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Cauchemars d'historiens - 7 : Jean Réchaud ou le séparatiste muwatalliste

Étudier le passé pour mieux comprendre le présent, l’astuce est connue. Il arrive cependant que la recherche historique ne se termine pas par la mise en demeure du contemporain, mais par la mise en cellule de son praticien. Les études de cas qui suivront, résultats de différentes enquêtes dont j’ai été chargé par différentes autorités à différentes époques, portent sur des historiens qui entretiennent un rapport pathologique à leur sujet de recherche et présentent de ce fait un certain nombre de facteurs de risque de régression temporelle. Chaque étude de cas se propose d’analyser les travaux de recherche de l’individu traité avant d’en exposer les symptômes par la transcription d’un extrait de cette « œuvre ».

« L’Histoire est un cauchemar qui m’a réveillé trop tard », Paul de Damasquin, Quarantaine d’ost (manuscrit saisi, 2019).

Cauchemar 7 Illustration n°1
Légende : Photographie personnelle de l’historien australien Trevor Bryne intitulée « Figure 18.3. Three-man hittite chariot, Luxor », reproduite à la page 173 de son ouvrage « Warriors of Anatolia. A Concise History of the Hittites » (I.B. Tauris, 2019). Longuement commentée dans le manuscrit de la thèse de Jean Réchaud (p. 498-566), cette photographie y est érigée en preuve ultime de la validité du résolutionnisme muwatalliste.

Étude de cas

Il fut un temps où le positivisme constituait une barrière mentale suffisamment puissante pour garder les antiquisants des tentations inflationnistes auxquelles les a toujours soumis la finitude de leurs objets. La saturation des sources écrites et la situation géopolitique des cimetières épigraphiques faisaient de l’Antiquité un champ clos, pacifié et serein. C’était sans compter les effets potentiellement délétères de la massification et de la vulgarisation des connaissances qui découlaient de cette finitude : n’importe quel étudiant de première année de licence allait finir par savoir que la victoire de l’armée thébaine sur l’armée spartiate à Leuctres en 371 avant J.-C. s’expliquait par l’usage de la tactique de l’ordre oblique. Le samedi 2 avril 2022, prétextant un « parallèle troublant » avec une manœuvre des troupes russes contre les tranchées ukrainiennes dans la région de Kharkiv, manœuvre qu’il prétendait avoir élucidée comme une offensive oblique (via des images satellites illisibles), un doctorant spécialisé dans l’art béotien de la guerre du nom de Robert Soufe publiait une série de messages sur le réseau social Twitter dans lesquels il détaillait la tactique déployée par le général thébain Épaminondas à Leuctres : rupture avec la norme, concentration des troupes à l’extrême gauche, choix du déséquilibre, enfonçage de l’extrême droite, massacre de l’élite spartiate qui y était positionnée. Cette présentation biaisée, couplée au choix de la date du 2 avril (célébration traditionnelle des premiers attentats de groupe terroriste allemand Fraction armée rouge), suffirent à convaincre les quelques suiveurs de Robert Soufe (dont plusieurs de nos robots) que cette instrumentalisation des événements russo-ukrainiens cryptait l’annonce d’une entrée en clandestinité au sein d’un groupuscule d’ultra-gauche déterminé à porter le fléau de la guerre civile sur le territoire de la République française.

Comme nos services l’ont immédiatement repéré, la méthodologie de Robert Soufe n’a pas tardé à faire exemple auprès d’antiquisants décidés à se séparer de la science. Devenu, le 2 mai 2022, docteur de l’Université suite à la soutenance publique (voir les bandes de vidéo-surveillance annexées au dossier) d’une thèse peu célébrée consacrée à ce qu’il pensait être la démonstration définitive que la bataille de Qadesh de 1274 avant J.-C. s’est résolue par l’écrasante victoire de l’armée hittite de Muwatalli II sur l’armée égyptienne de Ramsès II, Jean Réchaud est un de ces séparatistes. En brandissant cette thèse, il revendique son appartenance à la fraction historiographique résolutionniste qui entend prouver à son éternelle rivale, la fraction irrésolutionniste, qu’il est possible de résoudre l’aporie que constitue depuis des millénaires l’issue de la bataille de Qadesh. Désireux de porter le fer hors du champ académique, Réchaud s’est affirmé comme le fondateur d’une sous-fraction particulièrement radicale, les résolutionnistes muwatallistes, vouée non seulement à démontrer par tous les moyens que l’armée hittite de Muwatalli II l’a emporté à Qadesh, mais aussi à s’inspirer de ses doctrines opérationnelles pour conduire leur guerre séparatiste. Grâce au soutien et au financement actifs de nos services, une contre-fraction modérée, les résolutionnistes ramsésiens, a été fondée pour combattre ces extrémistes et dénoncer comme complotistes toutes les théories muwatallistes qui assimilent les innombrables sources égyptiennes célébrant la victoire de Ramsès II à un mensonge d’État.

