Cases-mémoire, images-mémoire(s) des migrations
Dans sa bande dessinée "Là où vont nos pères" (The Arrival), Shaun Tan entreprend le récit d'une migration dans un pays imaginaire. Il s'agit d'un livre muet, une histoire qui se passe de mots et qui repose sur la seule puissance des images. Vincent Marie revient sur la fabrique de ces "images-mémoire(s)" qui inscrivent la fiction dans l'Histoire mondiale des migrations.
Pour Shaun Tan, artiste australien né à Perth en 1974 : «Migrer, c’est devenir étranger dans un pays étrange[1] ». The Arrival (2006) raconte la migration, vers un pays sans nom, d’un père de famille qui laisse sa femme et sa fille dans une ville touchée par une crise. Sous la plume de l’artiste, le désarroi face à la découverte d’un autre univers, une autre culture, aux obstacles de l’intégration est amplifié par la mise en scène d’un monde imaginaire, mélange de féérie et de surréalisme.
Par cette approche esthétique, Shaun Tan souhaite donner la parole à tous ces exilés en terre étrangère ainsi qu’à tous ceux qui les y accueillent : « j’ai toujours été intéressé par l’idée d’une illustration indirecte […] il s’agit de trouver un équivalent métaphorique à un thème ou une histoire, une représentation imaginaire plutôt que littéraire[2] ».
Toutefois, le choix de proposer, dès la page de garde de sa bande dessinée, une série de portraits au format de photos d’identité, inspirés pour la plupart de photographies provenant des archives du Musée Ellis Island à New York, inscrit son travail dans l’Histoire mondiale des migrations. La référence à Ellis Island donne ici l’illusion au lecteur de trouver dans l’album des points de repère dans un monde où les plus petits détails de la vie ordinaire sont perturbants (on y trouve des objets bizarres, des animaux étranges et des fruits exotiques inconnus), sans parler des difficultés d’appréhension d’une langue étrangère. Ainsi on pourrait prêter à Shaun Tan ces quelques lignes de Georges Perec : « ce que moi je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora. Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. C’est en ce sens que ces images me concernent, me fascinent, m’impliquent, comme si la recherche de mon identité passait par l’appropriation de ce lieu-dépotoir où des fonctionnaires harassés baptisaient des Américains à la pelle. Ce qui pour moi se trouve ici ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces, mais le contraire : quelque chose d’informe, à la limite du dicible…[3] ».
À la lecture de cette bande dessinée muette, une autre image nous trouble. Elle se confond avec la photographie de la salle d’enregistrement au « Great hall » d’Ellis Island prise entre 1907 et 1912. Cette image est sans doute à l’origine du titre de la version originale de l’album. Pour Shaun Tan, le Great Hall d’Ellis Island où plus de 12 millions de personnes ont transité pendant sa période d’activité entre 1892 et 1954 constitue non seulement un point de repère central dans l’imaginaire de l’histoire des migrations mais est aussi paradoxalement ce « nulle part » décrit par Georges Perec dans son texte sur Ellis Island[4].
Dans sa réinterprétation graphique de ce « non-lieu », Shaun Tan tente d’amplifier la poésie subtile de l’image d’archive, sa source d’inspiration : « cette masse humaine sombre et dense, la ligne de fuite que tracent les bancs vers le drapeau central (étrange symbole d’autorité et de liberté) et l’étreinte protectrice de la voûte aux allures de cathédrale. La sur exposition des fenêtres à l’étage supérieur laisse imaginer juste au-delà des portes une terre de lumière et de possibilités». Sur son dessin, l’artiste ajoute à l’arrière-plan des tours comme des cheminées qui relâchent des ballons dans le ciel tandis que d’autres migrants attendent leur tour dans la pénombre du hall, en deçà de la ligne d’horizon.
