Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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Nos archives sur la parcelle de Blois. L’appartement de Madeleine, 1er avril 1961

Les cross-overs qu'on n'aurait pas osé imaginer sont souvent les meilleurs. En effet, comment aurions-nous pu prévoir que la série "La parcelle de Blois", jeu d'écriture d'archives potentielles sur l'histoire du 8-10 rue des Juifs à Blois, allait susciter un article aussi proche d'une autre série, "Nos archives", dans laquelle historiennes et historiens dévoilent leurs archives personnelles ? Car, étonnante coïncidence, c'est bien dans un appartement aménagé dans la maison alors dressée de ce numéro 8, rue des Juifs, qu'a habité, après-guerre, l'arrière-grand-mère de Stanley Théry, doctorant en histoire médiévale. À partir d'archives, bien réelles cette fois, et de témoignages de sa famille rassemblés depuis plusieurs années, il raconte l'histoire de Madeleine Théry et de sa détermination à rendre honneur à son fils porté disparu, jeune résistant déporté et, en fait, assassiné.

© Fonds famille Théry

Une bisaïeule au n° 8 rue des Juifs à Blois

J’ai découvert l’existence de mon grand-oncle Pierre Théry à l’âge de 16 ans, en 2008. Comme je préparais le Concours national de la résistance et de la déportation, ma grand-mère a sorti de son bureau une boîte en métal, contenant le vieux portefeuille en cuir de Pierre. Il contenait sa carte d’identité de 1943, des photos de famille, des cartes de visite et surtout, une correspondance entre lui et sa mère Madeleine, mon arrière-grand-mère. Ces lettres avaient été écrites pendant qu’il était en prison à Blois, au printemps 1944, avant sa déportation en camp de concentration, d’où il n’était jamais revenu. Quand j’ai découvert ces archives, je me suis contenté de la légende familiale : Pierre avait été arrêté pour avoir imprimé des tracts communistes, avait été dénoncé et était mort à cause de cela, ce qui faisait de lui un héros. Il a fallu attendre 2013 pour que je commence vraiment à m’intéresser à l’histoire de Pierre. À 21 ans, je venais de terminer ma première année de Master en histoire médiévale, durant laquelle j’avais découvert le fonctionnement des archives publiques et m’étais exercé aux méthodes de la recherche. J’éprouvais désormais l’irrésistible envie d’en savoir plus sur Pierre, de connaître les tenants et aboutissants de son arrestation et de sa déportation. C’était alors un long voyage dans l’histoire familiale qui commençait pour moi, devant aboutir à la rédaction de la biographie de Pierre, toujours en cours.

Pour réaliser mon objectif, je me suis confronté aux archives contemporaines conservées dans les fonds départementaux, depuis le Loir-et-Cher jusqu’au Nord, mais aussi dans les fonds nationaux au Service Historique de la Défense et internationaux à Arolsen. J’ai interrogé aussi nombre de témoins dans ma famille et parmi les proches de Pierre. En recoupant les sources écrites et orales, je suis parvenu à reconstituer le parcours de mon grand-oncle, de sa naissance dans le Pas-de-Calais en 1925 jusqu’à sa disparition dans le système concentrationnaire en 1945, dans la nuit et le brouillard en tant que déporté « NN ». J’avais déconstruit un héros pour retrouver un jeune homme, victime du totalitarisme nazi à l’âge de 20 ans ; un jeune homme qui n’est d’ailleurs pas sans faire penser à celui auquel Sébastien Malaprade avait consacré un article dans Entre-Temps.