Selon Réchaud et ses sectateurs, la victoire hittite à Qadesh aurait été assurée par une innovation tactique sans précédent : l’usage de fantassins voltigeurs armés de haches embarqués à bord des chars de combat comme troisièmes hommes (en plus du pilote et de l’archer) pour mener des raids éclairs dans le camp égyptien. Jamais à court de comparaisons, Réchaud se permettait, dans la note infrapaginale 2548 de son manuscrit (à la page 637), d’apostropher le « lecteur contemporain » pour lui faire « regarder » « l’utilisation opérationnelle qui pouvait être faite d’un tel équipage sur le champ de bataille de Qadesh » à la lumière de « l’emploi tactique des Brigade de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M), ces escadrons de choc de la République française, dans les manifestations récentes ». La référence obsessionnelle à cette unité de maintien de l’ordre n’a rien d’innocente chez un individu qui était en possession, dans la section de sa bibliothèque privée dédiée aux « sciences sociales », d’un exemplaire pourtant légalement épuisé (indexation niveau 3) de l’édition française originale du pamphlet nazi de l’écrivain américain Norman Spinrad intitulé Rêve de fer, mis en circulation en 1973 par les éditions Opta dans leur « collection anti-mondes ».

Cauchemar 7 illustration n°2

Lors de son troisième interrogatoire, Réchaud a avoué qu’au moment où le président du jury a prononcé, d’une voix conforme à l’impassibilité qui sied à sa fonction, la phrase rituelle qui le déclarait docteur de l’Université, il s’est retrouvé partagé entre le sentiment de toute-puissance que lui inspirait son accession au rang de nouveau grand spécialiste français de l’histoire militaire de l’Empire hittite et une certaine déception face à l’absence d’indignation que ses positions résolutionnistes muwatallistes auraient dû, selon lui, provoquer au sein d’un jury qu’il espérait largement « gangréné » par l’irrésolutionnisme, à l’instar de sa directrice de thèse. Le ministère de l’intérieur ayant pris soin de placer à la présidence du jury de cette thèse un agent résolutionniste ramsésien, celui-ci avait recommandé à ses consœurs et confrères de s’en tenir à une posture scientiste modérée sans relever le caractère séparatiste des conclusions de Réchaud afin d’éviter de transformer cet exercice universitaire en tribune idéologique.

Chargé de l’expertise préalable à la diffusion de cette thèse au-delà du milieu universitaire habilité, je me suis trouvé dans l’obligation d’émettre un avis négatif motivé par la présence à l’intérieur du manuscrit de deux atteintes à la sûreté de l’État : une attaque sous fausse bannière (exergue truqué) et la divulgation d’instructions insurrectionnelles (comparaisons chiffrées).

Exposition des symptômes

  1. Attaque sous fausse bannière via exergue truqué

A.1. Exergue

« Au nord du Proche-Orient, le royaume hittite s’est constitué dès la fin du XVIIe siècle av. J.-C. Son domaine est essentiellement anatolien, mais il est tenté de s’étendre vers le sud, en direction de la Cilicie et de la Syrie du Nord, qu’il domine largement au XIIIe siècle av. J.-C. : c’est à cette occasion que les armées du Hittite Mouwatalli et de l’Égyptien Ramsès II se heurtent en 1274 av. J.-C. à la grande bataille de Qadesh (Syrie centrale), sans qu’il en sorte un vainqueur. »

Maurice Sartre, Empires et cités dans la Méditerranée antique, Paris, Tallandier, 2017.

« Contre Sartre »

