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Cauchemars d'historiens - 1 : Paul de Damasquin ou le doctorant croisé

Étudier le passé pour mieux comprendre le présent, l’astuce est connue. Il arrive cependant que la recherche historique ne se termine pas par la mise en demeure du contemporain, mais par la mise en cellule de son praticien. Les études de cas qui suivront - toutes fictives - portent sur des historiens qui entretiennent un rapport pathologique à leur sujet de recherche et présentent de ce fait un certain nombre de facteurs de risque de régression temporelle. Chaque étude de cas se propose d’analyser les travaux de recherche de l’individu traité avant d’en exposer les symptômes par la transcription d’un extrait de cette « œuvre ».

« L’Histoire est un cauchemar qui m’a réveillé trop tard » (Paul de Damasquin, Quarantaine d’ost, manuscrit saisi, 2019).

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plan du krak des Chevaliers

 

Étude de cas

Lorsque Paul de Damasquin coupa le manuscrit de Quarantaine d’ost, son projet de thèse devenu autofiction devenue agenda politique, pour le coller en plusieurs messages sur Rhodes, un obscur forum d’amateurs de poliorcétique médiévale qu’infiltraient des nostalgiques des États latins d’Orient, le ministère de l’Intérieur me chargea d’enquêter sur le processus historique qui l’avait fait passer du doctorat en histoire à la croisade en armure.

En secret, mon enquête sur Paul de Damasquin avait commencé plusieurs mois avant son officialisation, et ce depuis que les organisateurs d’un colloque sur Georges Duby, tenu en novembre 2019 à l’occasion de la parution de son œuvre dans la collection Bibliothèque de la Pléiade, m’avait transmis une réponse à leur appel à communications signée de son nom dans laquelle ce « doctorant en histoire et archéologie médiévales qui prépare actuellement une thèse sur Les châteaux forts francs d’Orient de 1099 à 1291 : architectures, occupations, sièges à l’université Paris X sous la direction du professeur X » se proposait de montrer que l’ouvrage de Duby Le chevalier, la femme et le prêtre (1981) n’était qu’une réécriture avec ajouts de notes infrapaginales du dernier chapitre de Mars de Fritz Zorn intitulé « Le chevalier, le diable et la mort » (1977).

Paul de Damasquin est l’un des cas les plus dangereux (rares sont les historiens à s’armer) et les plus grossiers (tant son œuvre mince était saturée d’indices) qu’il m’a été donné d’analyser. Quarantaine d’ost racontait comment ses travaux de recherche sur les « châteaux francs d’Orient » l’avait persuadé de se croiser lui-même et de fonder un nouvel ordre de moines-soldats pour reprendre, l’épée à la main, le Crac des Chevaliers en Syrie. Une enquête parallèle des services antiterroristes devait éclairer la dimension opérationnelle de son projet de « croisade tardive » et les circonstances dramatiques de sa mort lors de l’assaut du restaurant le Bouillon Chartier dans le IXe arrondissement de Paris.

Il est vrai qu’avant de prendre la croix et les armes, Paul de Damasquin avait passé quatre années – toutes financées par l’argent public – à feindre de travailler sur sa thèse, comme il l’avouait dans le troisième chapitre de Quarantaine d’Ost intitulé « Deuxième jour ». J’avais découvert qu’il réservait chaque jour une place au sous-sol de la Bibliothèque nationale de France où il se s’installait jamais : il arrivait, posait le manuscrit de Quarantaine d’ost en évidence sur la table de travail et partait faire des exercices physiques entre les rayonnages du fond de la peu fréquentée salle de ressources bibliographiques (salle X). Il laissait son manuscrit sans surveillance, à la merci de la prédation d’un potentiel disciple qu’il appelait en vain dans ses vœux de croisade. Je finis par voler le texte pour précipiter son passage à l’acte. Chaque jour je tapais sur un moteur de recherche quelques phrases choisies par sondage aléatoire jusqu’à découvrir le forum Rhodes et donner l’alerte au ministère de l’Intérieur. Les Nouvelles Éditions latines m’informèrent avoir reçu par envoi postal anonyme une version papier d’un manuscrit intitulé Quarantaine d’ost, proposition à laquelle elles ne donnèrent pas suite. Aucune autre maison d’édition ne semble avoir été sollicitée. Face à la lenteur des mesures de fermeture administrative, j’ai pris sur moi de pirater le site Rhodes pour faire disparaître la seule version publique du manifeste. Inscrit sous un pseudonyme de poliorcète sur d’autres obscurs forums, comme Végèce, je traque les captures.

