Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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Sous le sapin ou pour le train : nos conseils de lecture d’hiver

Comme chaque année, les membres de la rédaction d'Entre-Temps vous partagent leurs conseils de lecture d'hiver. Au programme, des anthologies, des bandes dessinées, une nouvelle, un roman, quelques ouvrages de recherche, des beaux-livres : tous livres beaux à nos yeux et à nos coeurs. À offrir ou à lire soi-même, sans modération. Bonnes fêtes de fin d'année, et belles lectures !

BANDE DESSINÉE DOCUMENTAIRE – Alessandra, Ombres rouges. Chroniques d’une résistance, Vevey, Hélice Hélas, 2025, 164 p.

Rouge. Une seule couleur au fil des pages de cette enquête graphique en noir et blanc pour trois histoires que déploie l’autrice-dessinatrice Alessandra. Trois histoires, à autant d’échelles. Au centre, il y a les actions menées dans le port de Gênes depuis 2019 par le CALP, collectif indépendant de dockers, pour protester contre les entrées nocturnes – illégales mais autorisées – de navires chargés d’armes qui alimentent la guerre au Moyen Orient. Par-dessus, on suit le parcours d’un missile depuis sa fabrication jusqu’à son lieu d’impact, infime pièce d’une économie globalisée de l’armement. À l’opposé, enfin, il y a la trajectoire de l’autrice elle-même, arrivée de Suisse en résidence à Gênes fin 2023 : la découverte d’une ville et de son port, le déroulé de l’enquête, la prise de conscience face à une culture de lutte ancrée dans l’espace urbain et portuaire.

Textes et bulles s’entremêlent à un dessin au trait aussi clair et minimaliste qu’il est expressif. Avec précision, poésie et humour, Alessandra nous entraîne sur les quais du port de Gênes, zone d’interface autant que de divorce entre la ville et la mer, entre nos façons d’exister dans le monde et les enjeux de l’économie mondiale. À ses côtés, on lève les yeux vers des forteresses marines ; à ses côtés, on suit la reconnaissance internationale d’un combat. Et une fois l’enquête refermée, reste un mot qu’il vous faudra aller découvrir, même si vous le connaissez déjà : « consapevolezza ».

Aurélien Peter

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ROMAN GRAPHIQUE – Romain Bertrand, Jean Dytar, Les sentiers d’Anahuac, Paris, La Découverte/Delcourt, 2025, 160 p.

À l’image des belles et tristes Femmes de Tahiti de Paul Gauguin, Les sentiers d’Anahuac est un récit dont la mélancolie vous accompagne longtemps après l’avoir achevé. L’auteur-artiste Jean Dytar et l’historien Romain Bertrand font débuter leur histoire en 1539, durant la colonisation du Mexique par les Espagnols. Ils s’attachent aux pas d’un jeune garçon mexica qui, séduit par la religion chrétienne, renonce à celle de ses ancêtres – non sans douter parfois. À travers ce personnage rebaptisé Antonio après sa conversion, le lecteur entrevoit toute la violence brutale et sourde de la colonisation. Pas de jugement, cependant, dans la manière dont les auteurs racontent cette histoire : chacun et chacune négocie la situation comme iel le peut – Antonio, d’ailleurs, finit par trouver une forme d’équilibre entre sa culture native et sa religion d’adoption, les autorités mexicas et le pouvoir espagnol. Membre de l’élite indienne, il s’approprie la culture classique et « opte pour une troisième voie », développant « une pensée originale », comme l’écrit Romain Bertrand dans le passionnant dossier en fin d’ouvrage. 

Comme pour ses bandes dessinées précédentes, le travail de la narration et de l’image par Jean Dytar est d’une habileté et d’une intelligence confondantes : puisant au langage des codex et des manuscrits pictographiques des XVIe et XVIIe siècles, il en adapte les motifs et les glyphes au langage propre de la bande dessinée (gouttes de sueur exprimant la peur et la surprise, signe convoyant la parole prononcée, etc). Pour exprimer la confrontation et l’hybridation des cultures à travers l’image elle-même, il confronte également les régimes visuels propres aux cultures iconographiques classiques européenne et mexicaine, notamment religieuses. D’où la couverture, frappante, où le minuscule Antonio regarde un archange bistre et noir, comme tiré d’une gravure espagnole, affronter une divinité « indigène » aux couleurs chatoyantes.

Margot Renard

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ANTHOLOGIE – Farid Chenoune, La Mode aux trousses. Chroniques de mode. Libération, 1982-1995, Paris, Modes Pratiques Éditions, 2025, 144 p.

