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La vie tourmentée de l'espion Peter K : un journal intime

Entre-Temps propose cette année un jeu d'écriture biographique participative. Comme point de départ, un document d'archives anonyme retraçant, sous la forme d'une brochure, le parcours de Peter K, espion entre la RDA et la France dans les années 1950-1960. Le but du jeu : constituer sur ce personnage énigmatique un dossier documentaire, un carton d’archives dont seule la première pièce – la brochure – sera authentique. Cette semaine, la classe de seconde 212 du lycée Maurice Utrillo de Stains, encadrée par Aurélien Cunat, déclassifie une archive de contre-espionnage s'intéressant au contenu d'un journal intime... et crypté.

01/06/1966

Division Contre-Espionnage intérieur (DST-Ministère de l’Intérieur). Bureau 234B. AGENTS R. ET D.

Objet : Annexe de rapport – retranscription sur papier imprimé

Retranscription du journal personnel de Peter Kranick.

Au lendemain de son arrestation, l’annexe 212 note la présence dans la doublure de la veste du dénommé KRANICK Peter d’un carnet rouge, de dimension moyenne, couverture de cuir, papier ordinaire (grammage X). Le contenu dudit carnet est retranscrit ici par le Service de reproduction pour les années 1965-1966. Constatons l’absence d’une dizaine de feuillets, déchirés ou soigneusement découpés, certaines pages sont raturées ou recouvertes d’encre (type encre de chine à déterminer après étude des composants). Le carnet a été transmis au service du chiffre pour cryptanalyse.
Cette retranscription a aidé les spécialistes à établir le profil psychologique de Peter Kranick.
Une question se pose néanmoins : pourquoi conserver sur lui un document qui l’incrimine personnellement ? Pourquoi enfin avoir rédigé ce document en français ?

 

Dimanche 31 Décembre 1964

[Les premières lignes sont illisibles et raturées]

Je m’appelle Peter Kranick, je dois m’en souvenir, je suis né le 21 octobre 1930 à Berlin. Je suis un homme pas très dur à comprendre, je suis plein de qualités et de défauts mais je suis comme eux après tout. Je suis gentil et un peu méchant, généreux, un peu égoïste, calme mais assez fou, sincère quoique hypocrite sur les bords, intelligent mais surtout malin. J’ai tellement de facettes que parfois j’ai l’impression d’être un simple spectateur de mon propre comportement. Aujourd’hui c’est bien la première fois que j’écris dans un journal, d’habitude ma tête me suffit à garder autant d’informations mais il faut croire que l’on craque tous un jour. En vérité mes pensées me déchirent et pèsent lourd sur mon moral, je pense être prisonnier de mon propre esprit, c’est dur à vivre. Ne baisse pas les bras, Peter, ne cède pas ! Il faut que je me rappelle de cela. Je pense en avoir assez dit ou peut-être pas assez, je ne m’inquiète pas, je me dirai tout.

2 Janvier 1965

Aujourd’hui j’ai pensé à ma mère, une femme merveilleuse, splendide, extraordinaire et je pense qu’il n’y a pas assez de mots pour la décrire, elle est un peu tout, tout ce qui est bien pour moi. À vrai dire je pense souvent à elle, chaque seconde je dirais, mais aujourd’hui, c’était bizarre j’avais envie d’en parler. Elle me manque et je ne sais pas quand je pourrai aller la voir, elle est loin, très loin. Elle m’a tout donné, je regrette ces jours où j’étais en colère contre elle, je n’aurais jamais dû. Je me déteste. J’ai beau me montrer confiant et indifférent, il y en a bien une qui puisse me rendre vulnérable, si elle était encore là j’en profiterais comme si j’allais mourir le soir même. Qu’est-ce qu’elle me manque ma mère, qu’est-ce que je l’aime ma mère. Elle m’avait pourtant dit de ne pas conduire après avoir bu. Pourquoi suis-je encore là ? [le reste est illisible]

17 Janvier 1965

−       J’ai eu l’idée d’écrire ce « journal » grâce à ma femme,
·−·    ainsi qu’au conseil donné par ma « profession ».
·−      Aujourd’hui, lors d’une froide journée d’hiver,
·−−·  je me suis mis à penser à l’avenir,
[     ] j’ai croisé un homme qui m’a questionné sur
−−·   mon travail et sur ma femme.
···−   Je lui répondis que c’était complexe et
−       j’ai passé mon chemin. Je me suis demandé,
[     ] qui était cet homme, mais je me suis rapidement dit
−··    que cela n’avait pas grande importance.
·         J’ai par la suite décidé de rentrer chez moi,
··−     j’étais à nouveau très pensif sur le chemin :
−       Qu’allais-je faire dans le futur ? Ma femme et
···      moi courons-nous un grand risque ?
−·−·  Rentré chez moi, j’ai eu une discussion avec ma femme
−       à propos de tout ça, et j’entrepris d’écrire mes tourments ici.

