Cases-mémoire: images-mémoire(s) du ghetto de Varsovie
Dans ce nouvel épisode de la série des « cases-mémoires », dédiée à la fabrique des images de bandes dessinées, l'historien Vincent Marie retrace, à partir de l'album "Yossel, 19 avril 1943. Une Histoire du soulèvement du ghetto de Varsovie" de Joe Kubert, l’histoire d’une image-icône, celle, emblématique, de l'enfant à la casquette du ghetto de Varsovie.
Joe Kubert, légende de la bande dessinée américaine, auteur de Sergent Rock et de Fax de Sarajevo, incarne « l’âge d’argent » des comics américains dans les années 50-60[1]. Originaire de la petite ville d’Yzeran en Pologne orientale, il s’exile en 1926 aux Etats-Unis avec sa famille et grandit dans l’Est de New-York à Brooklyn. Encouragé par son père, le jeune homme cultive une appétence pour le dessin : « Dès que j’ai vu ma première bande dessinée dans un journal, avant même de savoir lire, les images m’ont attiré dans un monde qui m’a tout de suite fasciné. Flash Gordon, Prince Vaillant, la Famille Illico, jungle Jim, Le Fantôme du Bengale, Tarzan, Terry et les pirates, Dick Tracy, The Gumps, Gasoline Alley, Pim Pam Poum, je les considérais comme des êtres vivants. Ce n’était pas juste des images en deux dimensions, en couleurs vives (souvent décalées) cernées de noir. Pas pour moi. C’était çà que je voulais faire. Dessiner des histoires avec des personnages vivants. Quand Tarzan bondissait dans la jungle, je bondissais avec lui. Quand Prince Vaillant déchiquetait l’armure de son ennemi, je respirais derrière son épaule. Si je pouvais arriver à dessiner comme çà… avec cette magie là… »[2].
En 1939, lorsqu’Hitler envahit la Pologne, Joe Kubert âgé de treize ans se rend au collège de dessin et de musique de New-York. En Europe, les nazis créent des ghettos dans le Generalgouvernement (le territoire au centre de la Pologne géré par un gouvernement allemand civil) et dans le Warthegau (une zone de Pologne occidentale annexée à l’Allemagne). Des juifs de Pologne et d’Europe occidentale sont déportés dans ces ghettos, où ils vivaient à l’étroit, dans des conditions insalubres et sans assez de nourriture.
Entre 1940 et 1942, Joe Kubert publie ses premiers croquis alors qu’au même moment en Europe, se met en œuvre l’extermination totale de tous les juifs d’Europe. ce que les nazis nomment par euphémisme « la solution finale à la question juive » c’est-à-dire une politique de génocide organisée et systématique dont les termes procéduraux et géopolitiques sont formulés par les dirigeants nazis en janvier 1942 lors de la conférence de Wannsee, tenue près de Berlin.
Rétrospectivement, cet exil, loin des tourments tragiques de l’Europe, fait surgir le poids d’une culpabilité. En 2000, Joe Kubert, alors au crépuscule de sa carrière, réalise une bande dessinée singulière pour répondre à ce malaise : « Si mes parents n’étaient pas venus en Amérique, nous aurions été pris dans le maelström, aspirés et entraînés à notre perte comme des millions d’autres »[3]. L’artiste se souvient de discussions chuchotées au début du conflit lorsque ses parents recevaient dans leur appartement new-yorkais des visiteurs venus de Pologne : « Après leurs départs, je pressais mon père de questions. Il me disait qu’il se passait des choses terribles dans notre ville d’Yzeran, en Pologne. Des massacres. Des hommes, des femmes, des enfants tués à même les rues. Des familles courant comme des poulets sans tête, emportant tout ce qu’elles possèdent, n’ayant nulle part où aller. Pour moi, ce n’était que des histoires ! Il ne fallait pas les croire. Rien que des histoires pour faire peur »[4]. Dans Yossel, 19 avril 1943, il s’inspire des souvenirs familiaux, de lettres et de documents historiques pour raconter l’histoire du ghetto de Varsovie. Terrés dans les égouts, les derniers survivants attendent l’assaut final. Parmi eux, un garçon de 15 ans, Yossel continue de dessiner les personnages imaginaires, compagnons dans toutes ses épreuves qui l’ont aidé à survivre. Un jour, les soldats de l’armée allemande arrivent dans la ville et demandent à toutes les familles juives de prendre séance tenante leurs affaires pour se rendre dans un quartier de Varsovie. Au terme d’une marche éprouvante, ils se retrouvent entassés dans un petit quartier, à plusieurs dans chaque pièce. La vie s’organise tant bien que mal, dans la hantise des rafles opérées par les nazis. Yossel bénéficie de quelques menus avantages parce que ses illustrations divertissent les autorités allemandes. Un jour, il aperçoit un vieillard au regard fou dans une rue. Il le prend en charge et l’amène à une réunion. Le vieil homme raconte qu’il s’est échappé d’un camp de concentration où il était dans un sonderkommando.