Les pages de Quarantaine d’ost se contentent de transporter dans le désert, pour la rendre errante et chevaleresque, une vie disons-le ratée, comme cela se faisait beaucoup en ce temps-là. Le chapitre « Deuxième jour » seul évoque un travail de doctorant que Paul de Damasquin compare, dans la pratique et dans l’écriture, aux manières contournées d’une armée de siège. Sur commande du ministère de l’Intérieur, je reproduis ici ce chapitre afin qu’il témoigne de l’aberration historique à laquelle peut mener une affection « poétique » ou « aristocratique » a priori bénigne si elle n’est pas réprimée à temps. Comme cette lecture suscitera davantage de railleries que de ralliements je m’exécute serein.

 

Exposition des symptômes

Deuxième jour

En ce temps-là, le ministère de l’intérieur me remonte alors que pour les besoins de mes recherches j’erre dans la dépression sèche que commande le Crac des Chevaliers. Sous mon nom simple, je soutiens – comme le futur pendu sa corde – œuvrer à une thèse de doctorat en histoire et archéologie médiévales sur Les châteaux forts francs d’Orient de 1099 à 1291 : architectures, occupations, sièges. Une prestigieuse université parisienne me solde pour mener ce travail au titre d’Attaché temporaire d’enseignement et de recherche. Au moment du dépôt du sujet au registre national des thèses, je jure ignorer que Thomas Edward Lawrence (1888-1935) a soutenu en 1910 au Jesus College d’Oxford une thèse sur un sujet analogue, intitulée The Influence of the Crusades on European Military Architecture, to the End of the 12th Century, et qu’il a été – je le note sous la dictée de mon directeur de thèse – jusqu’à se rendre en Syrie, alors province ottomane, pour en visiter les châteaux forts (entre tous il préférait le Crac pour sa beauté), scrupule positiviste que je refuse d’autant plus tranquillement que ce voyage ne l’a pas empêché de finir renégat, cela je ne le note pas. Que mon directeur de thèse engage son nom et sa réputation sur un sujet si rebattu et équivoque témoigne soit de l’innocuité des premiers travaux qu’il a encadrés (des mémoires sincères sur la prise du Crac par le sultan Baybars en 1271), soit de l’empire des instructions qu’il a reçues du Haut Lieu.

En janvier 2019 l’écrivain Jean Rolin publie un livre dans lequel il se vante d’être parvenu à se rendre en Syrie pour répéter le voyage de Lawrence jusqu’au Crac ; dans le contexte géopolitique de ces années, expliqué-je plus tard au Bouillon Chartier à un jeune écuyer, Jean Rolin – qui se plaît à écrire que lors de ses voyages en Orient ses interlocuteurs le soupçonnent souvent d’être un espion – n’aurait pu, durant son itinéraire castral, échapper à la capture avec paiement de rançon ou exécution filmée sans l’appui opérationnel des services antiterroristes de la République. Peut-être a-t-il cru péleriner innocemment dans le désert, ignorant qu’un commando d’agents en treillis brouillés le traquait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à une distance d’un ou deux kilomètres, grâce à un mouchard implanté dans sa fosse cérébrale (les services secrets occidentaux se sont convertis à l’implantation de mouchards céphaliques sur leurs ressortissants pour faciliter la localisation et le rapatriement des têtes en cas de décapitation). Le processus est connu, sommeil gros d’arbres las, sourdes tortures, appareillage miniature, aucun souvenir au réveil pour le voyageur fourbu si ce n’est une démangeaison occipitale qu’il attribue à l’assaut nocturne de quelque insecte.

Il y a des hasards ; en janvier 2019, le jeune écuyer se souvient être allé avec sa dame visiter à la Cité de l’architecture une exposition dont l’intitulé lui paraît flagrant : « Le Crac des Chevaliers, chronique d’un rêve de pierre ». Je lui réponds qu’exhiber la beauté du patrimoine croisé est une stratégie de reconquête des imaginaires occidentaux destinée à préparer les esprits car le temps est proche où, le 27 novembre 1095 passé de quelques siècles, sur le parvis de la cathédrale de Clermont, le pape appellera à la Xe croisade.

De cette thèse, je n’ai jamais écrit qu’une seule phrase. Une seule phrase que je répète la nuit, pendant mes rondes de shadow-boxing pour lutter contre le sommeil, lorsque je me laisse enfermer dans l’église Saint-Séverin. Une seule phrase, toujours reconstituée, sans jamais parvenir à trouver la forme qui, copiée-collée comme vision partagée serait la plus à même de semoncer mes cibles, les fanatiques de Godefroy de Bouillon et de Fritz Zorn. Sur le lutrin que je feins d’occuper au sous-sol (dit rez-de-jardin) de la Bibliothèque nationale de France, je laisse traîner, à la merci des enquêteurs, un carnet de thèse devenu carnet de tombeaux dans lequel sont recopiés, datés et commentés les différents états par lesquels est passée cette recherche.