Le créateur explique que son dessin suggère à la fois« une espèce d’accablement et un respect mêlé de crainte, le tout baignant dans l’obscurité […] nous ne comprenons pas cet endroit, nous sommes seulement capables de l’interpréter à travers une grille intuitive où affective nous devenons aussi migrants[5]».
Georges Perec disait que «ce n’est jamais, je crois, par hasard, que l’on va aujourd’hui visiter Ellis Island. Ceux qui y sont passés n’ont guère eu envie d’y revenir. Leurs enfants ou leurs petits-enfants y retournent pour eux, viennent y chercher une trace : ce qui fut pour les uns un lieu d’épreuves et d’incertitudes est devenu pour les autres un lieu de leur mémoire, un des lieux autour duquel s’articule la relation qui les unit à leur histoire[6]».
Cette analyse se rapproche de cette réalisation graphique de Shaun Tan : ce n’est pas par hasard si l’artiste a choisi de revisiter Ellis Island. Son imaginaire invite à emboîter le pas de ses aïeux, à raconter, sans un mot, l’histoire d’une/des migration(s). Sa mère australienne était d’origine irlandaise et anglaise et son père chinois né en Malaisie de parents immigrés. Ce n’est donc pas une coïncidence non plus si le personnage principal revêt les traits de son auteur. À travers la création de cette histoire dessinée, Shaun Tan part en quête de ses appartenances et l’image qu’il propose représente une trace ineffaçable, un fragment de mémoire…
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[1] Cette citation de Shaun Tan extraite de L’Exode dans La Bible (2 : 22) fait référence au passage dans lequel Moïse et sa femme Sephora nomment leur fils : « Elle enfanta un fils, qu’il appela du nom de Guerschom, car, dit-il, j’habite un pays étranger » (en hébreu “guer sham” = cet « Étranger-là »). Ce verset reste une des citations bibliques les plus célèbres du monde anglo-saxon. Mais dans la version anglaise de la Bible, celle de King James (la plus lue aux USA et à laquelle Shaun Tan fait certainement référence ici), il est dit : « And she bare him a son, and he called his name Gershom: for he said, I have been a stranger in a strange land ». Dans un échange autour de The arrival, l’artiste et réalisateur Vincent Capes me faisait remarquer qu’en hébreu il est écrit : « זר » (zayin + resh) qui veut dire étranger, mais pas forcément dans le sens de “stranger” car « זר » en hébreu se traduit plus généralement en anglais par “foreigner” ou “alien”. Il m’expliquait que la traduction de King James, bien qu’infidèle, lui semblait assez pertinente car Moïse est égyptien et juif, donc quelque part étranger à l’Égypte. Shaun Tan semble avoir bien conscience que le mot Stranger appuie donc le côté d’étrangeté plus que celui de corps étranger. Enfin, il m’indiquait aussi que dans la traduction œcuménique française, ce “Stranger”, longtemps absent dans la Bible en langue française, est devenu l’« émigré » ce qui est ici – j’en conviens- plutôt troublant.
[2] Shaun Tan, Recherches sur un pays sans nom, Dargaud, 2011.
[3] En 1978, l’institut national de l’audiovisuel confia à Georges Perec et à Robert Bober, sur une idée de celui-ci, le soin de réaliser un film sur Ellis Island. Ceux-ci allèrent sur place, à New York, une première fois procéder aux repérages, puis y retournèrent en 1979 effectuer le tournage de ce qui allait devenir « Récits d’Ellis Island, Histoires d’errances et d’espoir », film en deux parties (« L’île aux larmes » et « Mémoires »), dont la première diffusion eut lieu sur TF1 les 25 et 26 novembre 1980. En 1980, les éditions du Sorbier et l’Institut National de l’audiovisuel firent paraître le texte que Georges Perec avait écrit ainsi que celui des interviews qui constituaient la deuxième partie du film. Des photographies d’époque et des photographies de tournage y furent jointes.
[4] Op. cit., n°2.
[5] Op. cit., n°1.
[6] Op. cit., n°2.