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Cases-mémoire, images-mémoire(s) de la seconde guerre mondiale

Dans "La Résistance du sanglier", œuvre mémorielle du plasticien Stéphane Levallois, celui-ci retrace dans son récit l'histoire de son grand-père résistant, représenté sous l'apparence d'un sanglier. L'historien et spécialiste de la bande dessinée Vincent Marie revient, pour Entre-Temps, sur ces cases et images des mémoires intimes et collectives de la seconde guerre mondiale.

Stéphane Levallois, La résistance du sanglier, Futuropolis, p. 78

Nous sommes en 1943. Sur cette planche de bande dessinée sans parole, divisée en deux parties, souffle un vent de résistance au cœur de la France occupée. Dans un ciel nocturne obscurci par les temps qui courent, trois avions viennent de parachuter quatre caisses sur un terrain peu accidenté. L’une d’elles fait d’ailleurs la jonction entre les deux vignettes. Il s’agit là d’un acte de ravitaillement des réseaux de Résistance de l’intérieur. Habileté du dessinateur, la disposition graphique des quatre caisses décompose le parcours d’une seule qui atterrit au centre de l’image. Véritable point de fuite, elle fait interagir un groupe de personnages issus de la Résistance locale dont la tâche est de venir récupérer le matériel. Mais dans cette image, quelque chose d’inhabituel attire l’attention. Le personnage représenté à droite au premier plan détonne : il a une tête de sanglier !

Stéphane Levallois, La résistance du sanglier, Futuropolis, p. 78

1978. Le petit Stéphane a huit ans. Il veut aller aux toilettes et peine à se retenir. Mais les WC sont occupés. Sa sœur cadette Fabienne est là avant lui : « t’as qu’à aller aux toilettes au fond de la cour !!! » lui suggère-t-elle. Stéphane rechigne, peste contre sa sœur par l’usage de toutes sortes d’idéogrammes conforme au langage de la bande dessinée. Résigné, il pousse la porte du petit appentis : « Je n’aimais pas le fond de la cour. Tout y était sombre. Je ne me rendais qu’à regret dans les toilettes vétustes situées sur la droite… celles d’avant l’eau courante… dans la maison. Elles faisaient face à un petit cabanon où était entassé du bois[1]». Sortant des toilettes, il laisse échapper un regard vers le petit cabanon. Soudain, de la pénombre de ce réduit qui semble habité, surgit une ombre. Se dessine alors petit à petit les contours d’une silhouette dans l’imaginaire du jeune enfant : celle d’un homme à tête de sanglier, celle de son grand-père. Sur une image d’une beauté plastique saisissante, l’enfant au premier plan observe cet homme à la carrure imposante, à tête de sanglier. Fantôme du passé. Quelques pages plus loin, cette vision semble se superposer au rêve du jeune garçon : « Stéphane ? Réveille-toi ! Le dîner est bientôt prêt[2]» lance sa grand-mère.

Stéphane n’a pas connu son grand-père et « pourtant, l’évocation de Bernard qui est aussi mon second prénom revêt pour moi une dimension presque mythique » explique-t-il. Plus avant dans le récit dessiné, il annonce son projet. Dans le trajet en voiture qui le conduit, enfant, à Selles sur Cher, il précise le lien qui le lie à cet aïeul :

« Ma mère me disait souvent que je lui ressemblais beaucoup. Que nous avions des traits de caractère en commun. L’amour qu’elle me portait faisait écho à celui qu’elle portait à son père. Elle se surprenait à le retrouver chez moi au hasard d’une expression… Je ressentais tout le poids de cet héritage avec une certaine fierté. Il me valorisait aux yeux de ma mère… me rendait plus précieux. Je m’effaçais derrière cette image d’autant plus forte qu’elle était fantasmée. Fruit de la mémoire pour elle (…) de l’imagination pour moi. Mais j’en viens parfois à douter de cette ressemblance, à me questionner sur ce qu’était cet homme et pourquoi il était devenu le héros de ma mère ».