A.2. Exégèse

Vénérable antiquisant, spécialiste de l’Orient gréco-romain, le professeur Maurice Sartre n’a jamais pris publiquement position dans la querelle historiographique entre résolutionnistes et irrésolutionnistes et n’a même jamais eu la prétention de se faire théoricien de la bataille de Qadesh. Lors de son quatrième interrogatoire, Réchaud a avoué avoir choisi de placer une citation tirée de cet ouvrage de synthèse modérée en exergue de son manuscrit de thèse et de la faire suivre de la sentence « Contre Sartre » afin d’affirmer son combat contre ce qu’il considère être la « pensée unique irrésolutionniste ». Sur l’oubli de pagination de la citation, contraire à toutes les règles de la déontologie historienne, il s’est contenté de vagues explications fonctionnalistes (le temps lui a manqué pour commander le livre en bibliothèque). Cet oubli inaugural est pourtant le seul à signaler parmi les 721 pages et les 5 511 notes infrapaginales qui émaillent le manuscrit. Je suis en capacité de prouver que cet oubli n’est pas fonctionnaliste, mais intentionnaliste : il doit servir d’indice laissé aux lecteurs complices pour leur faire comprendre que Maurice Sartre n’est que le prête-nom dissimulant la véritable cible de Réchaud. La formulation « Contre Sartre » renvoie explicitement à l’essai Contre Sainte-Beuve de l’écrivain mondain du début du XXe siècle Marcel Proust. Or, s’il est un théoricien qui a pris ses distances avec Marcel Proust, c’est bien le philosophe maoïste Jean-Paul Sartre. Dans le manifeste de sa revue séparatiste Les Temps modernes publié en octobre 1945, Jean-Paul Sartre a, contrairement à son homonyme Maurice, pris publiquement position dans la querelle historiographique entre résolutionnistes et irrésolutionnistes : « Serions-nous muets et cois comme des cailloux, notre passivité même serait une action. Celui qui consacrerait sa vie à faire des romans sur les Hittites, son abstention serait par elle-même une prise de position. L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi ». L’intentionnalité de Réchaud est évidente : récuser Jean-Paul Sartre pour faire de son « roman » sur les Hittites non une abstention, mais une action politique. C’est revendiquer tout à la fois son résolutionnisme muwatallisme, son séparatisme à l’égard de la science et son activisme.

  1. Divulgation d’instructions insurrectionnelles via comparaisons chiffrées

B.1. Comparaisons chiffrées

[Ces onze comparaisons sont tirées du manuscrit de thèse de Jean Réchaud. Leur comparé importe peu].

  1. « … comme la défense active des Hittites à la bataille de Qadesh ».
  2. « … comme la forme du camp de Ramsès II à la bataille de Qadesh ».
  3. « … comme le troisième homme d’un char hittite à la bataille de Qadesh ».
  4. « … comme un mercenaire combattant pour Muwatalli II à la bataille de Qadesh ».
  5. « … comme la largeur d’un char hittite à la bataille de Qadesh ».
  6. « … comme l’intervention des Na’arin à la bataille de Qadesh ».
  7. « … comme le nom des Na’arin à la bataille de Qadesh ».
  8. « … comme les combats du lendemain à la bataille de Qadesh ».
  9. « … comme la traversée de l’Oronte à la bataille de Qadesh ».
  10. « … comme l’occupation finale du terrain à la bataille de Qadesh ».
  11. « … comme le char de Ramsès le Grand après la bataille de Qadesh ».

B.2. Clef de déchiffrement

La première comparaison est accompagnée d’une note infrapaginale faisant allusion au compte rendu des fouilles du site hittite de Has Euyuk fait par l’archéologue Louis Delaporte devant l’Académie des fouilles le 4 septembre 1931. Outre que ce chantier n’a rien à voir avec l’offensive hittite ou avec le site de la bataille de Qadesh, Jean Réchaud prend soin de préciser, en vertu d’un scrupule informationnel dont il est par ailleurs peu coutumier, que « ce jour-là la présidence de séance était assurée par le grand conservateur Étienne Michon », lequel n’est pas connu pour avoir œuvré à la connaissance du monde hittite. Pour le lecteur qui tomberait sur cette note après avoir lu la comparaison afférente, l’attaque sous fausse bannière est à nouveau évidente : ce n’est pas d’Étienne Michon dont il est question, mais de son homonyme, l’écrivain Pierre Michon, auteur d’un roman révisionniste intitulé Les Onze qui a eu son succès d’estime chez les résolutionnistes muwatallistes persuadés que des monuments hittites dédiés à la victoire de Qadesh ont été sciemment détruits par les empires qui ont ultérieurement occupé la Syrie. Ces mêmes résolutionnistes muwatallistes n’ont pourtant pas pardonné à Pierre Michon d’avoir revendiqué, dans un manifeste intitulé Le roi vient quand il veut, l’invention de la comparaison « … comme le char de Ramsès le Grand à la bataille de Qadesh » « pour exprimer une manifestation de force brutale et royale » (p. 240). Lors de son sixième interrogatoire, Jean Réchaud » a reconnu que cet artifice lui a paru « servilement ramsésien » et qu’il s’est servi de sa thèse comme d’un prétexte pour le retourner, à onze reprises, à la gloire du résolutionnisme muwatalliste.