Lundi 18 Janvier 1965

Mes doutes se sont dissipés, le printemps arrive. En cette belle journée, j’ai décidé de continuer dans cette voie que j’ai prise.

28 Janvier 1965

Ce n’est pas la première page de ce journal, je ne sais quoi dire en fait comment dire… je suis gêné on dirait que je m’adresse à un président. J’ai appris qu’il va neiger dans la semaine c’est fou la façon dont je hais la neige , ma femme, ayant toujours la grippe, ne s’amusera pas avec la neige aujourd’hui, où qu’elle soit . Bref je n’ai rien d’intéressant à écrire, enfin, l’idée ne vient pas de moi. Renée dit que pour que je me vide totalement et que je canalise mes excès de colère il n’y a rien de mieux que d’écrire dans un journal intime… Je trouvais ça bête mais j’ai fini par céder.

29 Janvier 1965

Sans regret, je rentre chez mOi très excité . Je Viens de commettre un actE vil mais sans Regret. Ça ne me plaisaiT pas, ses idéolOgies me déplaisaient. Je sais qu’on va me détester mais c’est toujours sans regret. Ils ne le saUront pas, je suis trop vif, discret pour ces incapables d’êtres humains. Tous les médias en parlent, les jourNaux, dans les réseaux sociaux du moins connu au plus connu. Mais bon c’est sans regret. Je sais de quoi je parle. Et vous le saurez peut-être comme le mot regret. J’espère que ça va marcher. Je n’ai peur de rien, personne ne sait de quoi je suis capable. Enfin presque …

Dimanche 14 février 1965

Aujourd’hui c’est la Saint Valentin et je suis loin de Renée, elle me manque beaucoup… ça fait plusieurs semaines qu’on ne s’est pas vus, c’est aussi la première fois qu’on n’est pas ensemble pour la Saint Valentin depuis qu’on s’est mariés. Le seul moyen de communiquer avec elle est par des messages secrets codés à propos de notre travail, je ne peux pas entendre sa voix ou voir son visage, cela me provoque mélancolie et tristesse comme une rupture qui est en train de se créer dans mon cœur, plus profonde avec chaque jour qui passe loin d’elle.
J’ai toujours un sentiment de peur et d’agitation : un jour quelqu’un va découvrir notre identité réelle et ça va mal se finir…

21 Février 1965

Ce n’était pas un jour comme les autres, c’était un jour bizarre mais je ne sais pas pourquoi… je faisais mon travail comme tous les jours. Je rentre chez moi le soir, ma femme et moi on se prépare pour aller au restaurant en tête à tête et j’entends dire que Malcom X a été l’objet d’un attentat pendant qu’il parlait devant un groupe de 500 personnes… Après ça nous sommes partis comme prévu au restaurant.

22 Février 1965

Toujours la tête de Malcolm X aux informations. Cela m’a touché. Car un an auparavant je me trouvais à Harlem pour le rencontrer. Un an jour pour jour ! Certes, je suis sorti de la guerre sans diplôme mais je suis assez instruit pour rencontrer et discuter avec un grand militant comme lui. Nous nous sommes rencontrés dans un restaurant à Harlem, on a dégusté une entrecôte avec une salade composée. Je me souviens de ça comme si c’était hier. Je suis fort déçu par sa mort car nous avions prévu de nous revoir dans les prochains mois.

23 Février 1965

Je fais mon travail sur Paris comme d’habitude, il est 10h, j’aperçois mon collègue qui avait l’air angoissé, il me raconte quelque chose de bizarre qui lui est arrivé. Moi je me sens faible et fatigué, je n’ai pas bien dormi cette nuit, je crois que je suis malade. Cette nuit était infernale, j’ai fait un cauchemar, tout le monde avait découvert qui j’étais et je ne me souviens plus de la suite mais je crois que ça s’est mal fini… J’angoisse, j’ai vraiment peur que les gens le découvrent pour de vrai…

24 Février 1965

Fin de journée, je me suis déplacé à Harlem pour avoir des informations. Un certain militant américain qui se prénomme Malcolm X. J’étais à une soirée pour espionner la cible, j’ai le pressentiment qu’on me regarde, je suis observé. À ce moment, je garde mon calme quand soudain quelqu’un se rapproche de la cible. Elle va même lui parler. Cette personne l’emmène dans une espèce de salle. Je les suis. J’entends un coup de feu, juste après cela la foule est en panique. Je me précipite dans la salle et vois le cadavre tout en sang, je vois une ombre mais une chose m’intrigue, je reconnais ce parfum. Je vois des cheveux, mais je reconnais ces cheveux, je suis perdu. Je vois une silhouette qui sort de l’armoire. Mon premier réflexe est de la poursuivre, je vois que c’est une femme, très maladroite, elle tombe, je la démasque, à ce moment, je ne comprends pas, je vois que c’est ma femme. Soudain je me réveille, c’était un cauchemar, et j’écris. Le même rêve depuis deux jours. Le même parfum, les mêmes cheveux.

