Sous le sapin: nos conseils de lecture
Quelques jours avant Noël, le comité éditorial s'est prêté au jeu des conseils de lecture. Sept livres à offrir ou à lire au coin du feu.. On vous souhaite de belles fêtes !
Zeina Abirached, Le piano oriental, 2015
Par Marie-Laure Archambault-Küch
Autrice franco-libanaise de bandes dessinées, Zeina Abirached propose, avec Le piano oriental, un récit en images interrogeant la place singulière du Liban, souvent décrit comme à la fois ancré dans le monde arabe et influencé par l’Europe.
Construit autour d’une narration double, le roman graphique décrit avant tout l’histoire d’un « piano oriental » imaginé à Beyrouth dans les années 1960 par Abdallah Chahine, l’arrière-grand-père de Zeina Abirached. Ce piano, qui permet grâce à une pédale spéciale de jouer les quarts de ton de la musique orientale sur le clavier d’un piano droit à l’occidentale, matérialise l’hybridité qui caractérise le contexte culturel libanais après l’indépendance. En combinant ces deux mécanismes, il permet au pianiste de passer librement du registre musical oriental au registre occidental, et de s’amuser avec ce basculement d’une tradition à une autre. Dans l’ouvrage, Abdallah Kamanja, le personnage inspiré par l’arrière-grand père de l’autrice, se rend à Vienne pour mettre en œuvre son invention, fabriquée en un seul exemplaire par le dénommé Hofman.
L’histoire du piano, finalement assez simple, est l’occasion pour Zeina Abirached de plonger ses lecteur et lectrices dans le Liban de « l’âge d’or », ces premières décennies après l’indépendance marquées par un essor économique certain et la conviction que le système confessionnel fonctionnait. À travers des illustrations tourbillonnantes, on découvre le Beyrouth d’avant-guerre civile, ses cafés, ses commerces et surtout ses habitant·es. C’est aussi l’histoire d’une ville et de ses quartiers, notamment du centre-ville qui sera largement détruit au cours de la guerre civile, et rasé lors de la reconstruction des années 1990.
Le trait noir et blanc est appuyé, et faussement naïf, tout comme le héros, personnage attachant et rêveur. La mémoire de cet âge d’or beyrouthin est ouvertement nostalgique : l’idée n’est pas de mettre au jour les lignes de fracture déjà existantes, mais de renvoyer à une époque optimiste et joyeuse.
Le piano oriental est aussi une réflexion sur le bilinguisme de l’autrice, qui navigue comme tant de Libanais entre français et arabe au gré des situations et des humeurs, et parfois au cours d’une même phrase. Miroir de son bilinguisme, le piano matérialise cette jonction entre deux langages et deux cultures, l’envie de joindre les rives de la Méditerranée, et la fierté d’incarner une identité hybride.
Ouvrage aux dessins d’une beauté saisissante, Le piano oriental, sans prétendre expliquer le Liban et ses sinuosités politiques, offre un regard plein de tendresse sur un quotidien révolu.
John D’Agata et Jim Fingal, Que faire de ce corps qui tombe, 2015 (traduit de l’anglais, États-Unis, par Henry Colomer, The Lifespan of a Fact, 2012)
Par Gil Bartholeyns
Que faire d’un corps qui tombe, en effet, pour dire tout ce qui a causé sa chute ? Levi Presley, seize ans, saute de la terrasse panoramique du Stratosphere Hotel de Las Vegas. Aux environs de 18 heures, le 13 juillet 2002, des passants perçoivent quelque chose tomber du ciel et atteindre l’asphalte entre les palmiers. Il n’est pas le seul à se tuer ce jour-là, précise John D’Agata, l’auteur du récit de ce triste fait divers qui se transforme sous sa plume en récit de civilisation. « Vous n’allez pas vous mettre à lire un truc pareil… », lui dit le policier quand l’écrivain demande les dépositions des témoins pour composer ce qui deviendra un court essai qu’il soumet à la revue The Believer en 2005. À la rédaction du magazine, le rédacteur en chef demande à un stagiaire, Jim Fingal, de « vérifier » les faits. S’engage alors un échange fiévreux entre le jeune fact-checker et l’écrivain : Que faire de ce corps qui tombe reproduit leur discussion au cordeau, détail contre détail, tout autour du texte en vignette de John D’Agata. Comment entendre cette déclaration : « Çà et là, j’ai pris quelques libertés mais aucune d’entre elles ne portent à conséquence » ? Et celle-ci ? « Je suis en train de chercher une vérité, mais pas nécessairement la véracité. » Peut-on écrire de la non-fiction avec imagination ? Que veut dire : « Désaccord factuel » ou « Par souci de rigueur » ? Le vertige d’objections chez l’un le dispute aux justifications et remises à plat de l’autre. Cent-vingt-quatre pages d’une glose infinie et nécessaire.
