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Cases-mémoire, images-mémoire(s) de Babylone

Comment comprendre l’entrelacement de la fiction et de l’histoire dans la bande dessinée historique ? À partir de La tiare d’Oribal de Jacques Martin, quatrième album de la série de bande dessinée Alix, Vincent Marie analyse la manière dont y surgissent, derrière le nom de l’imaginaire cité de Zür-Bakal, les traits de Babylone. Apparaît alors toute une toile de représentations iconographiques qui donnent à imaginer l’histoire.

Dans La tiare d’Oribal, le quatrième album de la série de bande dessinée Alix, écrite et dessinée par Jacques Martin en 1958, il est question d’une Babylone imaginaire. Alix accompagne Oribal dans le royaume oriental dont il est l’héritier. Mais les régents ne souhaitent pas l’avènement d’Oribal. Ils mettent tout en œuvre pour empêcher la tiare royale de se poser sur la tête du prince. Lors cette aventure, Alix doit affronter de nouveau Arbacès, son ennemi juré.

Tirant son inspiration graphique des civilisations du Proche-Orient, d’ailleurs pas nécessairement contemporaines de l’Empire romain dans lequel le héros de papier évolue, Jacques Martin propose dans cet album un défilé captivant de belles images tirées de l’Antiquité Babylonienne, perse et assyrienne.

Jacques Martin, La tiare d’Oribal, Casterman, 1966, p. 13.

Arrêtons-nous un instant sur cette vue d’ensemble. Dans cette case, « image fourmillante[1] », selon l’expression du sémiologue Pierre Fresnault Deruelle, on reste fasciné tout particulièrement par la splendide architecture de la ville de Zür-Bakal. La population assiste à un culte en l’honneur du puissant souverain. Du haut des remparts du palais, des hommes observent la procession qui se déploie sur une grande esplanade. Une statue érigée en l’honneur du seigneur occupe le premier plan et souligne le point de départ d’une diagonale qui dynamise l’action. À l’arrière-plan, on devine la présence d’un fleuve, très certainement l’Euphrate. Jacques Martin, refusant ici les facilités d’un grand dessin, atteint son objectif avec une véritable efficacité. Cette image embrasse une certaine étendue de l’espace et peut se lire comme une fresque miniature limitée à quelques indications scéniques. Et « c’est dans cette ambivalence que se situe une part de génie de la bande dessinée (…) Dans cette « case tableau » de quelques centimètres carrés, un monde s’offre et se dérobe à la fois [2] » précise Pierre-Fresnault Deruelle.

Ce monde qui s’offre à nous demeure celui de la fiction. On découvre une ville imaginée par Jacques Martin qui évoque à la fois Babylone et Persépolis. Pourtant, le degré de véracité et de précision des décors emporte le lecteur. De plus, comme pour accréditer la véracité de la fiction, nous découvrons plus avant dans l’album des représentations admirables de bas-reliefs assyriens ainsi que des reconstitutions de jardins suspendus « à la mode de Babylone ». On retiendra aussi l’inévitable vignette finale symétrique où deux superbes taureaux ailés assyriens semblables à ceux de Dûr-Sharrukin entourent les héros. Petite nuance, les statues sont coiffées d’une tiare, reproduction à l’identique de celle que porte Oribal sur l’image.

Jacques Martin, La tiare d’Oribal, Casterman, 1966, p. 36.
Jacques Martin, La tiare d’Oribal, Casterman, 1966, p. 64.
Taureau ailé de Dûr Sarukkin, Musée du Louvre.

Illusion de l’Histoire : à cause du récit qui court, tout reste à la surface des choses. Le monde qui se dérobe serait donc celui de l’Histoire avec un grand H. En Mésopotamie, la notion de divin est liée à l’idée de hauteur. On imagine Dieu dans le ciel, sur un plan plus élevé que l’humanité ; aussi, dès que l’on construit des temples, à l’époque d’Obeid en Mésopotamie, vers 5000 av. J.-C ; on les pose sur une haute terrasse pour les distinguer des habitations humaines. Chez Jacques Martin, le point de vue sur le palais de Zür-Bakal est en plongée. La cité ne correspond à aucune ville répertoriée à cette époque. Le flou de la localisation est tout simplement nécessaire pour garantir « l’effet d’Histoire » au lecteur. En effet, « mentir vrai » constitue une des composantes essentielles de la bande dessinée historique. Il y a donc, contenu dans cette case, un étrange pacte de lecture qui lie l’auteur de bande dessinée historique et le lecteur. Zür-Bakal demeure une cité imaginaire. Par ailleurs, la case se dérobe aussi à nous, car elle tirerait sa valeur historique du fait qu’elle se donne à voir lors d’un moment fugace : celui de l’œil qui glisse sur planche d’une case à l’autre. Elle s’avère donc provisoirement incomplète, tout en faisant miroiter que chaque lecteur peut la compléter plus tard et l’inscrire dans son régime d’historicité antique.

