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Cases-mémoire, images-mémoire(s) de la guerre d’Algérie

C’est un voyage au cœur de la fabrique des images de bandes dessinées que nous vous proposons ici. Un itinéraire au cœur de ces icônes uniques que Pierre Sterckx appelait dans Les cahiers de la bande dessinée en février 1984 : « Cases mémorables ». Autrement dit, ces vignettes qui impliquent que la dimension picturale domine la fonction narrative au point de la supplanter totalement : « images d’une telle valeur qu’elles se passeraient résolument de tout contexte, devenues œuvres à elles seules, tableaux de ferveur encadrés de nuit »

Or, à bien y regarder l’historien voit, dans certaines vignettes de bande dessinée, une mémoire du passé. Elles s’inscrivent dans un régime d’historicité singulier. La narration de l’intrigue entre alors en collision avec l’évidence de l’Histoire. Nous évoquerons ici quelques unes de ces « images en déséquilibre », de ces « cases-mémoire » écartelées entre le récit et l’Histoire.

Dans les œuvres de Halim Mahmoudi (Un monde libre, 2013) et de Fred Neidhart (Les pieds noirs à la mer) deux « images-mémoire » éclairent le parcours intime des artistes et révèlent souvent la reconstruction d’une mémoire blessée et meurtrie de la tragédie franco-algérienne. Quand la photographie et le dessin se rencontrent, les images deviennent plus que des représentations, elles se constituent comme les icônes d’une mémoire collective.

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Sans rien montrer du massacre, la célèbre photographie de l’inscription « Ici on noie les algériens » est devenue une icône. Depuis 1998, le collectif « 17 octobre contre l’oubli » s’est emparé du cliché pour le reproduire sur des tracts, des affiches ou des autocollants. L’image témoigne donc aujourd’hui des violences du 17 octobre du 1961 en même temps qu’elle s’insère, par sa récupération militante, dans une histoire mémorielle de la guerre d’Algérie. En 2013, Halim Mahmoudi se réapproprie librement le visuel pour réaliser une des planches de l’album Un monde libre. Mais, là où la force de la photographie originelle est à chercher dans la représentation d’un Paris éternel, silencieux et minéral, chez Halim Mahmoudi c’est l’originalité de la composition de la planche qui donne à l’image une nouvelle puissance d’évidence. Les acteurs des évènements sont bien présents et les violences policières sont montrées sans détours : coups de matraque et noyades dans la Seine. Le dessinateur n’hésite pas à exposer « la sanglante répression ». Collision du temps, le graffiti « ici on noie les Algériens » est déjà présent alors que nous assistons au lynchage des manifestants algériens. Une autre temporalité, plus contemporaine, se joue aussi à l’arrière plan de l’image. Il s’agit d’un acte d’amour. Deux corps s’embrassent et s’enlacent. La temporalité historique de l’événement s’entrelace avec celle du conte qui sert de narration à l’album. Et si l’amour de son prochain était la seule issue possible… Enjeux d’une mémoire blessée, les symboles du drapeau algérien au centre de l’image nous rappellent l’ancrage identitaire des protagonistes de papier.

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En 2013, l’image qui compose la partie inférieure de la couverture de l’album Les Pieds noirs à la mer de Fred Neidhart aux éditions Marabout s’inscrit dans un contexte historique spécifique. Nous sommes en 1962 au moment des accords d’Evian. L’Algérie devient indépendante. Les Français et les Européens quittent le port d’Alger. A l’arrière plan de l’image, on reconnaît aisément l’architecture des bâtiments haussmanniens du front de mer. Sur le pont d’un bateau arborant le drapeau tricolore, des « rapatriés » posent un dernier regard sur Alger. Le père de Fred Neidhart, ancien pied noir, a été interpellé par cette photographie. Elle lui rappelle son histoire et les clichés qu’il a lui-même réalisé lorsqu’il avait quitté l’Algérie. Depuis, il garde en lui et à jamais le souvenir de ce moment où il regardait Alger pour la dernière fois. Il avait alors la certitude qu’il n’y remettrait plus jamais les pieds. Et lorsque son fils lui évoque la possibilité d’y retourner cinquante ans plus tard, il lui explique que pour lui ce territoire a disparu, que « l’Algérie c’est comme l’Atlantide, un continent oublié ».

Le choix de cette image est donc doublement symbolique car d’une part elle parle du départ des Pieds noirs d’Algérie et d’autre part elle évoque, à travers le témoignage de son père, la façon dont les « rapatriés » d’Algérie construisent longtemps après une mémoire de l’évènement.

Pour réaliser cette image, Fred Neidhart s’est inspiré d’un cliché qu’il a trouvé sur un site, par la magie d’internet, le dessinateur a pu correspondre avec le fils du photographe. En composant sa couverture, il s’est permis de prendre des libertés avec sa source d’inspiration originelle. Sur le dessin, on voit en effet, un personnage qui tourne la tête (c’est le grand père du récit) ; par ce geste, il regarde l’objectif, il nous regarde… alors que tous les personnages de la photographie sont tournés vers Alger, vers leur passé…

1 Les cahiers de la bandes dessinée n°56, février-mars 1984, p.67.
2 Dessins et bulles, Bordas, 1972, p.19.

 

 

Publié le 12 mai 2018
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