Cette démarche m’a également permis de mieux comprendre ma propre histoire familiale et de découvrir ses acteurs et actrices sur plusieurs générations. Parmi tous et toutes, il en est une qui joue un rôle majeur. C’est Madeleine, la matriarche, qu’on appelle d’ailleurs « la Mater » ou « la Grand-Mère ». Avec son air pas commode, c’était une femme ambivalente, partagée entre des fonctions féminines traditionnelles, en tant que mère au foyer, toujours associée à la cuisine dans les témoignages, et une grande liberté d’action, obtenue grâce à une séparation de biens avec son mari Lucien Théry en 1929. À partir de 1945, elle vécut en concubinage avec François Macias, un exilé communiste espagnol. Dans les années 1950, ils emménagèrent au 8, rue des Juifs, à Blois.

8, rue des Juifs à Blois : quelle surprise de découvrir qu’Entre-Temps avait choisi pour la seconde édition de « la Parcelle » cette adresse désormais vide de maison (démolie dans les années 1960, cf. ici) ! J’avais voulu participer à la première édition de ce jeu stimulant, mais ma thèse en histoire médiévale avait la priorité. Pour cette seconde édition, il était cependant impossible de laisser passer l’occasion. Je n’avais pas besoin d’inventer des archives potentielles, comme le voulait la règle du jeu, j’en avais déjà de bien réelles à ma disposition.

Comme il s’agit principalement de documents administratifs, j’ai choisi de relater le long parcours que Madeleine avait engagé pour faire reconnaître les statuts de résistant et de déporté de son fils Pierre. Ses démarches ont été compliquées par un manque d’accès aux sources, dont la plupart n’ont été déclassifiées qu’après sa mort en 1992. Jamais elle ne sut les détails sur l’arrestation et la déportation de son fils, ignorant notamment son appartenance au réseau Buckmaster « Adolphe », rattaché aux services secrets britanniques, ou sa disparition lors de l’évacuation du camp de Neuengamme au nord de l’Allemagne, en 1945. Le texte qui suit est une narration qui tente de restituer librement l’expérience de mon arrière-grand-mère Madeleine en s’appuyant sur les archives que j’ai retrouvées au cours de mes recherches.

Madeleine et Pierre

Madeleine était une petite femme au visage sévère, à la forte envergure. Elle n’avait pas toujours vécu là, au second étage du 8, rue des Juifs, ni même à Blois. Originaire du Pas-de-Calais, elle s’était échouée dans le Loir-et-Cher avec sa famille avec l’exode de 1940, pour ne plus jamais en repartir. Ce jour-là, le 1er avril 1961, elle était sans doute affairée à la cuisinière, comme à son habitude, pour préparer le déjeuner de son compagnon François. Les airs de Radio Luxembourg résonnaient peut-être à travers la radio. Ce jour-là, le facteur lui donna une lettre en échange d’un récépissé (fig. 1), qu’elle signa de son nom d’épouse, « Thery ». L’enveloppe contenait une carte verte, sur laquelle était inscrit le nom de son fils aîné, Pierre. C’était la carte de combattant volontaire de la Résistance, décernée à titre posthume. Pour Madeleine, c’était la fin de longues procédures entamées depuis la disparition de son fils.

Pierre avait été arrêté à Blois par la Gestapo en mars 1944, puis avait été interné à Fresnes en mai, avant d’être déporté en Allemagne en juin. Il avait alors 19 ans et ne donna plus jamais de nouvelles. Madeleine s’était démenée pour le retrouver. Elle avait d’abord lancé plusieurs avis de recherche, auprès du ministère des Prisonniers déportés et réfugiés, mais aussi dans la presse. Grâce aux déportés rentrés d’Allemagne, elle apprit que son fils avait été vu vivant pour la dernière fois au camp de concentration de Gross Rosen, en Silésie, en février 1945. Elle avait alors retrouvé un peu d’espoir, mais un an après la fin de la guerre, elle dut admettre la dure réalité : Pierre ne reviendrait plus. Il fut déclaré mort au camp de Gross Rosen par un jugement du tribunal de Blois en 1950. C’était la deuxième fois que Madeleine perdait un fils. Le premier, Gilbert, était mort vingt ans plus tôt, en 1930, à Rosendaël où vivait alors la famille Théry, en banlieue de Dunkerque. Le petit garçon avait succombé à une toxicose à l’âge de 8 mois, ce qui avait été très dur à supporter pour sa maman.