Force du récit mémoriel dessiné, dans La résistance du sanglier, l’artiste-plasticien choisit un dispositif singulier pour évoquer la mémoire de ce grand-père qu’il n’a pas connu :

« Dans la mesure où j’entreprenais une bande dessinée dans un style plus ou moins réaliste, je me devais de coller au visage. Or je ne me voyais pas lui inventer un profil qui n’était pas le sien. J’ai alors pensé à Maus et me suis dit, puisqu’il était dans mon récit vu à travers les yeux d’un enfant, que j’allais le représenter comme un personnage de conte, un peu comme une sorte de grand méchant loup, sauf qu’il s’agirait d’une créature bénéfique[3] ».

Collision du temps. Nous sommes dans les années 70 et pourtant, sur la table de nuit, le calendrier annonce le 12 avril 1942. Continuité spatiale. Là, dans la chambre, le petit Stéphane enfant est présent aux côtés du fantôme de son aïeul. Il l’observe, le regarde méditer devant un médaillon mais deux temporalités différentes les séparent. Ce que l’auteur recherche dans cet entrelacement des époques « un peu à la manière d’Angelopoulos dans Le regard d’Ulysse » et dans une continuité graphique en noir et blanc, c’est de construire « un véritable parallèle, un jeu de basculement de l’autre côté du miroir (…) Je suis un peu gêné par cette perception en noir et blanc que l’on a souvent de la seconde guerre mondiale, qui instaure une grande distance entre hier et aujourd’hui[4] ».

Si dans La résistance du sanglier, Stéphane Levallois évoque son enfance, ses vacances chez sa grand-mère dans le Loir et Cher, l’enjeu mémoriel de son travail s’articule surtout autour de la reconstruction de la figure de ce grand-père, « la première difficulté a été de réfléchir à la façon de mettre en scène quelqu’un que je n’avais pas connu, que je ne connaissais que par le biais de ce qu’on m’avait dit[5] ». Il se livre donc à un travail de remémoration qui consiste à mettre des images sur un vide. Comment raconter la présence du souvenir d’un absent ? Comment reconstruire graphiquement le portrait d’un individu alors qu’on n’en a presque pas d’images[6] ? Alors, pour évoquer le spectre de ce grand-père, Stéphane, le petit fils, dessine, réinterprète, met en scène :

« L’idée du sanglier est venue comme un artifice, pour pallier l’absence de photographies. Je ne disposais en effet pas de suffisamment d’images de mon grand-père pour pouvoir le dessiner. Je n’avais qu’une seule photographie, de face, sur la fin de sa vie, alors qu’il était très affaibli par la maladie[7] ».

Il utilise l’archive : les cahiers de sa mère, des lettres et les récits de son oncle Gérard. Ces sources viennent combler une zone aveugle de son récit familial :

« Ce qui m’a également poussé à faire ce livre, c’est une remarque de ma grand-mère quand j’étais petit. Elle m’avait dit que mon grand-père avait été sauvé par un caleçon. Et je trouvais ça aberrant (…)  Faire ce livre m’a permis d’en savoir plus sur cet épisode énigmatique. Si mon grand-père a eu la vie sauve, c’est peut-être parce que ce caleçon lui a permis, au moment de son arrestation, de jouer les idiots auprès des allemands, c’est surtout parce qu’il avait réussi à jeter son fusil, qu’il s’est fait passer pour un paysan qui passait par là et qu’il n’a pas été dénoncé par ses camarades[8] ».

Dans ses notes sur le pouvoir de la parole, René Daumas explique qu’un « fantôme est un absent entouré de présents ». Là où l’écrivain parle de « trou de mémoire[9] » et explique « c’est la substance trouée qui détermine la forme du trou et non pas l’absence que cette présence entoure (…)  lorsque nous attribuons à un fantôme des intentions, une sensibilité et des mœurs, ces attributs résident non pas dans l’absent, mais dans les présents qui entourent le fantôme ». On peut ainsi éclairer le dispositif graphique de Stéphane Levallois. Son grand-père, Stéphane l’imagine sous les traits d’un sanglier.