La mode aux trousses… voici le dernier livre de Farid Chenoune, et le jeu de mot n’est pas vain. À partir de 1982, et pendant plus de dix ans, Farid Chenoune, alors professeur de lettres, chronique pour le journal Libération les défilés parisiens de la fashion week printemps-été et automne-hiver, et c’est la sublimation des silhouettes et des formes dans une langue fraîche et incisive : chaque texte est un véritable événement sensoriel. L’ensemble forme un recueil tendre et acidulé sur un « petit monde » à la fois rude et fluent, écrit par un homme délicat et profond. Une rareté dans les belles lettres de la mode. En particulier sur ces moments « curieux », parfois « impassionnant », souvent « agaçants », où Paris semble redevenir, comme au XIXe siècle, le pivot esthétique du monde. Les titres des chroniques réunies disent tout le sel et la lumière du regard de l’auteur : « Vingt ans d’accident d’amour », « La pompe et ses œuvres », « Les grandes épidémies », « Si nos yeux étaient des mains »… À le lire, on avait presque oublié qu’écrire c’est ressusciter et pincer très fort.

Chronique de mode. Libération, 1982-1995 dit le sous-titre, mais ce n’est pas un livre « vintage » ou nostalgique, c’est la somme de nos émotions vestimentaires. Pas long mais jamais à court de formules magiques, le livre contient aussi un petit reportage de rue sur les « élégances ethniques », et un entretien avec Gérard Lefort, collègue d’alors au journal. Gérard Lefort ne saurait mieux dire sur le travail de « sape » des conventions littéraires du milieu de la mode par Farid Chenoune : « Le lectorat hurlait, certains de joie, la majorité d’horreur ». C’est le dernier livre de Farid, et ces lignes sonnent en la mineur, car l’auteur nous a quitté en novembre 2024. Il était membre fondateur de la revue Modes pratiqueset on lui doit des sommes non théologiques telles que Des modes et des hommes (1993), Les dessous de la féminité. Un siècle de lingerie (1999) ou le Cas du sac (2004), lequel sac était, comme il le disait, le plus ancien et le plus universel des objets inventés pour en transporter d’autres.

Gil Bartholeyns

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RECHERCHE – Julie Duprat, Casimir Fidèle. 1748-1796. Parcours d’un affranchi, Paris, CNRS Éditions, 2025, 208 p.

Ce livre, c’est une histoire d’amour. Celui de Julie Duprat, historienne spécialiste de l’esclavage au siècle des Lumières, pour un personnage ayant vécu il y a 250 ans et rencontré au hasard des archives. Casimir Fidèle est un homme noir natif de l’Ouest africain vers 1748 et dont la trajectoire mouvementée est marquée par l’esclavage, puis par l’affranchissement, l’apprentissage parisien du métier de pâtissier, la vie mondaine bordelaise, jusqu’à la Révolution française au cours de laquelle il inscrit son nom au bas d’une pétition contre l’esclavage.

Ce livre, c’est aussi l’histoire de cette histoire d’amour. C’est la façon dont l’historienne a travaillé, a avancé, s’est parfois perdue dans des impasses. Sans se cantonner aux archives écrites, elle arpente les chemins empruntés par Casimir, cherche les lieux où il a vécu pour s’en imprégner. Toujours honnête sur les absences, l’autrice propose ce qu’elle décrit comme sa version de la trajectoire de Casimir Fidèle, se laissant parfois aller à des rêveries pour toucher du doigt ce qui ne laisse pas de trace : les émotions. Son récit s’appuie donc sur une démarche historienne rigoureuse, mais aussi sur le lien ténu qui l’unit unilatéralement à cet homme du passé.

Finalement, c’est l’histoire d’une rencontre, de celles qui nous conduisent justement à faire de l’histoire. Une obsession que l’on ne s’explique pas, qui nous conduit sur les pas de celles et ceux qui nous ont précédés, parce que l’on voudrait les comprendre.

Lucie Moruzzis

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ROMAN – Adrien Genoudet, Nancy-Saïgon, Paris, Éditions du Seuil, 2025, 300 p.

Afin de vous donner envie, terriblement envie, d’aller lire sans tarder ce somptueux roman, on pourrait dire : tout commence par l’ouverture d’une boîte où des lettres et quelques photographies attendent le narrateur, et c’est par ce petit amas intime, crypté, que surgit l’histoire, toute l’histoire, celle de la guerre d’Indochine repliée dans les coutures soyeuses d’un ao dài – et dans ce cas, lectrices et lecteurs d’Entre-temps, vous ne serez pas dépaysés. Mais cela ne suffit pas. Il faudrait alors dire : ne vous attendez pas à vous y retrouver, il ne s’agit pas seulement de lire la poursuite d’une entreprise littéraire où, depuis Le champ des cris (Seuil, 2022), le co-fondateur de notre revue plante crânement sa prose dans la matière historique, car tout désormais se laisse emporter par la force de la langue. Cela ne suffirait pas non plus. Faire jouer la littérature contre l’histoire, tout contre, et dire que ce livre porte très haut la rage d’écrire, et que certaines scènes de guerre, c’est-à-dire de violence, d’amour fou et d’humiliation, ne vous laisseront pas indemnes ? Pas davantage. 

