossière du personnage de Jack Younger, cet agent de la Parallax Corporation chargé de former les nouvelles recrues aux arcanes de l’assassinat politique après leur réussite à un test de personnalité dans le film de Alan J. Pakula The Parallax View (1974). Ponce prit le temps de me répondre personnellement sans parvenir à masquer sa fébrilité et sans pouvoir s’empêcher de me proposer une rencontre. Il a même cru pouvoir pousser la connivence jusqu’à m’appeler « Jack », signant ainsi l’aveu de son intention clandestine : constituer une corporation de conspirateurs déterminés à perdre du temps.

 

Exposition des symptômes

[Mail envoyé aux listes de diffusion le 1er janvier 2021 à 5h50, bloqué et jamais diffusé]

Chères et chers collègues,

Je me permets de vous soumettre cette enquête (jointe au format odt et docx) de huit questions qui s’inscrit dans le cadre d’un travail d’HDR destiné à analyser les formes et les réseaux des sociabilités historiennes en France de 1918 à nos jours. Vos éventuelles réponses sont à me faire parvenir par mail à cette adresse :

J’exprime par avance ma gratitude à celles et ceux d’entre vous qui prendront le temps de répondre à cette enquête et me transmettront leurs réponses à cette adresse : huit_questions_dhistoire_contemporaine@gmail.com

Bien cordialement,

Philippe Ponce
Maître de conférences en histoire contemporaine

[Le test en question]

Première question. Des décennies plus tard, vous découvrez que votre édition de poche des Douze leçons sur l’histoire d’Antoine Prost – acquise d’occasion durant vos années d’études – ne comporte que onze leçons puisqu’il y manque la quatrième intitulée « Les questions de l’historien ». Décidez-vous de racheter ce livre ?

Deuxième question. En inspectant son CV et ses publications, vous découvrez que votre meilleur.e ami.e – qui est aussi votre collègue – a publié trois fois exactement le même article sous trois titres différents dans trois prestigieuses revues à comité de lecture. Que pensez-vous ?

Troisième question. Pour accéder aux salles de lecture situées au rez-de-jardin de la Bibliothèque nationale de France, vous devez laisser votre sac dans un casier individuel à code identifié par un numéro. Les seuls casiers encore disponibles sont le 504 et le 732. Vous prenez le 732. Pourquoi ?

Quatrième question. Avec deux autres collègues historiens, vous surveillez un grand amphithéâtre pendant un examen de licence 1 d’une durée de trois heures. Au cours de la deuxième heure, vous découvrez que ces deux collègues s’amusent depuis le début de l’épreuve à établir un Top 5 des criminels de guerre nazis et qu’ils semblent volontairement refuser de vous associer à leur jeu. Comment réagissez-vous ?

Cinquième question. Décrivez en termes simples toutes les pensées qui vous viennent à l’esprit au sujet des rois thaumaturges.

Sixième question. Une grande université américaine vous propose de devenir l’objet d’une expérience rémunérée sur les nouvelles formes d’écriture de l’histoire : il s’agit d’installer des capteurs sur votre ordinateur de travail pour mesurer en temps réel où et comment vous vous positionnez. Acceptez-vous ?

Septième question. Vous soutenez votre thèse « Théoriciens et adeptes du complot dans la France contemporaine (années 1930-années 2020) ». Alors que vous vous apprêtez à entamer votre discours de présentation, votre directeur/directrice de thèse vous fait discrètement passer un mot sur lequel il a écrit « Tous les autres membres du jury sont des reptiles humanoïdes, tout ce que vous allez soutenir sera utilisé contre vous ». Que faites-vous ?

Huitième question. Vous travaillez sur un grand projet transdisciplinaire de reconstitution sonore du Paris de la fin du XVIIIe siècle. Un collègue contemporanéiste vous propose une collaboration pour appliquer votre méthode à une sonorisation du film de Abraham Zapruder sur l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Que lui répondez-vous ?

[Mail envoyé à nos services le 1er janvier 2020 à 9h14]

Cher Jack,

Je vous remercie sincèrement d’avoir pris le temps de répondre à cette enquête. Je me permettrai de revenir vers vous pour vous tenir informé du moment où les conclusions de cette enquête seront rendues publiques.

Amicalement,

Philippe Ponce
Maître de conférences en histoire contemporaine

Publié le 19 janvier 2021
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