Malgré le deuil, Madeleine s’attela à faire reconnaître deux statuts pour Pierre, celui de résistant et celui de déporté. Elle adhéra donc à la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes, la FNDIRP, pour être aidée dans ses démarches, et avait constitué plusieurs dossiers d’homologation. Tous plus compliqués les uns que les autres, il lui avait fallu attendre plusieurs années à chaque fois pour les faire aboutir, à cause de la mauvaise volonté des différentes commissions. Pour le premier dossier, celui de la Résistance intérieure française initié en 1948 auprès du ministère des Forces armées, la commission régionale d’homologation attendit 1951 pour signifier à Madeleine son refus d’attribuer le statut de résistant à Pierre. Elle avait pourtant sollicité deux de ses camarades de Résistance pour témoigner en sa faveur. Le premier, Guy Péan, du mouvement Libération-Nord, était postier à Blois pendant l’Occupation. C’est Pierre qui l’avait recruté dans son groupe de Résistance, actif dans diverses administrations, avec Jean Galliot au service du ravitaillement, Gérard Dubois à l’imprimerie comme Pierre, et Jeanne Caumont au service des réquisitions allemandes. Ensemble, ils imprimaient des bons de solidarité pour soutenir la Résistance et des tracts et affiches anti-Allemands. Guy Péan, à la Poste, se chargeait ainsi de distribuer la propagande. Gilbert Aubry, le second témoin que Madeleine avait rencontré, faisait quant à lui partie du mouvement des Forces unies de la jeunesse patriotique, les FUJP, auprès du responsable départemental, le communiste Raymond Barbier. Le groupe de Pierre à la Préfecture et celui de Raymond Barbier étaient entrés en contact en janvier 1944, permettant à la Résistance blésoise de mieux coopérer. Malgré ces deux attestations, il avait fallu que le préfet du Loir-et-Cher diligente une enquête en 1952 pour que la commission nationale d’homologation délivre enfin un certificat d’appartenance à la Résistance au nom de Pierre en avril 1953, avec le grade fictif de soldat.

Pour le deuxième dossier, celui du titre de « déporté résistant » adressé au ministère des Anciens combattants et victimes de guerre en 1953, Madeleine reçut carrément une réponse négative en août 1956. La commission nationale d’homologation, contre les avis favorables des commissions départementale et régionale et malgré l’appartenance de Pierre à la Résistance intérieure française, décida plutôt de lui attribuer le statut de « déporté politique » (fig. 2). Madeleine avait pourtant de nouveau mobilisé Guy Péan pour soutenir le dossier de Pierre. Au début du mois de mars 1944, Jean Galliot, du ravitaillement, s’était fait arrêter par la Gestapo, qui parvint à le faire parler et à attraper tous les résistants de son groupe. Internés d’abord à Blois, puis à Fresnes, ils furent ensuite déportés au camp de concentration de Natzweiler en juin 1944, en Alsace. Guy et Pierre étaient restés ensemble encore à Dachau en Bavière, de septembre à octobre 1944, après quoi ils avaient été séparés.

Après la réponse du ministère, Madeleine avait dû être un peu démoralisée. Alors certes, elle recevrait des pensions pour Pierre à titre d’ayant-droit, mais elle ressentait ces refus successifs comme une injustice. Son fils, qui avait été arrêté, déporté et tué en Allemagne en raison de ses actions à la Préfecture, n’avait pas été jugé assez engagé contre les nazis pour mériter le titre de résistant. C’est vrai qu’avec Guy Péan et Gilbert Aubry, elle n’avait pas eu le témoignage des grosses huiles de la Résistance, mais c’étaient au moins des camarades qui avaient connu les mêmes épreuves que Pierre dans les geôles de l’État français et les camps allemands. Puis la plupart de ceux qui s’étaient engagés au plus tôt dans la Résistance n’étaient plus là pour témoigner.

