Lectures de fin d'année: les conseils de la rédaction
C'est le temps des fêtes, des cadeaux et des lectures qui les accompagnent. La rédaction d'Entre-Temps vous propose quelques idées d'ouvrages à mettre sous le sapin. Des livres plus ou moins récents qui nous ont accompagné.es en cette fin d'année et dans lesquels on vous conseille de vous plonger. En attendant, on vous souhaite de bonnes fêtes et on vous retrouve au mois de janvier !
Joseph Zobel, La Rue Cases-Nègres, Éditions Présence africaine, 1950.
Par Marie-Laure Archambault-Küch
Dans La Rue Cases-Nègres, Joseph Zobel explore les sinuosités d’une enfance dure et douce en Martinique. Situé dans les années 1930 et publié en 1950 aux éditions Présence africaine, ce récit largement autobiographique suit le jeune José alors qu’il passe de l’enfance à l’adolescence.
Le roman est d’abord une peinture de l’amour dont est entouré José en grandissant. Cet amour est celui de la grand-mère maternelle, Man Tine, ouvrière agricole qui élève son petit-fils avec la dureté et la certitude de la nécessité de lui offrir un avenir loin des champs de canne, et donc au plus près de l’école. Il est aussi celui de la mère de José, en poste comme domestique chez des Békés à Fort-de-France. Le fils rejoindra sa mère pour poursuivre ses études jusqu’au baccalauréat, avec, tout au bout du chemin, l’espoir d’une ascension par le mérite.
Les rapports de force de cette société martiniquaise encore coloniale sont omniprésents dans le récit, mais n’en constituent jamais le coeur. Il s’agit bien d’un roman d’initiation: initiation aux injustices et aux souffrances, aux jeux et aux sensations, à la connaissance de soi et des autres. Joseph Zobel excelle à faire ressentir l’existence dans la campagne solaire et rêche, mais aussi la découverte de la ville et de la solitude qui l’accompagne.
La Rue Cases-Nègres pourra sembler loin des frimas de Noël du fait de sa localisation, mais il constitue un très beau récit de famille. En dépeignant avec grâce les pesanteurs et les déchirures de l’affection filiale, Joseph Zobel peut nous aider à porter un regard plus doux sur le grincements qui peuvent, parfois, accompagner les retrouvailles familiales.
Elin Anna Labba, Vies de Samis. Les déplacements forcés des éleveurs de rennes, traduction du suédois de Françoise Sule, Préface de Marie Roué, CNRS éditions, 2022.
Par Philippe Artières
L’ouvrage de la suédoise Elin Anna Labba forme d’un « accrochage », composé de matériaux hétérogènes (archives, photographies, chants), organisés chronologiquement, relate comment entre les années 1920 et 1932, on imposa à une partie des éleveurs Samis de rennes de ne plus pratiquer un élevage « extensif », d’abandonner leur vie nomade dans l’immensité de la plane toundra. Méprisant les accords signés en 1751 donnant à ce peuple autochtone la liberté de circulation sur un large territoire qui n’est pas limité par les frontières nationales, les autorités suédoises firent disparaître une forme de rapport au monde, un paysage. Par la composition de ce long joik, ce chant traditionnel qui se fait ici chronique du déplacement, il constitue le plus efficace plaidoyer pour ces cultures autochtones.
Emmanuelle Dufour, C’est le Québec qui est né dans mon pays !, écosociété, 2021.
Par Rémy Besson
C’est le Québec qui est né dans mon pays! (écosociété, 2021) est un roman graphique conçu par Emanuelle Dufour. Ce projet est issu d’une thèse en recherche-création soutenue récemment à l’Université Concordia (Montréal) intitulée Des histoires à raconter – d’Ani Kuni à Kiuna : Les mémoires graphiques en tant qu’outils de rencontre réflexive et conversationnelle avec les réalités autochtones et allochtones du Québec. Dans ce roman graphique, la chercheuse pose un regard tout à la fois sensible et critique sur l’histoire et l’actualité du colonialisme au Québec. Elle insiste aussi sur l’importance de donner la parole aux autochtones pour qu’ils fassent entendre leur propre point de vue et, pour les allochtones, sur l’importance de prendre leur part dans le développement d’une perspective décoloniale. Comme elle l’explique, cette BD « se veut un outil de préparation à la rencontre, invitant chacun et chacune à écouter son propre tambour intérieur pour inscrire à son tour sa petite histoire au sein du grand récit colonial qui est le nôtre. Ce projet vise ainsi à alimenter la réflexion et le dialogue en vue du projet de guérison auquel nous sommes tous et toutes convié.e.s et qui s’avère plus que jamais nécessaire. »
Jan Clausen [essai] et alii [anthologie de poèmes], Je transporte des explosifs on les appelle des mots. Poésie & féminismes aux États-Unis, Éditions Cambourakis, 2019 [traduit de l’anglais].
