Pour l'été : une sélection de la rédaction
Au terme de cette étrange année, des membres de la rédaction d'Entre-Temps vous proposent de quoi lire, écouter, regarder cet été, où que vous soyez – et vous donnent rendez-vous à la rentrée.
Karl Jacoby, L’esclave qui devint millionnaire. Les Vies extraordinaires de William Ellis, Anarcharsis, 2018.
Par Philippe Artières
L’auteur de la magistrale étude sur le Massacre de Camp Grant de 140 apaches en 1871, Karl Jacoby, père des Borders studies, propose la biographie d’un caméléon de l’histoire, né esclave en Arizona, devenu millionnaire à New York avant de sombrer dans la misère au Mexique. Un parcours qui fait imploser le genre biographique, publié par l’excellente maison d’édition toulousaine Anarcharsis.
Salvador Simó, Buñuel après l’âge d’or ?, 2018.
Par Rémy Besson
Buñuel après l’âge d’or ? (2018) est un documentaire animé de Salvador Simó qui est adapté d’un roman graphique de Fermín Solís, Buñuel dans le labyrinthe des tortues. Il porte sur une courte période de la biographie du réalisateur espagnol, soit principalement les années 1930 à 1932. Cela correspond à une trajectoire qui va de la polémique qui a suivi la sortie en salle de l’Âge d’or à Paris au tournage du court métrage documentaire Terre sans pain (Las Hurdes, tierra sin pan, 1933) dans les Hurdes à l’extrême ouest de l’Espagne.
Ce jeu de renvois entre le cinéma documentaire (et surréaliste!) des années 1930, le roman graphique et le film d’animation pourrait laisser croire que l’on se trouve avant tout face à une forme qui met en jeu une conception originale de l’histoire de l’art. Cela est tout à fait vrai. La reconstitution, en animation, de séquences entières de Terre sans pain, la manière dont le mythe du documentaire comme prise sur le vif du réel est déconstruit et l’intégration d’images issues du film tourné en 1932 sont particulièrement réussies. Toutefois le film ne se limite pas à cela et propose, par touches, un ensemble d’échos entre les conditions de production du film de Buñuel et l’état de la société espagnole en pleine crise économique. Enfin, certaines séquences d’animation s’éloignent de la reconstitution pour donner à voir les rêves et les souvenirs de Buñuel. En intégrant ces séquences oniriques, ce documentaire animé invite le spectateur à réfléchir et à ressentir quelque chose de l’ordre d’une histoire de l’imaginaire.
François Jarrige et Alexis Vrignon, Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, La Découverte, 2020.
Par Gaëtan Bonnot
On a pu lire récemment que la crise engendrée par la Covid-19 ferait sans doute reculer de trois (petites) semaines, à l’échelle de notre planète, le désormais fameux, symbolique et contesté « jour du dépassement », dont la précocité accrue d’année en année semble, au-delà de ce « bruit » conjoncturel, inéluctable. Cette date, pour l’Europe en 2020, correspondrait peu ou prou au moment où le gouvernement français commençait, très progressivement, à entreprendre le déconfinement de sa population : la mi-mai. Pendant le temps clos, soucieux et éprouvant du confinement, les décrets de la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie (PPE) ont été publiés, soulevant de nombreuses critiques, passées largement inaperçues, phagocytées par l’urgence sanitaire.
Pourquoi ne pas profiter de cet été, qui prendra parfois la forme d’une illusion de répit, pour lire une belle (contre-) histoire, grave et stimulante, à rebours des discours et des représentations dominants sur l’énergie ? On y découvrira des débats, des doutes et des « alternatives » qui travaillent nos sociétés sur un temps long – deux siècles au moins – et qui permettent par là même d’apprécier dans une profondeur temporelle l’urgence sociale et écologique de la question énergétique. Le propos, optant résolument pour une perception mondiale décentrée du seul prisme des puissances industrialisées, procède de jeux d’échelles. Suivant un fil chronologique ponctué de quatre temps, l’ouvrage alterne analyses synthétiques et études de cas où tourbe du pays vosgien et tordoirs de la campagne lilloise du XIXe siècle côtoient « mur Trombe » français des années 1960-1970 et cargos indiens en bois.
À l’heure où (re-)penser nos sociétés s’impose, ou plutôt se réaffirme comme une nécessité, nul doute que ce texte à plusieurs voix et synthétique à la fois pourra stimuler des réflexions tournées vers l’avenir et nourries d’expériences et de pensées passées.
Philippe De Jonckheere, Mon Oiseau bleu.
Par Adrien Genoudet
Il y a des littératures qui touchent au débord et qui, à force de ne pas tenir dans un bocal, sortent carrément des livres. Conseiller la lecture d’un ovni de la littérature au moment où, en direction de la plage, on prend souvent le folio classique laissé sur une étagère, c’est rappeler que les textes autres, inattendus, sont juste là, gratuits et à portée de main, sur internet. Mon Oiseau bleu est un long poème publié en ligne et il ne pouvait en être autrement : plus de trois cents pages criblées d’images, de photographies, de vidéos et d’extraits de films. Auteur inclassable, artiste homme orchestre, tenancier vorace d’un site tentaculaire (et le mot est faible), Philippe De Jonckheere livre ici une sorte de journal de deuil amoureux en éparpillant un monde intime, entrouvert, qui grésille, zappe, chantonne, bruite ou s’étonne. On a là, sous nos yeux, tout ce qui fait que la mémoire est un désordre sans ménagement. On passe la porte, on se balade, on lit, on ne range rien et on n’en revient pas – ça vaut bien un retard à la plage, je vous le garantis.