Alors Madeleine ne s’était pas laissé démonter et s’était rapidement reprise, malgré ses maigres ressources, elle qui avait eu le permis de conduire en 1932 à l’âge de 26 ans et qui s’était séparée de son mari à la fin de la guerre pour vivre avec François. Elle monta un troisième et dernier dossier pour demander la carte de combattant volontaire de la Résistance pour Pierre et le fit parvenir en septembre 1956 à l’Office national des anciens combattants et victimes de la guerre, l’ONACVG. Ce fut encore une épreuve administrative, sa demande ayant été plusieurs fois mise en demeure à cause de documents manquants. Elle sollicita cette fois-ci le témoignage de Charles Talamas, le représentant de Libération-Nord à Blois pendant la guerre. Alors qu’il s’opposait à l’occupant sur son lieu de travail en sabotant les machines de l’usine Bronzavia réquisitionnée pour la Luftwaffe, il était entré en relation avec le groupe de Pierre par l’intermédiaire de Guy Péan, grâce auquel il obtenait des faux papiers et des bons de solidarité pour son mouvement. Apparemment, toutes les démarches de Madeleine ajoutées au poids de Charles Talamas dans la Résistance, raflé en même temps que Pierre en mars 1944 et déporté à Neuengamme, avaient fini par convaincre l’ONACVG d’attribuer la carte de combattant volontaire de la Résistance à Pierre, celle-là même qu’elle venait de recevoir, ce 1er avril 1961 (fig. 3).

Madeleine a signé cette carte. Finalement, selon les différentes administrations, Pierre avait été reconnu comme un résistant, comme un combattant volontaire même, mais cela n’avait pas été considéré comme la cause de sa déportation. Elle aurait pu demander de réétudier son dossier pour obtenir le statut de « déporté résistant », mais elle n’avait plus vraiment la force de continuer à batailler contre les institutions. Cette année-là, Pierre aurait dû fêter son 36e anniversaire, mais il aurait toujours 19 ans.


Sources

  • AD41, 1375 W 73, Dossiers individuels des personnes arrêtées et condamnées par les Allemands, dossier n° 1 355, « Arrestations de Bronzavia le 8.3.44 ».
  • AD41, 1652 W 20, Dossiers individuels de renseignements, dossier n° 1 114, Pierre Théry.
  • AD41, 1693 W 35, Cartes de combattants volontaires de la Résistance, dossier n° 1 625, Pierre Théry.
  • SHD Caen, AC 21P 543 646, Dossiers individuels des déportés et internés résistants, Pierre Théry.
  • SHD Vincennes, GR 16P 567 405, Dossiers individuels du bureau Résistance, Pierre Théry.
  • SHD Vincennes, GR 28P 11/114, Dossiers individuels des agents du BCRA, Pierre Théry.
  • Archives de la famille Théry.

Bibliographie

  • Serge Barcellini, « La Résistance française à travers le prisme de la carte CVR », Bulletin de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, supplément n°8, 1995, p. 151-181 (https://doi.org/10.3406/ihtp.1995.1927).
  • Julien Blanc, « Une source irremplaçable mais biaisée : les dossiers d’homologation des résistants » in Julien Blanc et Cécile Vast (dir.), Chercheurs en Résistance : Pistes et outils à l’usage des historiens, Rennes, PUR, 2014, p. 135-150 (https://doi.org/10.4000/books.pur.49028).
  • Thérèse Burel, « TALAMAS Charles, François, Étienne », Le Maitron, Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier et du Mouvement social, 30 novembre 2010 (https://maitron.fr/spip.php?article131922).
  • Lucien Jardel et Raymond Casas (éd.), Témoignages et récits sur la Résistance en Loir-et-Cher, Blois, Association pour le musée de la Résistance, 1994.

Sitographie

Publié le 17 juin 2025
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