Alors quoi ? Peut-être dire ceci : si le personnage principal de ce roman s’appelle Paul Sanzach, c’est parce que le père de son auteur lui disait « Adrien s’écrit sans H pour te rappeler de rester humble ». Pas besoin de prendre de grands airs et de monter le son : il y a de la pensée, et de la littérature, quand l’on accepte de faire assaut de faiblesse. Alors l’histoire perd de sa superbe, dépose à terre son grand H, et le roman devient istorique – restaurant la distinction ancienne que travaille Emmanuel Bouju lorsqu’il rappelle qu’en grec archaïque, selon que l’on place à l’initiale un esprit rude ou un esprit doux, on obtient l’histor (soit, pour Hérodote, une manière de mener l’enquête inévitablement vengeresse) ou l’ístôr qui, se rapportant à idêin, « voir », désigne seulement le fait d’ouvrir les yeux. Alors voilà : cette histoire est sans h mais non sans hantises, c’est en se penchant vers nous qu’elle nous les rend visibles.

Patrick Boucheron

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NOUVELLE & BEAU-LIVRE – Jean Giono, L’homme qui plantait des arbres, illustré par Eva Jospin, Paris, Gallimard, 2025, 96 p.

Ce grand livre se lit comme un album. Sur ses longues et larges pages se déploient les forêts délicates d’Eva Jospin. Ses dessins en noir blanc apportent une nouvelle dimension au célèbre texte de Giono et figurent autrement les liens entre formes végétales et formes humaines. Là où Giono parle d’une création forestière par un paysan solitaire, Eva Jospin figure des végétaux mêlés à des architectures ou mis en scène dans des fenêtres toutes humaines. Deux histoires d’humains et de végétaux qui s’entremêlent et se répondent pour accompagner les fêtes de fin d’année – durant lesquels nombre d’entre nous mettent en œuvre cet usage étrange : faire entrer un arbre dans leur maison.

Ce texte ouvre aussi de belles pistes de réflexion sur le sens de la vie et des actions choisies (rien que ça !). Sa lecture partagée est donc plus que conseillée et permet de recommander ce livre dessiné aux grands comme aux petits. Il pourra plaire à toustes celles et ceux qui aiment les plantes, qui se posent des questions sur les liens qui unissent les vivants ou qui réfléchissent à l’histoire des paysages.

Louise Gentil

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RECHERCHE – Bertrand Tillier, Le fantasme patrimonial. Récit des Fajoux (Aubrac, 1964-1966), Paris, CNRS Éditions, 2025, 240 p.

Pami les fameuses Recherches coopératives sur programme (RCP) initiées par Georges-Henri Rivière avec le musée des Arts et traditions populaires au début des années 1960, celle sur l’Aubrac, ce haut plateau du Massif central, était passée dans les oubliettes de l’histoire des sciences sociales. Bertrand Tillier a eu la bonne idée d’aller fouiller dans les archives de cette entreprise collective désormais conservées au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM).

L’historien de l’art en a tiré un livre passionnant, car l’auteur ne mène pas une revisite de cette recherche qui réunissait un groupe d’ethnologues mais aussi des photographes et architectes. Il y mène, à partir d’un certain nombre de gestes, et notamment l’extraction totale de la salle de vie principale de la maison d’une famille de paysans, les Fajoux, une réflexion sur la spoliation en ethnologie du proche et non plus seulement du lointain. 

B. Tillier, pour se faire, conte en détails et avec une grande précision chacune des opérations. L’usage de la photographie y fut central, et publiant les clichés de Pierre Soulier, il nous donne aussi à voir une œuvre méconnue d’une photographie trop souvent pensée comme illustration alors qu’elle est véritable endroit de la recherche.

Philippe Artières

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ANTHOLOGIE & BEAU-LIVRE – Entre-Temps : l’histoire publique en revue, Éditions du Collège de France, 2025, 344 p.

Et bien sûr, à mettre sous tous les sapins, à ouvrir en toutes circonstances, recommandé par tous les membres du comité de rédaction : Entre-Temps : l’histoire publique en revue. 46 textes publiés par notre revue depuis 2018, que leurs auteurs et autrices ont revus et parfois actualisés pour composer une anthologie enrichie de plusieurs introductions et encadrés. Publié en grand format avec illustrations couleur dans la collection « Faire savoir » des éditions du Collège de France, ce livre est pour nous l’occasion de revenir sur sept années de réflexions et de publications qui mettent au centre les expériences d’écriture, d’adaptation et de transmission de l’histoire.

La rédaction d’Entre-Temps

Publié le 17 décembre 2025
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