Fabien Grolleau et Jérémie Royer, Sur les ailes du monde, Audubon, 2016
Par Rémy Besson
La bande dessinée, Sur les ailes du monde, Audubon (2016) se lit comme un roman historique. En cinq parties distinctes, Fabien Grolleau et Jérémie Royer donnent à voir de manière assez strictement chronologique les principales étapes de la vie du célèbre ornithologue américain Jean-Jacques Audubon. Le récit est structuré autour des voyages au cours desquels il a dessiné et peint Les Oiseaux d’Amériques. Toutefois, la lecture prend une toute autre dimension après la consultation de l’avant-propos. Dans celui-ci, Grolleau explique: « notre histoire s’inspire de sa vie, mais surtout de ses récits, pour en faire, à notre tour, une histoire inventée qui, nous l’espérons, retranscrira davantage une personnalité qu’une vérité historique ». Une telle clef d’interprétation conduit à une lecture complètement différente de la bande dessinée. Celle-ci se situe alors moins du côté du roman historique à tendance réaliste, que d’une histoire de l’imaginaire débridé créé par Audubon dans ses textes, ses dessins et ses peintures, ainsi qu’autour d’Audubon par ses nombreux exégètes. Il s’agit alors de porter une attention toute particulière aux différentes idées autant graphiques que narratives trouvées par Grolleau et Royer pour rendre compte de cette dimension quasi onirique de leur perspective. Ce cadeau sous le sapin pourra très bien s’accompagner des biographies le HMS Beagle, aux origines de Darwin (2019) et L’étrange voyage de RL Stevenson (2021), avec lesquelles il constitue une trilogie autour de l’imaginaire du voyage au XIXe siècle.
Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour, 2014
Par Louise Gentil
Au travers de ses seize poèmes, ce petit livre propose de partir à la rencontre d’Adèle et d’Hadrien et des collisions multiples provoquées par cette union. Ce recueil-nouvelle nous fait cheminer dans la tête et les remous d’Hadrien tout en convoquant des ressorts poétiques séduisants. Sans les verbes Loïc Demey invente un chemin de langue alternatif qui fait résonner autrement la poésie dans nos têtes. Noms, adverbes et adjectifs sont mis en action. Essayez et vous serez étonné.es de la manière dont les phrases se déforment et se reforment à la lecture, parfois différemment d’une ligne à une autre. Un doux livre pour accompagner cette fin d’année.
Yves Pagès, L’Homme herissé, 2020
Par Pauline Guillemet
Ce sont deux histoires qui s’entremêlent dans cette réédition, à l’automne dernier, de L’Homme hérissé d’Yves Pagès aux Éditions Libertalia.
C’est d’abord celle du cordonnier Jean-Jacques Liabeuf, surnommé Le Bouif, dont le procès puis la condamnation à mort pour meurtre de policiers au début de l’année 1910 défraient la chronique et trouvent un large écho dans la presse nationale. Accusé comme un affreux criminel dans Le Petit Journal, il est présenté comme ce « brave », « victime des apaches des mœurs » dans les pages du journal socialiste La Guerre sociale, dirigé par Gustave Hervé. La chronologie est resserrée, entre le jour de l’incident, le 8 janvier, dans le quartier Saint-Merri, où Liabeuf tue le policier Célestin Deray et blesse plusieurs autres de ses collègues et celui de son exécution, le 1er juillet, à la prison de la Santé, alors qu’un projet d’évasion était en train de se dessiner, à l’initiative du mouvement ouvrier et anarchiste. La plume littéraire d’Yves Pagès nous donne à lire le récit – ou plutôt le roman, envisagé à la lecture de la presse et des archives de la police – de ces quelques mois durant lesquels se dessine le portrait, à charge, d’un criminel apache.
L’autre histoire, c’est celle de cette réédition, qui vient après la découverte par Yves Pagès d’une édition pirate Liabeuf l’ammazzasbiri, produite par des anarchistes milanais en 2012, et sur laquelle il est tombé par hasard lors d’un passage à Rome..
On pourrait presque le lire comme un roman policier ..
Joseph Boyden, Dans le grand cercle du monde, 2015 (traduit de l’anglais par Michel Lederer)
Par Margot Renard
Dans le Canada du XVIIe siècle, une tribu de Wendats (Hurons) accueille les premiers missionnaires jésuites envoyés de France dans le but de les convertir. Conscients du danger que représentent ces missionnaires pour la survie de leur culture, ils pensent néanmoins qu’un tel geste leur attirera les bonnes grâces des Français du Québec, grands consommateurs de fourrures. Les récits alternés du père Christophe, du chef de tribu Oiseau et de sa fille adoptive Chutes-de-Neige sont l’occasion pour Joseph Boyden de tracer une fresque ambitieuse et quasi incantatoire sur l’histoire des Premières nations canadiennes. L’écriture de Boyden, concise et puissante, est habile à exprimer la fascination mutuelle, les incompréhensions et les tensions qu’occasionne la rencontre de deux mondes, dont on sait que l’un vouera l’autre à une quasi disparition. Un roman fort, qui laisse une empreinte durable dans l’esprit de son lecteur.
L’exil et les traces : deux livres de Sergueï Dovlatov (La Valise, 1986 et La Zone, 1982)
Par Elisabeth Schmit
Né en Russie en 1941, Sergueï Dovlatov émigre aux États-Unis en 1979. Autorisé à n’emporter qu’une valise, il réalise que deux auraient été superflues. Le contenu même du bagage unique est oublié, avant d’être exhumé cinq ans plus tard. Dans La valise, il se remémore alors la Russie à partir des huit objets qu’elle contient, dont il tire huit histoires dérisoires et essentielles. Car c’est là tout ce qu’il lui reste. Ses manuscrits, jamais publiés en Union soviétique, lui parviennent clandestinement et par fragments, via la France, aux États-Unis. De ces archives lacunaires d’une vie passée, il reconstitue dans La zone son expérience des camps russes. Il n’y est pas un prisonnier politique mais un gardien, fonction occupée par l’arbitraire de l’affectation lors de son service militaire. Deux manières de restituer, par traces et avec une implacable ironie, une absurdité double : son passé et ce qui lui en reste.