18 Mars 1965

Et si j’étais l’un des cosmonautes à participer aux premières missions vers la Lune ? En arrivant sur sa surface, se sentir tellement léger, une sensation étrange. D’un autre côté, j’ai une peur étrange comme si tout à coup, à tout moment, je pourrais être mort.

21 Mars 1965

Un réveil comme tous les autres, je commence à m’habituer au café du matin qu’au bureau tout le monde apprécie, un café si immonde que … Non rien.
Je me mets à regarder mon aquarium et continue à étudier les sons et images que pendant la journée j’ai enregistrés. Je crois que j’aime le chocolat, le riz, les glaces mais je ne sais pas si je devrais. Soudain, un brouhaha m’interpelle, des petites vibrations, « Uns Sowjets die infiltrierten ». Le nom d’un certain roman allemand que j’ai étudié étant jeune qu’une ancienne camarade de classe Barbara Heinstenguer avait écrit. Ma chère R…. espérant qu[l’entrée du 21 mars 1965 s’arrête ici]

25 Mars 1965

Je ne supporte plus tout ça, je compte remercier MLK pour ses efforts – un message codé suffira.

1er Mai 1965

Nous avons reçu un appel de la D.D.R nous prévenant d’un complot potentiel contre nous mais je n’y crois pas, j’ai travaillé pour eux pendant des années : pourquoi me ferais-je trahir par ma propre organisation ? Je suis cependant si proche, je ne peux pas rentrer en Allemagne maintenant, il faut que je finisse cette mission, il faut que finisse cette ultime mission.

5 mai 1965

Je sors de chez moi acheter du pain et des journaux. J’ai entendu parler le vendeur avec son client, il disait que les forces de l’ordre étaient à la recherche d’un couple espion. J’ai pensé, effrayé, qu’il parlait de ma situation. J’ai pris la fuite et je suis parti prévenir ma femme et nous avons pris la décision de rester chez nous, le temps qu’on oublie cette histoire. Je ne dors plus à cause de cette histoire, je suis devenu paranoïaque, à n’importe quel moment dès que quelqu’un frappe à ma porte je descends dans mon sous-sol prendre mon fusil. Je prends des médicaments qui me calment. Je commence à fumer. Ma femme et moi voulons divorcer. Je suis au bord du suicide mais il faut qu’on reste forts, ne pas regretter. Nous allons surmonter tout ça ensemble jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Bon finalement après quelques heures de repos tout est revenu à la normale. J’ai tendance à tout voir en noir.

5 Juin 1965

Je me baladais comme d’habitude à promener notre chien, j’étais vêtu d’un grand manteau noir, un chapeau noir et j’étais avec un mini-micro au cas où. Je marchais et une petite fille noire portait des sacs, je pensais qu’elle sortait des courses quand une voiture rouge avança et s’arrêta brusquement devant elle, elle s’approcha de la voiture. Un homme sortit la tête par la fenêtre, il avait une cicatrice sur la joue. Il avait aussi une voix rauque. La petite fille avait l’air effrayé, je me suis dit qu’il allait se passer quelque chose et tout à coup un bras blanc sortit et tira une balle. La voiture partir à toute vitesse, la fille n’était pas touchée. J’allais assister à un meurtre, c’était obligé, c’était l’ennemi d’à côté, et beaucoup de jeunes armés se cachent dans le coin. Je me retrouvais au milieu d’un affrontement entre bandes rivales. Vite m’enfuir et rentrer chez moi. J’en tremble encore, je ne suis bon qu’aux écoutes moi, je n’ai plus le cœur à l’action.

4 Juillet 1965

À force de rester dans ce pays je me suis créé une routine, j’essaie d’aller au marché tous les matins. Je dois avouer que ma famille, mes amis et même la nourriture me manque. Je suis un peu nostalgique.

13 Juillet 1965

Je suis allé au marché ce matin, cela faisait longtemps que je n’y étais pas allé, je suis normalement un habitué, mais j’étais occupé. En rentrant du marché, j’ai acheté un journal et j’ai lu que le parlement français a voté une loi autorisant les femmes mariées à travailler et à ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de leur mari. Je trouve que c’est une très bonne idée car cela montre qu’elles peuvent être indépendantes, responsables et cela montre aussi qu’elles peuvent, elles aussi, avoir une vie sans leur mari.

J’ai peur qu’ils fassent du mal à ma famille, qu’ils nous gardent enfermés. Je n’accepte ce travail que pour cela mais s’ils touchent le moindre cheveu de ma femme j’annule toute la mission et je retourne dans mon pays.

Hier, je suis allé récupérer un rapport que mes supérieurs ont fait, sur l’Allemagne. J’avais déjà remarqué que quelqu’un me suivait. Je l’ai su, car je l’ai piégé dans une impasse : c’était un homme vêtu entièrement de noir.
Il n’était pas très discret, j’ai pu le découvrir facilement.

En rentrant je me suis rendu compte que quelqu’un d’autre faisait le même chemin que moi…

Je sens que l’on m’observe…

 

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Publié le 30 mars 2021
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