Hanté par les fantômes d’un passé auquel il a échappé, Joe Kubert produit selon ses propres mots « une oeuvre de fiction basée sur un cauchemar qui a réellement eu lieu ». Et ce cauchemar qu’il évoque est peuplé d’images. Parmi elles, une photographie hante la mémoire collective. Sous la menace armée d’un S.S. et de soldats, des civils sortent précipitamment d’un immeuble. Effrayés et hagards, ils sont démunis et lèvent les mains. Légèrement détaché du groupe, un petit garçon en manteau boutonné, culotte courte, chaussettes tirées en dessous des genoux et coiffé d’une casquette trop grande, lève aussi les mains tandis qu’un soldat braque son arme vers lui. Il semblerait que cette image iconique de la seconde guerre mondiale utilisée dans tous les manuels scolaires sous le titre « Arrestation dans le ghetto de Varsovie » ait appuyé le récit. En effet, cet enfant du ghetto de Varsovie ressemble étrangement au petit Yossel dessiné par Joe Kubert. Comme le garçon sur la photo, le personnage de fiction porte une casquette trop ample pour lui. Mais chose étonnante, il arbore une étoile jaune. Or « les juifs du ghetto ne portaient pas d’étoile jaune mais un brassard. Chacun le sait évidemment. Mais visiblement cela n’importe plus »[5] constate l’historien Frédéric Rousseau.
Pourquoi, Joe Kubert a-t-il alors choisi de la faire figurer sur son dessin ? Sans doute parce qu’elle révèle immédiatement toute l’oppression nazie, qu’elle symbolise comme par synecdote ?
Par un même effet, le dessin au crayon[6] permet de conserver un sentiment d’urgence et véhicule l’impression que Yossel est un jeune enfant vulnérable à l’instar du gamin sur le cliché. Image familière, trop émouvante et en quelque sorte aveuglante, elle finit par représenter celle de toutes les victimes de la Shoah. La représentation à l’arrière plan de deux personnages qui traîne une charrette avec des cadavres renvoient aussi à d’autres type d’images de l’horreur des camps qui ont certainement inspirées Joe Kubert[7].
Mais à y regarder de plus près, ce cliché devenu symbole de la barbarie nazie n’a joui de cette notoriété que depuis les années 1970. En effet, en 2009, l’historien Frédéric Rousseau propose une mise en perspective de l’histoire de cette photographie à travers une étude de l’album du SS Jürgen Stroop. Prise à la demande de Krüger, chef suprême de la S.S. et de la police dans l’Est, cette représentation n’est pas isolée. Elle figure à la quatorzième place d’un opus de cinquante-trois images annexées au rapport (récit des actions contre les « bandits juifs ») que le S.S. responsable des opérations, Jurgen Stroop, adresse à Krüger et Himmler ses supérieurs. Replacée dans ce recueil, la photographie revêt alors une autre portée. Car, selon Krüger lui-même, l’ensemble doit témoigner « de nos efforts (…) pour la déjudaïsation de l’Europe et du globe terrestre tout entier »[8]. La légende originale est d’ailleurs sans équivoque : « poussés hors de leurs trous… ». Commentant ces clichés, Frédéric Rousseau identifie un véritable « récit » : l’arrestation systématique des familles juives cachées dans le ghetto incendié, immeuble après immeuble ; leur acheminement vers l’Umschalgplatz, d’où elles étaient déportées à Treblinka ; les « bunkers » précaires dans lesquels elles se terraient ou encore l’élimination des « parachutistes ». Ainsi nommait-on les juifs qui se précipitaient sur le sol, sur l’asphalte et les pavés, du haut des fenêtres, des balcons et des greniers des maisons dont le rez-de-chaussée était en flammes, que, finalement, les soldats achevaient en plein vol.
