Façonner

Mes petites collections particulières - Épisode 3 : les convives

Depuis une vingtaine d’années, j’achète dans les brocantes ou chez les antiquaires des ensembles de documents ou d’objets qui résultent, pour leurs producteurs initiaux, des pratiques de collecte. La pratique de la collection, largement étudiée par les chercheurs en sciences sociales, est soit fortement valorisée (le collectionneur d’art), soit largement dépréciée (pratique puérile, voire pathologique). Or, il me semble qu’elle traverse non seulement nos savoirs et le monde social mais aussi notre quotidien intime. Ma collection des collections est ainsi anonyme; j'en suis certes désormais le propriétaire mais paradoxalement en en héritant, j’en deviens le conservateur. À moi de les faire vivre. Il me semble qu’Entre-Temps pourrait être le lieu pour le faire. Mon projet est donc de les déplier sur le site, d’en proposer un accrochage qui fera, à terme, récits. Il y a bien sûr l’histoire que raconte chacune de ces collections, son histoire propre aussi mais l’enjeu du travail est de produire le récit d’une histoire de la collection vernaculaire. À travers une série de cas, l’exposition interroge cette pratique par les objets mêmes : collectes collectives ou individuelles, communes ou insolites, professionnelles ou amateurs, brèves ou longues, mises en forme ou simplement conservées.

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C’est ce qu’on pourrait appeler une scène de genre, le diner au cabaret. On croirait les photographies prises une même soirée des années Giscard. C’est ce qui m’a attiré quand j’ai découvert ce lot sur le stand d’un vide-grenier. Ces hommes sont des VIP ou bien des chevaliers d’industrie, en visite à Paris pour affaires – ils peuvent venir de province ou de l’étranger : ils sont en costume deux pièces, la cravate, le nœud pap’ ou le plus décontracté foulard de soie. Parfois Madame les accompagne. Mais les femmes se font rares, alors elles sont souvent plus jeunes que lui ; elles arborent un large sourire pour l’œil de la caméra, elles égayent la scène comme la bouteille de champagne dans son seau.

Il y a sur tous les clichés de cette série de photographies noir et blanc, la présence d’une femme : elle se tient toujours à la même place, elle est blonde, elle sourit légèrement, sans excès, poliment pourrait-on dire ; elle porte une tenue élégante et discrète, elle est plus professionnelle que l’homme au cheveux bouclés qui l’accompagne parfois ; est-ce son fils ou son mari ? Son associé probablement. Lui, à en croire ses hésitations de posture, semble ne pas savoir à quel jeu il joue.

Car cette photographie témoigne : Monsieur Paul Dutout a passé la soirée du 26 octobre 1979 à l’Alcazar de Paris ; il était en compagnie de Monsieur Jean Vary et de sa femme Marianne ; ils emporteront cette trace de leur passage, le souvenir noir sur blanc de cette délicieuse soirée au cabaret qui leur est offert avec la longue addition. On s’arrange pour que dans un laboratoire voisin, un photographe développe le négatif très rapidement, avant que le repas ne s’achève. La maison garde un double ; en son dos, sont soigneusement notés la date, le noms des convives et leurs qualités. Un fichier client en images. La maison ne fait pas crédit.

Reste deux questions au moins … sur tous les clichés, il y a comme dans le tableau de Manet, Un bar aux Folies Bergères, un arrière-plan ou bien est-ce un reflet, on y aperçoit une multitude d’individus : ceux-là ne sont pas à la table de la patronne, ils font tapisserie. Ils usent des costumes bon marché, ceux des patrons des petites et moyennes entreprises (les fameuses PME) portés jour et nuit lors des montées à la Capitale une ou deux fois l’an pour le Salon. Pas celui de l’agriculture, mais de l’industrie agro-alimentaire, de l’automobile ou encore du tourisme. J’ai l’impression enfant de les avoir croisés cent fois dans le métro ou bien dans les film de Claude Sautet ou plutôt de Chabrol. Pour être sur ces photographies, personne ne leur demande leur avis, et pourtant ces soirées bien arrosées à regarder en bonne compagnie la revue des girls sont l’occasion de conclure des petits contrats. L’addition salée et le lendemain on fera le ratio… qu’importe on a passé une belle soirée.

C’est l’autre représentation absente de ces photographies : derrière celui qui prend l’image, il y a une scène avec un spectacle, des tours de magie, des numéros de music hall et bien sûr de stripteaseuses et autres danseuses de french cancan. Variations infinies de l’habileté et de la sensualité des corps. D’elles le client ne repart qu’avec un vague souvenir qu’il réactivera à chacune de ses prochaines visites ; les images du spectacles ne sont pas à vendre, elles sont épinglées dans le hall de la boîte.

Cette petite collection d’une centaine de clichés est un fragment d’un corpus beaucoup plus important — combien de semblables images furent prises au cours des années 70-80 ? Sans doute des milliers. Si elle fait histoire, c’est qu’elle raconte moins celle des entreprises de plaisir dont elles sont le théâtre que celle de leurs client.e.s et de ce rituel de la soirée au cabaret.

Publié le 5 décembre 2019
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