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Cases-mémoire, images-mémoire(s) de la guerre d'Espagne

Pour ce nouvel épisode de la série des « cases-mémoires », dédiée à la fabrique des images de bandes dessinées, Vincent Marie suit dans "Bella Ciao" de Baru la trace d'un foulard rouge, noué autour du coup d’un jeune combattant fauché par une balle lors de la guerre d’Espagne. Il tire ainsi, au cours de l'enquête, le fil d'une histoire populaire de l'immigration italienne.

Des images demeurent gravées dans notre mémoire. Ainsi, dans sa dernière bande dessinée Bella Ciao, le dessinateur Hervé Baru présente un jeune combattant fauché par une balle dont la trajectoire, figurée par un trait, traverse le dessin. Nous sommes sur le front d’Aragon pendant la bataille de Caspe, en 1938. D’origine italienne, ce soldat s’appelle Ezio Zampetti, né le 1er mars 1914 à Auboué en Meurthe et Moselle, en Lorraine. En 1937, Ezio a 23 ans[1] lorsqu’il quitte son village natal pour l’Espagne. Il s’engage comme volontaire communiste dans la brigade internationale Garibaldi et s’implique dans le camp républicain lors de la guerre civile.

Baru, Bella Ciao, Futuropolis, 2020, p.114.

À regarder cette vignette de Baru, notre imaginaire historique de la guerre d’Espagne se met en éveil. En effet, si ce dessin en noir et blanc interpelle notre mémoire, c’est parce que le cadrage en légère contre-plongée et la posture de ce milicien en train de tomber, son bras tendu en arrière, renvoie à une autre image. La case semble décalquée de Robert Capa : prise dès le début de la guerre d’Espagne, le 5 septembre 1936, cette photographie elle aussi en noir et blanc fige dans la mort un combattant républicain fauché par une balle dans un cadre naturel de collines et de montagnes. Cliché d’un moment fatal.

Mort d’un soldat républicain, photographie de Robert Capa, 5 septembre 1936, Espagne.

D’abord publiée dans le magazine Vu, la photographie de Capa est accompagnée par un second cliché, montrant un autre soldat qui tombe au même endroit, manifestement à la même heure. La force de ces instantanés est de saisir un moment pris sur le vif, là où Baru se révèle dessinateur du corps en mouvement[2]. Image iconique.

De nombreux périodiques ont par la suite publié la représentation du milicien mais isolée. Dans les années 70, il s’en suit une vive polémique, visant à dénoncer une mise en scène de Capa. Mais les négatifs ont disparu. Quoi qu’il en soit, cette photographie revêt une double signification puisqu’elle est à la fois une allégorie de la défense de la République espagnole et une prémonition de sa chute. C’est donc au titre d’un document emblématique de la guerre d’Espagne et de la photographie d’actualité que Baru s’approprie cette image. Certes le cadrage du dessin n’est pas exactement identique puisque nous voyons sur ce dernier les pieds du protagoniste alors qu’ils sont absents sur la photographie. Capa avait très certainement réalisé son cliché dans la précipitation. Toutefois, à y regarder de plus près, on découvre par rapport à la photographie d’origine, un détail d’importance qui détonne dans la vignette de la bande dessinée. Le milicien de Baru porte un foulard rouge autour du cou. Seule touche de couleur, ce détail invite à la narration séquentielle.

Photographie et détails de la photographie prise à l’occasion de la communion d’Ezio Zampetti, 1926.

Photographie et détails de la photographie prise à l’occasion de la communion d’Enzio Zampetti, 1926.

Photographie et détails de la photographie prise à l’occasion de la communion d’Ezio Zampetti, 1926.

