Mes petites collections particulières - Épisode 8 : Trésor
Depuis une vingtaine d’années, j’achète dans les brocantes ou chez les antiquaires des ensembles de documents ou d’objets qui résultent, pour leurs producteurs initiaux, des pratiques de collecte. La pratique de la collection, largement étudiée par les chercheurs en sciences sociales, est soit fortement valorisée (le collectionneur d’art), soit largement dépréciée (pratique puérile, voire pathologique). Or, il me semble qu’elle traverse non seulement nos savoirs et le monde social mais aussi notre quotidien intime. Ma collection des collections est ainsi anonyme; j'en suis certes désormais le propriétaire mais paradoxalement en en héritant, j’en deviens le conservateur. À moi de les faire vivre. Il me semble qu’Entre-Temps pourrait être le lieu pour le faire. Mon projet est donc de les déplier sur le site, d’en proposer un accrochage qui fera, à terme, récits. Il y a bien sûr l’histoire que raconte chacune de ces collections, son histoire propre aussi mais l’enjeu du travail est de produire le récit d’une histoire de la collection vernaculaire. À travers une série de cas, l’exposition interroge cette pratique par les objets mêmes : collectes collectives ou individuelles, communes ou insolites, professionnelles ou amateurs, brèves ou longues, mises en forme ou simplement conservées.
Lorsqu’à l’abbaye de Fontevraud, nous avions travaillé avec Jacques Dalarun et d’autres historien.ne.s s à l’ouverture d’une « salle du trésor », point de rencontres des figures que nous souhaitions faire sortir de l’ombre (de son fondateur Robert d’Arbrissel à son écrivain Jean Genet), dans des vitrines avaient été placés un ensemble d’objets. Dans l’une de ces belles vitrines, nous avions mis des objets qui avaient appartenu aux prisonniers qui furent enfermés pendant 150 ans derrière les murs de ce « patrimoine doré ». On y voyait, à côté des objets liturgiques des abbesses, un jeu de carte dessiné en cachette par les détenus, un petit couteau de nacre que l’un d’eux avait sculpté clandestinement dans les ateliers ou encore un paquet de cigarettes, autant d’objets qui avaient constitué le trésor de ces « occupants oubliés » de Fontevraud. Il s’agissait par ce geste de faire entrer dans les collections patrimoniales de l’abbaye des objets ordinaires à l’image de ce paquet de Gauloises, retrouvé après le départ des derniers prisonniers au début des années 1960.
J’ai chez moi, comme beaucoup, mon « trésor » : il n’est pas comparable à ceux, médiévaux , remarquablement étudiés par Yann Potin (Trésor, écrits, pouvoirs, CNRS Editions, septembre 2020). Il est pourtant la plus précieuse de mes petites collections.
Il ne contient ni une édition originale signée avec envoi de l’écrivain, ni le quatrain manuscrit que nous écrivit le poète pour notre mariage, ni une lettre d’Agnès Varda reçue dans les années 80 lorsque j’étais lycéen, ni un vase art nouveau de Gallé hérité de ma famille nancéenne, ni même une estampe japonaise ayant appartenu à Michel Foucault et que Daniel Defert m’offrit dans les années 2000 à l’occasion de l’installation dans un nouvel appartement, moins encore la relique de Pie IX, pape de 1846 à 1878, retrouvée un jour dans un tiroir de ma maison de la forêt.
« Mon petit trésor » n’est pas non plus une collection de traces autobiographiques : je n’y ai pas mis « Le petit indien », ma première histoire comprenant une couverture et des illustrations, que ma mère a retrouvé parmi les papiers de ma chambre d’enfant, ni le sac où j’ai conservé les cheveux perdus au moment d’un traitement chimio, ni la seule lettre reçue de mon père disparu. Il n’y a pas non plus les chaleureuses missives envoyées par ma directrice de thèse pour m’encourager avant et surtout après la soutenance, pas plus que les lettres de mes amoureuses ou les dessins de mes trois enfants reçus pour la fête des pères.
Dans mon « trésor », se sont accumulés, un peu comme dans la boite de fer blanc que gamin on enterre, des objets « bizarres » à l’image de cet étrange cadeau que ma mère me fit il y a quelques années pour Noël, pour accompagner le don du fusil de chasse paternel : elle avait retrouvé le « permis de chasser » de mon père, obtenu en 1976, orné d’un photomaton de lui, quasiment à l’âge que j’avais cet hiver-là, agrémenté d’un post-it sur lequel elle avait inscrit les mots « Bon pour le fusil ». Ce document valait bien une bulle pontificale dans sa puissance performative.
Il en est de même de ce faux dessin de François Morellet. Invité par un réseau d’institutions d’art contemporain, nous avions imaginé avec mon compère Nicolas Geny d’introduire lors de l’inauguration d’une exposition au Frac-Ile-de-France au Château de Rentilly, cette copie réalisée par une amie plasticienne d’une œuvre de Morellet, que ce Frac avait dans ses collections. Avec la complicité du groupe qui participait à cette visite, nous parvinrent à placer cet intrus au milieu de l’accrochage. Pièce à conviction de notre « mauvais coup », je conserve ce dessin au fond de ma penderie ; le fusil, je m’en suis séparé.
Aussi y a-t-il nombre d’objets volés dans mon trésor, à commencer par les archives « empruntées » à ma famille. Ces papiers sans qualité le plus souvent (documents comptables, plan de maisons…), je les garde précieusement non pour leur valeur, mais comme des souvenirs de l’émotion que j’ai éprouvée un jour de pluie, alors que la maison était pleine, à me les approprier. Archiver la petite jouissance qui avait suivi la peur. Sans doute est-ce cette même émotion qui me fait garder le tirage papier de photographies prises dans des archives départementales de liasses qui n’auraient jamais dû, selon la loi, m’être données à consulter. J’ai ainsi plusieurs rapports des Houillères de Lorraine concernant des accidents survenus « au fond » et lors desquels des mineurs perdirent la vie dans les années 1960-1970. Mais peut-être ai-je placé ces objets à part pour la même raison que plusieurs portraits photographiques d’une amie qui pendant quelques heures fut frappée d’un accident cérébral, perdant alors une grande partie de sa mémoire pendant six heures (elle ne se souvenait ni de l’existence de ses neveux, ni du nom du président de la République d’alors …), et qui ne se souvient plus aujourd’hui de ce moment que nous avons passé ensemble aux urgences de l’Hôtel-Dieu. Archives d’un trou noir.
Dans ce trésor épars, il y a aussi les trois premières dents perdues de mon fils ou les deux petits citrons que mon ami Jean-François m’a rapportés du Sénégal il y a cinq ans et que j’ai fait sécher avec application de longs mois. Ils sont des archives mineures des vies de l’autre. Je conserve ainsi un gros album photographique. Je l’ai acheté, il y a plus de dix ans pour une somme rondelette à un brocanteur sur le boulevard Richard-Lenoir. Il s’agit de l’album d’un garage automobile de Meaux, en Seine-et-Marne, un album de charrettes, de camions, de corbillards, de tracteurs, et autres véhicules utilitaires. Ce sont les femmes du garage, peut-être lors de sa fermeture, au moment de la vente du local, vidant les lieux, qui ont retrouvé ces images et ont constitué cet album. Document précieux moins par ce qu’il renferme — des photos de bagnoles et de camions customisés comme on dit désormais — que par le geste qui l’a produit. Cette dernière de Mes petites collections est ainsi celle des gestes mineurs d’archivage qui ponctuent nos vies.