Le choix du sanglier s’était imposé au dessinateur non seulement par la fascination qu’exerçait, sur l’enfant, cet habitant des forêts de sa région d’origine mais surtout par l’imprégnation du souvenir des motifs animaliers des pieds d’une ancienne table de famille « dont les origines se perdaient dans le temps[10] ». Le dessinateur raconte qu’elle aurait appartenu aux grands-parents de ses grands-parents. Parmi les quatre animaux représentatifs de la Sologne dont le chien, le renard et le cerf, le sanglier évoque toute une mythologie des Ardennes. Cependant ce choix est surtout indissociable du contexte du récit. En effet, les années d’occupation trouvent, dans la mise en scène des souvenirs reconstruits autour d’un aïeul résistant pourvu d’un faciès de sanglier, leur puissance d’évidence. L’image du sanglier, code héraldique des réseaux de la Résistance locale, s’avère riche de symboles. Stéphane ne s’était pas senti la légitimité de représenter de manière réaliste ce grand-père mythifié. Il faut dire aussi que parmi les présents qui entourent le fantôme, le choix graphique du sanglier n’a pas été si facile à accepter pour la mère et la tante du dessinateur : « j’ai eu du mal à faire accepter à ma mère et à ma tante que j’allais représenter leur père avec « une tête de porc » comme elles me l’ont reproché, et me suis rendu compte à quel point il était compliqué de jouer avec la mémoire familiale en utilisant des personnages qui sont des extensions de l’animation[11] ». Stéphane y voit sans doute un problème de génération car, pour lui, la zoomorphie a construit dans l’art séquentiel une forme de récit allégorique de la seconde guerre mondiale[12].

Si La résistance du sanglier constitue ou se veut une œuvre de transmission de la mémoire, comment reconstruire le mythe de la Résistance autour de la figure de ce grand-père qui « n’était pas non plus Jean Moulin » comme l’avait fait remarquer l’éditeur Sébastien Gaeding ? Raconter les petits actes de résistance, parfois quotidiens, les risques énormes, absolus pris par des individus qui n’ignorent rien de la répercussion de leurs actes pour eux-mêmes et pour leurs proches permet de mettre en scène l’histoire locale et éclaire la planche du parachutage. Ainsi Champcol, un hameau de Selles-sur-cher, est le cadre d’évènements tragiques les 14 et 15 août 1944. Dans ce petit village, l’engagement dans la Résistance s’était organisé autour de responsables locaux comme Louis Chauvier, dont le café-épicerie était le lieu de rassemblement des membres du groupe et d’agents extérieurs. En 1943, un terrain de parachutage près de la ferme de Civray est alors mis en service au sud-est du hameau. Le 12 et 13 août 1944, les résistants de Selles-sur-cher se réunissent pour récupérer du matériel mais l’armée d’occupation en a été informée. Le 14 août vers 7 heures du matin, Henri Vêtu, maquisard, est appréhendé en bicyclette par la garde du poste de Selles-sur-Cher. Il est torturé et livre quatre camarades. Trois camions bondés d’une centaine de soldats allemands arrivent alors au bourg. On entend d’abord des coups de fusil, puis des mitrailleuses sont mises en action à différents points du village. Une vingtaine d’hommes de 16 à 65 ans sont pris en otage et rassemblés dans l’épicerie pour être conduits à la ferme de Civray. Toute la journée des incendies embrasent l’exploitation. L’épicerie est arrosée de pétrole et brûle dans sa totalité avec interdiction donnée aux pompiers d’agir. Les otages sont relâchés vers 20h car il n’y a pas eu de perte allemande durant l’opération. Un jeune maquisard, Pierre Pinault, pourvoyeur d’une batterie de fusils mitrailleurs est capturé pour avoir tenté d’aller chercher son sac de grenades. Avant le départ des camions vers 21h30, Henri Vêtu et Pierre Pinault sont exécutés d’une rafale de mitraillette et achevés par des coups de revolver.

Dans la bande dessinée, plusieurs séquences font allusion à la mémoire de ces évènements. Les décors sont épurés voire quasiment inexistants. Contrairement au cinéma où les décorateurs doivent combler le moindre vide, le dessin s’inscrit dans la suggestion. C’est le lecteur par son imaginaire qui vient combler les espaces, il fait le lien entre les éléments alors que même Stéphane Levallois explique « qu’il n’a pas voulu montrer les deux résistants se faire tuer, comme je n’ai pas pu montrer les yeux qu’on crève en gros plan (…). » Il précise qu’il s’est interrogé « sur la façon de mettre en scène cette violence de la manière la plus pudique qui soit ». En ce sens il propose un déplacement du récit sur l’image d’un enfant qui noie une araignée : « on signifie ainsi la mort par autre chose, selon une technique qui me vient de la narration japonaise : on se sert de quelque chose de distancié pour signifier un événement traumatique ou un état psychologique ».