Il faut alors reprendre l’histoire à rebours et revenir à l’enfance d’Ezio pour comprendre l’importance de ce bout de tissu. Quelques pages plus avant dans l’album, Baru met en scène des gamins dans leur village natif. Ils reviennent d’une « balilla », cette organisation de jeunesse sur le modèle des scouts anglo-saxons à laquelle des enfants et adolescents italiens ont participé à des fins d’éducation patriotique et d’apprentissage du maniement des armes, dans le contexte de l’Italie fasciste. De retour de « cette colonie du Duce », en descendant du car, les enfants sont fiers de chanter Giovinezza, chanson fasciste à la gloire de Mussolini. Entre stupeur et fierté, les villageois accueillent les gamins. Mais un des gosses manque à l’appel, c’est le petit Ezio. En catimini, il est parti mettre à la poubelle sa chemise noire de balilla. Sa mère, paniquée, finit par le retrouver et le réprimande : « Ahhh ! Mais qu’est-ce que tu fais malheureux, Donne-moi ça tout de suite ! (…) une chemise toute neuve et c’est de la bonne qualité en plus (…) qu’est-ce qu’ils vont penser, les autres, qu’on est tellement riches, que tu peux jeter une chemise comme celle-là à la poubelle ?! [3]».

Ellipse. On se situe maintenant dans la cuisine familiale. La mère de famille raconte l’épisode à son mari. Celui-ci l’écoute assis, en bout de table, dans une posture de patriarche. Il porte un foulard rouge. Ezio rétorque, crie que c’est une chemise de fasciste. Alors, le père se lève pour intervenir. Le gamin tente de se protéger avec son bras. Mais au lieu de la gifle c’est l’étreinte. Le père serre son fils dans ses bras : « je suis fier de toi mon fils… t’es un vrai communiste maintenant ». Il dénoue son foulard pour le mettre solennellement autour du cou de son fils. Plan rapproché sur le gamin. Ezio arbore un large sourire face caméra.

Baru, Bella Ciao, Futuropolis, 2020, p.113.

Intervalle d’une dizaine d’années. On retrouve Ezio sur le front d’Aragon en compagnie de ses camarades. Il porte le fameux foulard rouge de son père autour du cou. C’est comme s’il ne l’avait jamais quitté depuis l’enfance. Dans quelques heures, il sera fauché par une balle…

À la fin de cette histoire, on retrouve Baru. Il incarne lui-même un personnage de sa bande dessinée. On comprend que le récit qu’il vient de déployer n’est pas un souvenir personnel. Ezio est l’oncle de Blanche, cette amie de la famille de Baru. Il pourrait être son oncle. Mais après tout qu’importe s’il n’est pas de la famille du dessinateur, Baru est selon ses mots « un raconteur d’histoires (…) un menteur professionnel »[4]. Des Années Spoutnik (2009) à Bella Ciao (2020), l’artiste s’applique à reconstruire la saga des immigrés italiens et, a fortiori, sa propre histoire familiale, au gré des fluctuations de sa mémoire. Il faut dire que Baru est son nom de plume, l’artiste s’appelle en réalité Baruléa. Comme s’il avait voulu gommer la part d’« italianité » qu’il portait en lui… Et pourtant son œuvre s’inspire exclusivement de cette expérience vécue de l’immigration italienne dans le Nord-est de la France[5].

[1] Sur le site Geanet à la notice individuelle de Ezio Zampetti, nous trouvons des informations biographiques issues des sources suivantes : Epopée d’Espagne – Brigades internationales 1936-1939, éditée par l’AVER, mais son nom ne figure pas dans les archives des BI conservées sous forme de microfilms à la BDIC de Nanterres. Le livre Con Mio Padre de Mario Mosciatti (édition communita Montana di Camerino – 2008) que Baru cite à la page 117 de sa bande dessinée et le périodique Bandiera Rossa de Camerinos apportent des compléments d’informations.

[2] MARIE Vincent, « Sport et cultures populaires dans l’œuvre de Baru », dans MELANCON Benoît et PORRET Michel, Pucks en stock, Georg, L’Equinoxe, 2016, p. 247-263.

[3] BARU, Bella Ciao, Futuropolis, 2020, p.110.

[4] Ibidem, p.177.

[5] MARIE Vincent, OLLIVIER Gilles (dir.), Albums, des histoires dessinées entre ici et ailleurs, Catalogue de l’exposition bande dessinée et immigration, Futuropolis, CNHI, 2013 ; MARIE Vincent et CHOSSO Antoine, Bulles d’exil, film documentaire, Calicot production, 2014.

Publié le 26 janvier 2021
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