J’ai personnellement mené les sixièmes et septièmes interrogatoires de Jean Réchaud afin de lui faire préciser le sens caché de chacune de ces onze comparaisons.

B.3. Déchiffrement

  1. « … comme le char de Ramsès le Grand après la bataille de Qadesh ».

Contexte : en résolutionniste muwatalliste, Réchaud est persuadé qu’il n’y a que sur les monuments égyptiens érigés après la bataille que le char de Ramsès II l’a emporté à Qadesh.

Déchiffrement : pour exprimer la vacuité (supposée) de la propagande étatique.

 

  1. « … comme la défense active des Hittites à la bataille de Qadesh ».

Contexte : en résolutionniste muwatalliste, Réchaud est persuadé que la cité de Qadesh appartient légitimement à l’Empire hittite et que l’invasion vient d’Égypte.

Déchiffrement : pour exprimer le déclenchement d’une attaque éclair menées par des troupes séparatistes afin de repousser les forces étatiques venues reprendre ce qui leur appartient.

 

  1. « … comme la forme du camp de Ramsès II à la bataille de Qadesh ».

Contexte : les fouilles archéologiques ne permettent pas d’établir de manière certaine le niveau de fortification du campement établi par l’armée égyptienne.

Déchiffrement : pour exprimer l’impossibilité de définir la cible étatique et donc la nécessité pour les séparatistes de recourir à une violence terroriste et aveugle.

 

  1. « … comme le troisième homme d’un char hittite à la bataille de Qadesh ».

Contexte : en résolutionniste muwatalliste, Réchaud est persuadé qu’il n’y a qu’à Qadesh que l’armée hittite a eu recours à l’innovation tactique du troisième homme ajouté à l’équipage traditionnel des chars de combat afin de mener des raids dévastateurs dans les rangs égyptiens.

Déchiffrement : pour exprimer la formation et le déploiement de combattants séparatistes d’un genre nouveau.

 

  1. « … comme un mercenaire combattant pour Muwatalli II à la bataille de Qadesh ».

Contexte : les sources égyptiennes affirment que l’armée de Muwatalli II était massivement composée de mercenaires ; les sources hittites privilégiées par Réchaud n’en disent rien.

Déchiffrement : pour exprimer l’invisibilité de ces combattants furtifs dans les archives officielles de l’État.

 

  1. « … comme la largeur d’un char hittite à la bataille de Qadesh »

Contexte : d’après Réchaud, la présence d’un troisième homme à bord des chars de combat hittites a nécessité de les élargir, ce qui rendrait impossible une attaque sur un large front et prouverait la tactique des colonnes furtives destinées à pénétrer en profondeur dans les rangs égyptiens.

Déchiffrement : pour exprimer l’adaptation logistique et stratégique des séparatistes à la guérilla.

 

  1. « … comme l’intervention des Na’arin à la bataille de Qadesh ».

Contexte : l’intervention de cette troupe d’élite égyptienne fut décisive pour repousser l’offensive hittite.

Déchiffrement : pour exprimer l’inévitable riposte d’une troupe d’élite rompue à la contre-insurrection (nos agents).

 

  1. « … comme le nom des Na’arin à la bataille de Qadesh » ().

Contexte : cette troupe d’élite égyptienne est dotée d’un nom sémitique qui suscite de nombreuses théories historiographiques sur ses origines.

Déchiffrement : pour exprimer l’identité mutante de cette troupe d’élite (nos agents).

 

  1. « … comme la traversée de l’Oronte à la bataille de Qadesh ».

Contexte : Réchaud récuse l’existence d’un mouvement de panique au sein d’une armée hittite débordée par les Na’arin et contrainte de fuir à travers le fleuve Oronte au prix de lourdes pertes.

Déchiffrement : pour exprimer les déroutes fictives mises en scène par les séparatistes afin de faire croire à leur défaite.

 

  1. « … comme les combats du lendemain à la bataille de Qadesh ».

Contexte : de timides escarmouches auraient été tentées le lendemain de part et d’autre, sans conduire à une bataille rangée.

Déchiffrement : pour exprimer l’échec (supposé) de toute entreprise contre-insurrectionnelle.

 

  1. « … comme l’occupation finale du terrain à la bataille de Qadesh ».

Contexte : en résolutionniste muwatalliste, Réchaud est persuadé que l’armée hittite est restée maîtresse du champ de bataille et de la cité de Qadesh après avoir mis en déroute l’armée égyptienne.

Déchiffrement : pour exprimer l’ancrage (supposément) inexpugnable du séparatisme au cœur de l’État.

Publié le 10 mai 2022
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