15 août 778 passé de quelques siècles
« En ce temps-là, les moines-soldats erraient dans la dépression sèche qui ceignait le Crac des Chevaliers. »
Par cette phrase s’ouvrira le chapitre de ma thèse consacrée à la reconstitution de la topographie mentale des croisés tardifs, de la chute du Crac des Chevaliers à celle de Saint-Jean-d’Acre (1271-1291). D’un point de vue épistémologique, il s’agira d’une contribution à la croisée de l’histoire d’un sentiment chevaleresque (l’errance) et de l’analyse d’un « territoire psychotropique » (le désert syrien hérissé de châteaux forts). Oserais-je avouer en note de bas de page que mon concept d’« errance » doit moins à la lecture de Chrétien de Troyes (Lancelot ou le Chevalerie de la charrette, vers 1160-1170) qu’à celle de Bruce Bégout (Lieu commun : le motel américain, 2003) ? J’emprunte le concept de « territoires psychotropiques » au professeur de psychologie portugais Luís Fernandes (O sítio das drogas : etnografia das drogas numa periferia urbana, 1998).

19 décembre 1522 passé de quelques siècles
« En ce temps-là, les moines-soldats erraient dans la dépression sèche qui ceint le Crac des Chevaliers. »
Imparfait présent, il me semble que seule une discordance des temps verbaux peut expliquer la ruine du Crac des Chevaliers. L’imparfait permet de rendre grâce à l’errance de la chevalerie franque pour son antériorité et son itération – vingt années que la dune castrale se dérobait sous leurs pas – tout en connotant le caractère passé de cette aventure, aujourd’hui laissée à l’exégèse des historiens médiévistes ou à la discrétion des forces spéciales. Le présent démontre quant à lui que, malgré sièges, errances, abandons, visites, occupations et bombardements, c’est toujours dans le désert que le Crac se perd.

25 août 1270 passé de quelques siècles
« En ce temps-là, les moines-guerriers erraient dans la dépression sèche qui ceint le Crac des Chevaliers. »
Je me suis converti à la vilenie de l’idée de solde que renferme « moines-soldats ». J’envisageais « Moines-miliciens » pour rendre le milites de Bernard de Clairvaux, mais je reconnais que cela sonne trop bérets noirs et fusils-mitrailleurs Sten. Je choisis donc de me ranger derrière l’historien médiéviste Alain Demurger, auteur d’un ouvrage intitulé Moines et Guerriers, les ordres religieux-militaires au Moyen-Âge (2010).

2 juin 1098 passé de quelques siècles
« En ce temps-là, les moines-chevaliers erraient dans la dépression sèche qui ceint le Crac. »
Je reviens à l’idéal chevaleresque contre l’expression « moine-guerrier », peut-être rigoureuse scientifiquement, mais trop imprégnée de l’esthétique syncrétique des films de kung-fu médiévalisants disponibles en intégralité sur Youtube, du style Shaolin contre Wu-Tang contre Rōnin contre Gens d’armes.

4 juillet 1187 passé de quelques siècles
« En ce temps-là, les croisés erraient dans la dépression sèche qui ceint le Crac des Chevaliers ».
Incapable de trouver des réponses satisfaisantes aux deux questions qui me hantent (Qui suis-je pour écrire Crac ? Qui est la plus lourde entre la répétition de chevaliers et l’armure de plates ?), je retourne au christianisme.

4 décembre 1110 passé de quelques siècles
« En ce temps-là, les croisés erraient dans la dépression sèche qui ceinture le Crac des Chevaliers ».
Comment le Crac peut-il être « ceint » alors que sa chute plonge la chevalerie occidentale dans un désert de pénitence qui se resserre autour de ses remparts non comme un siège, mais comme un cilice ?

22 juillet 1209 passé de quelques siècles
« En ce temps-là, les croisés erraient dans la dépression sèche qui ceint le Crac des Chevaliers ».
Sauf à considérer, d’un point de vue psychotropique, que le relief, cette plaine d’effondrement désertique qui surélève le Crac, l’arme ?

22 juillet 1099 passé de quelques siècles
« En ce temps-là, les croisés erraient dans la dépression sèche qui couronne le Crac des Chevaliers ».
Lorsqu’au lendemain de la reprise de Jérusalem, les barons croisés offrirent à Godefroy de Bouillon le titre de roi, celui-ci refusa de porter une couronne d’or là où le Christ avait porté une couronne d’épines. Il se contenta d’une couronne de sable.

14 juillet 1683 passé de quelques siècles
« En ce temps-là, les croisés erraient dans la dépression sèche qui sangle le Crac des Chevaliers ».
Le Crac est un toponyme psychotropique, c’est entendu, mais le manque que sa perte suscite ajouterait-il à la discordance des temps celle des méthodes : pourquoi une sangle ?
Ajout marginal du 24 août 2019
J’ai confondu sangle et garrot.

5 avril 1525 passé de quelques siècles
« En ce temps-là, les croisés erraient dans la dépression sèche qui assiège le Crac des Chevaliers ».
Croisade et désertification du monde : le lent siège du désert ensable le Crac des Chevaliers et m’assèche.

Publié le 19 novembre 2019
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