Cauchemars d'historiens - 4 : Arnaud Esculape ou l'historien vigilant
Étudier le passé pour mieux comprendre le présent, l’astuce est connue. Il arrive cependant que la recherche historique ne se termine pas par la mise en demeure du contemporain, mais par la mise en cellule de son praticien. Les études de cas qui suivront - toutes fictives - portent sur des historiens qui entretiennent un rapport pathologique à leur sujet de recherche et présentent de ce fait un certain nombre de facteurs de risque de régression temporelle. Chaque étude de cas se propose d’analyser les travaux de recherche de l’individu traité avant d’en exposer les symptômes par la transcription d’un extrait de cette « œuvre ».
« L’Histoire est un cauchemar qui m’a réveillé trop tard », Paul de Damasquin, Quarantaine d’ost (manuscrit saisi, 2019).
Étude de cas
Arnaud Esculape était déjà de ces professeurs d’histoire non consolés d’appartenir à l’État, cette communauté humaine qui à l’intérieur d’un territoire déterminé (le « territoire » appartient à sa caractérisation), revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime. Le 10 septembre 2019, jour de soutenance de sa thèse d’histoire médiévale intitulée « Les manuscrits d’escrime : codifications et illustrations d’un art martial occidental (XIIe-XVIe siècles) », au moment du pot de clôture, en Sorbonne, après boire, il s’était fait connaître du petit milieu des bretteurs reconstitutionnalistes pour une conversation à bâtons rompus qui l’avait opposé à un membre du jury en désaccord avec son interprétation de la planche 214 du manuscrit germanique dit Codex Wallerstein : il s’agissait de savoir quelle action, entre le coup d’estoc en demi-épée porté au sternum et le mordhau de taille porté à la tempe, était décisive ; une fracture ouverte au sternum, le membre du jury fut évacué en ambulance, tandis que nos examens ont montré que même si Esculape n’a jamais voulu le reconnaître, il souffre depuis le mordhau reçu d’une surdité presque totale de l’oreille gauche. Faute de plainte d’un des duellistes, ce déchaînement de violence resta sans suite. Esculape parvint, sur la foi de son curriculum vitae, à se faire recruter comme chargé de cours dans une université de province où il espérait pouvoir implanter des séminaires expérimentaux d’escrime médiévale susceptibles de lui attacher une clientèle de jeunes hommes amateurs d’armes blanches et de costumes.
Il est heureux que la suspension d’Esculape – que suivront rapidement sa radiation et son internement – soit intervenue avant que sa réputation de champion de l’autodéfense historienne ne dépasse le cercle des cinq étudiants (dont deux agents infiltrés) qui se sont connectés le mercredi 21 octobre 2020 à 19h sur la plateforme numérique Zoom pour assister à la séance « Les manuscrits d’escrime : codifications et illustrations d’un art martial occidental au Moyen Âge » qu’Esculape dispensait dans le cadre de la préparation à la question d’histoire médiévale « Écrit, pouvoirs et société en Occident du début du XIIe siècle à la fin du XIVe siècle (Angleterre, France, péninsule Italienne, péninsule Ibérique) » mise au programme de l’agrégation externe d’histoire 2021.
Esculape s’était déjà signalé deux jours plus tôt, le 19 octobre 2020, lorsque, convoqué par son gestionnaire administratif pour lui remettre un exemplaire d’une attestation relative à sa responsabilité civile pour l’année en cours, il s’était présenté en armure complète (solerets et gantelets compris) et avait traversé les couloirs, lent et implacable, jusqu’au bureau 027. Les images, tournées par les téléphones portables de personnels présents sur place, ont un temps circulé sur les réseaux sociaux avant de tomber dans les oubliettes du référencement sans avoir suscité de ralliements manifestes. Interrogé sur cet épisode, Esculape affirme qu’il réalisait une expérience sur le « sentiment de l’armure » en vue d’une publication future : il s’agissait de savoir si, portée au quotidien, l’armure complète peut se faire oublier, malgré l’embarras des gantelets, la raideur du gorgerin ou le bruit des solerets. Esculape cache à dessein (au contraire de l’historique de son navigateur internet imprudemment conservé) que c’est son visionnage durant le week-end des films RoboCop de Paul Verhoeven et RoboCop 2 d’Irvin Kershner qui lui a donné l’idée de traverser des couloirs en armure.