A travers le témoignage graphique du petit Yossel, Joe Kubert reprend à son compte ce récit visuel et replace ainsi l’histoire de ce jeune garçon dans son contexte historique : celui de l’insurrection du ghetto de Varsovie, même s’il demeure prisonnier de la récupération victimaire de la photographie[9]. En 1969, l’édition anglaise de L’étoile jaune de Gerhard Schoenberner, sans doute source d’inspiration de Kubert, propose en couverture la photographie de l’enfant, isolé, encadré de blanc sur fondu noir.
Nous savons, par Frédéric Rousseau, que, dans cette image, « le soldat qui pointe son arme sur l’enfant est Josef Blöche, bien connu dans le ghetto pour son sadisme. Loin de chercher à susciter l’amitié pour d’impuissantes victimes, l’image avait pour fonction première d’illustrer la force d’âme d’un grand chef, Jürgen Stroop, ainsi que le dévouement admirable de ces troupes d’élite capables de surmonter l’inhumanité apparente de leur mission au nom de l’idéal nazi »[10]. S’appuyant sur les travaux de l’universitaire danois Richard Raskin[11], l’historien français montre par quel processus [12] Là où nous croyons, qu’une image rend compte intégralement de ce qu’elle désigne, Frédéric Rousseau rappelle que « l’œil est un sens qui se dresse, qui s’éduque ; le regard a besoin d’apprentissage et de pédagogues ».
Dans un flot visuel, Joe Kubert raconte « sa » version de l’insurrection du ghetto de Varsovie à travers les yeux d’un enfant qui dessine… Le questionnement que suscite cette image du petit Yossel empruntée à celle du rapport Stroop, dans la lignée des travaux de Roland Barthes[13], Régis Debray[14] et de Jacques Rancière[15], interroge non seulement sur la culpabilité juive d’être resté en vie mais surtout sur notre rapport contemporain au passé à la lumière de la connaissance de la fin de l’histoire.
[1] SCHELLY Bill, Man of Rock, a biography of Joe Kubert, Fantagraphics Books, 2008.
[2] KUBERT Joe, Yossel, 19 avril 1943, Delcourt, 2003.
[3] Ibidem.
[4] Ibidem.
[5] ROUSSEAU Frédéric, L’enfant juif de Varsovie. Histoire d’une photographie, Paris, Seuil, 2009.
[6] On pense aussi au travail de Roman Kramsztyk, artiste qui fréquenta le Café Sienna du Ghetto, où il rencontra Janus Korczak et le pianiste Wladyslaw Szpilman. Plusieurs de ses croquis représentant la misère et la dignité des habitants du ghetto de Varsovie ont été perdue. Roman Kramsztyk meurt en déportation en 1942.
[7] Les dessins de David Olère constituent un témoignage exceptionnel, vérifié par le plan des lieux. L’artiste fut, en effet, membre du Sonderkommando chargé de brûler les cadavres au sortir de la chambre à gaz.
[8] ROUSSEAU Frédéric, op. cit.
[9] MARIE Vincent et LUCAS Nicole (dir.), De la manipulation des images dans les classes, Editions manuscrit Université, 2008.
[10] ROUSSEAU Frédéric, op. cit.
[11] RASKIN Richard, A child at Gunpoint : A case Study in the life of a photo, Aarhus University Press, 2004.
[12]ROUSSEAU Frédéric, op.cit
[13] BARTHES Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
[14] DEBRAY Régis, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard, 1991.
[15]RANCIERE Jacques, Figures de l’histoire, Paris, PUF, 2012.