Vous pouvez lire Mon Oiseau bleu sur le site de l’auteur :
http://www.desordre.net/mon_oiseau_bleu/
Gregory Buchert, Malakoff, Verticales, 2020.
Par Pauline Guillemet
Si l’on veut approcher Malakoff, il sera nécessaire de se prêter au jeu du méticuleux camouflage dans les plis duquel Gregory Buchert avance pour ce premier roman.
Sous une épaisse chapka, sceptre de sourcier en bois à la main, il dégage le chemin qui mène de Malakhov à Malakoff, de la bataille de 1855 de la Guerre de Crimée à sa résidence d’artiste en 2016 dans les Hauts-de-Seine, de la tour fortifiée de Sébastopol à celle d’un parc à thème du Second Empire, dont il ne reste aujourd’hui de traces que dans le décor mural de l’Hôtel, bien nommé, de la Tour.
La structure de son journal de bord, de ses six mois d’enquête résidentielle, fait progressivement advenir la fable. Il nous apprend qu’une histoire gagne parfois à s’appréhender masquée, que l’expérience du simulacre est propice à l’apparition des spectres (à condition de ne pas perdre son sceptre) et que des pastiches naissent des résonances fertiles.
Raphaël Meyssan, Les damnés de la Commune, t. 1, A la recherche de Lavalette, Delcourt, 2017.
Par Margot Renard
Une bande dessinée comme livre de plage : pourquoi pas ? La toujours efficace alchimie des mots et des images fonctionne aussi, ou peut-être surtout, quand on a l’esprit en vacances. Avec Les Damnés de la Commune de Raphaël Meyssan, nous voilà transportés dans le Paris insurgé de 1871 : parti sur les traces d’un communard ayant habité le même immeuble que lui à Belleville, Meyssan nous prend par la main et par le col pour nous faire (re)découvrir cet évènement largement passé aux oubliettes de l’histoire. L’auteur nous offre ainsi une des rares BD sur le sujet ; sans cacher – à la manière d’un Tardi – son parti-pris en faveur des communards. Si cette BD accroche tant le lecteur, c’est aussi parce qu’elle ne ressemble à nulle autre : Raphaël Meyssan est graphiste. Loin de lui l’arsenal du dessinateur, il opère au bistouri informatique sur les images d’époque, sur ces milliers de gravures parues dans la presse illustrée et les livres d’histoire du XIXe siècle. Patiemment, il collecte, numérise, découpe, agence, détourne les images, choisit ses personnages, rajoute des bulles, des phylactères… pour, littéralement, faire parler ces images produites par d’autres un siècle et demi auparavant. Et nous livrer, à la fin, un récit collectif et pourtant profondément personnel, une bande dessinée intrigante et absolument originale.
Octavia Butler, Liens de sang, Dapper, 2000 [1979].
Par Elisabeth Schmit
Dans les années 1970, Dana, une jeune femme noire, est violemment propulsée dans le Maryland esclavagiste du début du siècle précédent, où elle rencontre ses propres ancêtres. Plusieurs voyages dans le passé se succèdent alors, chacun s’avérant plus brutal que le précédent. Quand le voyage dure, cet éprouvant passé est vécu par l’héroïne au présent, si bien que les temps se brouillent. C’est que la temporalité de cette vie dans le passé est celle de la douleur : alors que quelques minutes seulement s’écoulent dans le présent, Dana passe de longues années au XIXe siècle. Best-seller aux Etats-Unis, très tardivement traduit en France, Liens de sang est une lecture saisissante, impitoyable, qui ne donne pas juste à lire la violence du passé mais interroge surtout sa durable empreinte dans les corps.
Jean-Claude Grumberg, La plus précieuse des marchandises, Seuil, 2019.
Par Florie Varitille
Fermer les yeux et être au festival d’Avignon, et ce depuis la plage, le train ou son canapé, c’est ce que propose France Culture, grâce à son programme « Un rêve d’Avignon ».
Jean-Claude Grumberg y présente un conte sur la Shoah. Aux origines de son texte, il s’inspire de ces familles juives qui, des trains les menant aux camps de la mort, prenaient la lourde décision d’abandonner leurs enfants et de les jeter de ces trains dans l’espoir de leur accorder une chance de survie. La touche merveilleuse qu’il apporte à son écriture lui permet de transmettre ces histoires à partir d’une jolie fiction.
Il était une fois une pauvre bûcheronne et un pauvre bûcheron qui vivaient dans une forêt reculée de Pologne. Pauvre bûcheronne se désolait de ne pas avoir d’enfant. Or, un jour de ce train qui passait quotidiennement, tomba un petit paquet, qui devint pour ce couple une si précieuse petite marchandise.
Le conte est à écouter ici, sur le site de France Culture