Cette procession aurait pu n’être que ridicule ou de mauvais goût si elle n’était pas l’expression sincère d’une mentalité obsidionale et factieuse. Transcrites ci-après, les notes prises par nos deux agents infiltrés dans son cours du 21 octobre confirment en effet la volonté d’Esculape de se servir du support d’enseignement agrégatif que lui offre l’université pour recruter et former une milice de futurs enseignants vigilants dont le travail scientifique serait entièrement tourné vers la pratique, documentée et fidèle, du combat médiéval considéré comme « forme pure d’autodéfense occidentale ». Comme dans les vieux vigilante movies des années 1970-1980 (dont Esculape, malgré sa réprobation des armes à feu ignobles et niveleuses, s’avoue amateur, même s’il veut faire croire qu’il leur préfère Knightriders de Sergio Romero), l’auto-justice vire d’autant plus facilement au fascisme qu’elle se double d’une défiance envers les forces chargées de faire respecter le monopole étatique sur la violence physique légitime et le port d’armes (d’où la vidéo « chevalier contre CRS » comme suite logique à la vidéo « chevalier contre janissaire »).
Il est heureux que la pandémie et le maintien dans l’enseignement supérieur des cours à distance ont empêché Esculape de transformer ses cours en stage commando de chevalerie comme il l’escomptait. À distance, son dispositif ne pouvait reposer que sur la subjugation par l’image, sans possibilité pour le public d’éprouver corporellement la sensation de puissance qu’offre le combat en armure. Réduites à une petite fenêtre dans un coin d’écran, ses phrases d’armes médiévales ne paraissaient pas plus réelles que cette vidéo Youtube dans laquelle, sur une lice au milieu de nulle part pourtant entourée d’une foule en délire, un vétéran des forces spéciales russes affronte à mains nues un brigand de l’Oural.
Exposition des symptômes
Les rapports des deux agents infiltrés ont été anonymisés et joints aux dépositions des trois autres étudiants dans un message publié sur les réseaux sociaux et relayé par divers blogs politisés afin de dénoncer la « dérive vigilantiste » d’un universitaire. Ces cinq témoignages ont permis au conseil d’administration de l’université de remettre Esculape à nos soins, non sans avoir auparavant annoncé sa suspension publique pour manquements graves à la déontologie et au devoir de réserve d’un serviteur de l’État.
Corps-à-corps enseignant et milice d’autodéfense : l’inquiétante dérive vigilantiste d’un professeur d’université
Arnaud Esculape est docteur en histoire et à ce titre il enseigne à l’université de *** depuis 2019. Cinq étudiant.e.s ayant assisté à son cours du 21 octobre 2020 racontent comment une banale séance de préparation à l’agrégation d’histoire s’est transformée sous leurs yeux en une défense et illustration des bienfaits de l’armement sauvage et de la supériorité des formes historiques de la violence occidentale.
Témoignage de Florent*
« Je ne me suis connecté que vers 19h50 parce que le cours d’antique que je devais suivre à 16h n’avait finalement commencé qu’à 17h45 parce que le prof avait eu des problèmes de réseau. Je suis resté jusqu’au bout du cours d’antique parce que je n’arrivais pas à savoir le nombre d’étudiants encore connectés et que je ne voulais pas que le prof me voie me déconnecter et que mon ordi plante si j’essaie de me connecter à deux cours en même temps.
J’ai raté la partie théorique apparemment, quand je suis arrivé le prof montrait comment l’étude des manuscrits d’escrime permettait de reconstituer les techniques de combat utilisées au Moyen Âge. C’était intéressant, mais un peu long parce qu’en plus de montrer et de commenter plein d’illustrations, il reproduisait chaque mouvement en écran scindé. J’avais envie de recentrer le sujet et de lui demander s’il était certain que le public visé par ses planches était bien les combattants en armure dans la mesure où elles n’étaient pas très claires et où les annotations latines, par leur longueur et leur précision, s’adressaient forcément à un public érudit, mais j’avais déjà dans mes fiches plusieurs autres exemples sur les rapports entre l’écrit et la pratique, donc j’ai préféré ne rien dire pour ne pas rallonger la séance.
À la fin il a fait des assauts contre un autre type déguisé et armé sorti de je ne sais où (à un moment j’ai cru reconnaître un gars bizarre de la promo qui venait rarement en cours et ne se connecte jamais depuis le confinement, mais je peux me tromper).
Pour la prochaine séance, il nous a dit de commenter une citation de Shakespeare tirée de Macbeth, acte V, scène 5 : “At least we’ll die with harness on our back”. Il me semble que c’est un peu court comme texte de commentaire historique et que le sujet devrait être libellé en français : au moins nous mourrons avec un harnois sur le dos ??? »
Témoignage de Jean-Charles*
« Le prof a commencé par commenter des illustrations d’un manuscrit germanique du XVe ou du XVIe siècle (ce n’était pas clair). C’était hors zone et hors période au programme. Au bout de cinq minutes, j’ai compris que tout allait être hors programme, donc j’ai baissé le volume audio et réduit la fenêtre du cours sans me déconnecter pour ne pas être noté absent et j’ai continué ma fiche de lecture du manuel Atlande de médiévale. Du coup j’ai raté les combats en armure, j’ai juste entendu des bruits bizarres, des râles ou des craquements de métal. J’étais concentré sur ma fiche et pressé de la finir donc je n’ai pas fait attention, c’est dommage.