Lors d’une rencontre organisée à la médiathèque de Selles pour présenter l’album, « des gens pour la première fois se sont mis à parler, à me parler, de leurs souvenirs, de leur vécu. J’ai vu un homme pleurer devant sa femme, un autre me dire que j’avais dessiné son père faisant le guet » souligne Stéphane Levallois. La résistance du sanglier participe de l’élaboration d’une mythologie de la Résistance et s’érige aussi comme l’espace graphique d’un « lieu de mémoire familial ». Avec l’historienne Isabelle Delorme, on admet que la bande dessinée est un médium qui se prête idéalement à traiter des sujets mémoriels et facilite la construction et l’utilisation d’histoires intimes et familiales[13]. Mais la gageure du travail de Stéphane est d’avoir réussi à articuler mémoire familiale et mémoire collective. Ainsi, à l’image photographique de son grand-père dans la dernière planche de l’album fait écho une épitaphe : « une stèle gravée aux noms de Henri Vétu et Pierre Pinault a été érigée sur la route de Champcol sur le lieu de leur exécution ».

In fine, c’est bien le fantôme de cette figure de sanglier qui avait imprégné notre rétine sur l’image du parachutage. En effet, elle fait trace dans l’œuvre du dessinateur. À la fin de La Chambre claire, Roland Barthes rapporte une anecdote à laquelle on ne peut s’empêcher de trouver une correspondance avec le travail de Stéphane Levallois : « Devant les clients d’un café, quelqu’un m’a dit justement : « regardez comme ils sont ternes ; de nos jours, les images sont plus vivantes que les gens[14] ». Ainsi le monde du neuvième art serait hanté par des absences – les images ou les spectres – plus présentes que les présences même des personnages encore vivants et incarnés sur le papier. Dans le récit de Stéphane Levallois, non seulement cette absence se fossilise dans la figure familiale mais on observe aussi une progression dans la lumière, une quête d’universel. Alors le lecteur peut fermer les yeux et, marqué par le récit qui s’est déroulé plus avant, voir surgir à tout moment la figure spectrale à tête de sanglier du grand-père de Stéphane, de notre grand-père idéal…

[1] Stéphane Levallois, La résistance du sanglier, Futuropolis, 2008, p. 20.

[2] Ibid., p. 35.

[3] Entretien avec Stéphane Levallois dans Traits résistants, la résistance dans la bande dessinée de 1944 à nos jours, catalogue publié à l’occasion de l’exposition organisée au centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation, 2011, p. 94.

[4] Ibid., p.97.

[5] Ibid., p. 94.

[6] Il faut dire aussi que l’artiste ne possède qu’une seule photographie qui représentait son grand-père de face et que nous retrouvons en médaillon à la fin de l’album.

[7] Traits résistants, la résistance dans la bande dessinée de 1944 à nos jours, op. cit., p. 94.

[8] Ibid., p. 95-96.

[9] René Daumal, « La pataphysique des fantômes, versions 1939 et 1941 » in Les pouvoirs de la parole, Gallimard, 1972, p. 238 et 239.

[10] Stéphane Levallois, La résistance du sanglier, op. cit., p. 21.

[11] Traits résistants, la résistance dans la bande dessinée de 1944 à nos jours, op. cit., p. 95.

[12] Dans le corpus d’œuvres sur la seconde guerre mondiale, on pense ici particulièrement à The Blitz Wolf de Tex Avery pour le cinéma d’animation mais aussi à des œuvres dessinées comme La bête est morte de Calvo ou encore Maus d’Art Spiegelman.

[13] Isabelle Delorme, Quand la bande dessinée fait mémoire au XXe siècle : les récits mémoriels historiques en bande dessinée, Les presses du réel, 2019.

[14] Roland Barthes, La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980, p. 181.

Publié le 6 juillet 2021
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