Pierre Fresnault Deruelle l’explique bien : «  la case n’est paradoxalement donnée que pour être aussitôt reprise : ce dessin – sa superficie en atteste – n’est fait que pour être entrevu. C’est dans cet entre deux que tout se met en place[3] ». Peu importe la véracité historique des décors. La case est « un tableau nié ». Pourtant un rien suffirait pour que, prenant notre temps, on puisse accéder au monde représenté. Imaginaire de l’Histoire.

C’est sans doute la conception architecturale de la Babylone du roi Nabuchodonosor II et le décorum de ses monuments officiels qui pénètrent le plus profondément dans la conscience collective. La Bible et les auteurs classiques – particulièrement Hérodote –  ont inspiré les écrivains, architectes et artistes, surtout après la Renaissance et la parution en Europe d’éditions de textes illustrés bénéficiant des techniques nouvelles de l’imprimerie. Ainsi « Babylone en ruines », gravure sur bois de Gustave Doré, qui figure parmi les illustrations les plus poétiques de La Bible. Le caractère mystérieux du graphisme de Doré est admirablement servi par l’art de son fidèle graveur Héliodore Pisan.

Gustave Doré, « Babylone en ruines », vision de Saint-Jean, 1868.

Au début du XXe siècle, on pense au cinéma et à la fresque de D.W. Griffith, Intolérance (1916), notamment à cette séquence issue du quatrième épisode – véritable contre-champ du dessin de La tiare d’Oribal – dans lequel le réalisateur ressuscite Babylone.

Photogramme du film Intolérance de D. W. Griffith, 1916.

Dans l’épisode babylonien, Griffith a réussi le tour de force de reconstituer les murailles de la ville, une salle du trône qui pouvait contenir 5000 personnes, des terrasses de 15 mètres de haut, des éléphants de pierre plus grands que nature… La marche de Cyrus présentée ci-dessus ne comptait pas moins de 16 000 figurants ! Avec ses décors somptueux, plus du tiers du budget total du film, le réalisateur réalisait enfin ce que le XIXe siècle avait vainement cherché : une reconstitution plausible de l’histoire babylonienne qui recrée, sous les yeux du spectateur par la magie du cinéma, la cité antique sans pour autant la vider de sa dimension mythique.

Dans cette perspective, lorsque Jacques Martin cherche à reconstituer visuellement la cité de Babylone dans La tiare d’Oribal mais aussi dans Les voyages d’Alix, il s’appuie sur des références picturales. Ainsi la toile de Maurice Bardin intitulée la ville de Babylone est sans doute une source influente. On y découvre une procession qui s’avance dans la cité par la porte d’Ishtar. Cette reconstruction de Babylone au temps de Nabuchodonosor II a été faite d’après les données archéologiques trouvées par R. Koldewey et Walter Andrae entre 1899 et 1917.

Que ce soit chez Jacques Martin, Gustave Doré, Maurice Bardin ou chez D. W. Griffith, un monde de représentations oscillant entre historisation de la fiction et fictionnalisation de l’histoire se déroule sous nos yeux, une iconographie comme autant de fenêtres ouvertes sur l’Antiquité. La reconstitution n’est jamais qu’un voisin de l’approche historique : comment être certain qu’un fait s’est passé de cette manière ? Impossible, nous n’étions pas là. On ne peut qu’imaginer.

Et là est l’intérêt sans doute de la bande dessinée…

[1] Pierre Fresnault-Deruelle, Images à mi-mots, Les Impressions nouvelles, 2008, p.13.

[2] Ibidem, p13.

[3] Ibidem, p.14.

Publié le 30 juin 2020
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