Je n’ai pas l’intention de faire le sujet d’entraînement puisque Shakespeare est un auteur trop tardif pour être susceptible de tomber le jour du concours. »
Témoignage de Fabrice*
« Le prof a commencé par dire que les manuscrits d’escrime médiévaux doivent être lus “comme le bushido de l’Occident”, ce qui n’a aucun sens et démontre sa méconnaissance de l’histoire du Japon (il doit avoir vu trois films de Kurosawa et penser avoir tout compris aux samouraïs). Il a prononcé je crois 57 fois le mot “Occident” et ses dérivés, mais après tout il est au programme.
Les combats étaient assez mous, mais rien à dire, il maîtrise les passes et bouge plutôt bien avec une armure qui n’avait pas l’air en plastique.
Pour le sujet sur Shakespeare, il a dit que c’était un bon sujet d’entraînement pour l’épreuve “Agir en fonctionnaire éthique et responsable” (il n’a pas l’air de s’inquiéter du fait que cette épreuve a été supprimée depuis au moins cinq ans). »
Témoignage de Laura*
« Même si ce n’était pas le professeur chargé du cours magistral et si le sujet était une niche historiographique, je me suis connectée parce que je suis médiéviste. J’ai rapidement compris que je n’apprendrais rien d’utile pour le programme et même rien tout court puisque j’avais déjà lu le livre de Daniel Jaquet et regardé ses vidéos de reconstitution sur Youtube, largement mieux faites que celle du chargé de cours d’aujourd’hui (je n’ai pas retenu son nom). Comme il était déjà tard et que j’avais commencé mon fichage à 7h du matin, je suis resté pour le spectacle. J’ai juste noté quelques phrases qui m’ont fait rire :
“Enseigner, c’est combattre”
“Pour comprendre la supériorité dans le combat à pied du chevalier en armure lourde, vous n’avez qu’à étudier la démarche de Peter Weller dans RoboCop ou admirer une charge de CRS”
“Le kevlar est le harnois des médiocres et des vulgaires”
“L’escrime historique doit être la réponse de la communauté historienne” (à quoi ?)
“De la littérature, je connais surtout l’Introduction à l’emploi des armes blanches” (citation qui n’est pas de lui)
“Arrêter de me saouler avec votre amour courtois !”
“Il faut répondre au Moyen Âge par le Moyen Âge”
“Agissons en fonctionnaire éthique et responsable : mourrons au moins en harnois” »
Témoignage de Clément*
« Les phrases d’armes n’étaient pas filmées en direct, elles ont été enregistrées et remontées. Il est toutefois possible de confirmer avec certitude que M. Esculape se cachait bien sous l’armure complète du combattant identifié comme le “chevalier occidental” puisqu’il retire son heaume entre chaque enchaînement effectué pour décompenser et commenter les mouvements. À aucun moment son adversaire n’est identifié. Il est dissimulé d’abord sous une cagoule de “janissaire oriental” puis la même cagoule devient celle d’un “CRS croisé dans la rue”. Je me suis même demandé si ce n’était pas lui qui se cachait aussi sous cette cagoule, ce qui signifierait qu’il se serait mis en scène s’affrontant lui-même (Fight Club avec des épées quoi). Cela supposerait un talent certain pour le montage et le trucage visuel car le résultat est propre.
Dans la première séquence, M. Esculape effectue sans peine des séries de parades et de ripostes – potentiellement létales si elles avaient été portées – avec une épée longue et une dague contre son adversaire (le “janissaire oriental” ou lui-même) qui l’attaque de façon désordonnée avec un marteau et une feuille de boucher.
Dans la seconde séquence, M. Esculape tient son épée par la lame pour repousser un adversaire (le “CRS croisé dans la rue” ou lui-même) qui tente de le circonvenir avec un bouclier anti-émeute et une matraque de service.
La prochaine séance doit (devait) être consacrée à la défense contre les armes lourdes : fusils d’assaut et boucliers sarcophages.
Il a terminé en soumettant deux citations à notre commentaire historique pour préparer la prochaine séance (qui n’aura pas lieu) :
“Au moins nous allons mourir avec une armure sur le dos” (William Shakespeare, Macbeth, Acte V, scène 5, vers 1600). (Le programme s’arrête à la fin du XIVe siècle)
“De la littérature, il connaissait surtout l’Introduction à l’Emploi des Armes blanches” (Ernst von Salomon, La Ville, 1933). (Le programme s’arrête à la fin du XIVe siècle et l’Allemagne est hors-zone). »
*les prénoms ont été modifiés.