Par Louise Gentil
Ce livre en deux parties donne à lire un essai sur les liens entre mouvement féminisme états-unien et production poétique suivi d’une anthologie regroupant une trentaine de poèmes. C’est une chance rare de pouvoir lire rassemblés les mots de bell hooks, Audre Lorde, Adrienne Rich et tant d’autres. Le plaisir est d’autant plus grand que le texte original est mis en regard de la traduction ce qui rend accessible cette sélection pointue de 24 poétesses. L’essai de Jan Clausen permet de comprendre toute la profondeur historique et politique de cette production poétique et offre une grille de lecture marquante des poèmes sélectionnés. Comme un calendrier de l’Avent ou de l’après, il est aussi possible d’aller tout droit aux poèmes et de goûter sans filtre au plaisir de ces mots rarement publiés.
Ce joli livre pourra ravir tout aussi bien les amoureu·ses·x de poésie que celles et ceux qui réfléchissent à la manière dont politique et militantisme se mettent en mots.
Wilfrid Lupano, Léonard Chemineau, La bibliomule de Cordoue, Dargaud, 2022.
Par Margot Renard
En 976, un autodafé de livres considérés comme immoraux est organisé dans la grande bibliothèque de Cordoue par les autorités religieuses. Dans cette ville des arts et du savoir dirigée par des califes omeyyades, l’événement a lieu sous l’œil indifférent de la population dont la majeure partie ne sait pas lire. C’est sans compter Tarid, le bibliothécaire et Lubna, la copiste, qui décident de sauver les manuscrits les plus précieux. Ils sont aidés – bien contre leur gré – par Marwan le vagabond et sa mule récalcitrante transformée en « bibliomule » pour l’occasion. L’aventure jette ainsi nos quatre acolytes sur les chemins dangereux d’Al Andalus, et illustre toute la richesse des circulations et des modes de transmission des savoirs dans le bassin méditerranéen au Xe siècle. Elle permet aussi à Lupano, pour qui la fiction historique est toujours un moyen de réfléchir au temps présent, de rappeler que les « génicides » ont toujours cours aujourd’hui. La notion élaborée par Lucien Polastron dans Livres en feu pour désigner la destruction du génie d’une culture dans le but de la conquérir, a été un des points de départ du scénario. Récompensés par le prix Cheverny des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois, Lupano et Chemineau signent une bande dessinée historique d’une grande qualité visuelle, dont la couverture bleu et or et le dos rond évoquent les manuscrits qui les ont inspirés. On est séduit par les couleurs vives et le dessin expressif de Chemineau, et on s’attache vite aux personnages et à leurs caractères affirmés – y compris à la mule, qui n’en fait évidemment qu’à sa tête. Une belle idée de lecture pour Noël, y compris pour ceux qui ne sont pas familiers de bande dessinée.
Sylvain Pattieu, Nous avons arpenté un chemin caillouteux, Plein jour, 2017.
Par Elisabeth Schmit
Ce livre est une courte et dense histoire de pirates, de pirates de l’air : Jean et Melvin McNair, dont on se trouve, la dernière page venue, comme étrangement émus d’avoir fait la connaissance. D’avoir lu l’histoire de leur chemin caillouteux, de part et d’autre d’un détournement d’avion dont ils furent les auteurs et les acteurs. Un chemin suspendu, hors de notre temps, mais si profondément ancré dans l’histoire des États-Unis des années 1970, de la ségrégation, des luttes âpres. Ce livre est un récit lui aussi suspendu quelque part entre la littérature et l’histoire, mais sans que le texte ne trahisse aucune tension, ou ne s’embarrasse à se trouver quelque part entre l’une et l’autre. Un grand et simple plaisir de lecture.
Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable (Seuil, 1985) et La Nuit sacrée (Seuil, 1987).
Par Florie Varitille
« Appelons-le Ahmed ». Voici comment un père, désespéré de n’avoir que des filles, décide de faire croire à son entourage que son huitième enfant est un garçon. Dans le secret, il élève sa dernière fille pour en faire son héritier et échapper à la honte. En choisissant de lui attribuer un genre, le père montre les ressorts de la construction sociale d’une identité. Dans L’enfant de sable, Tahar Ben Jelloun fait narrer l’histoire par un conteur devant une foule massée sur une place de Marrakech. Il y décrit le parcours d’Ahmed, son éducation, son arrivée à l’âge adulte et sa déchéance progressive. Dans La Nuit sacrée, l’auteur donne enfin la parole à Ahmed qui livre sa propre version. Ces deux livres invitent à réfléchir au trouble dans le genre, avec la magie propre aux contes du désert.